Les Poisons de la couronne (16 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: Les Poisons de la couronne
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— Que voulez-vous que je
jure ? Je n’ai rien à jurer. Où voulez-vous en venir ? Que
voulez-vous savoir ? Je vous ai dit ce que je vous ai dit et je vous prie
de vous en contenter ; vous n’avez rien à connaître de plus.

Il se mit à parcourir la chambre,
les pieds en canard. À l’échancrure de sa robe de nuit, la base de son cou
avait rougi ; ses gros yeux luisaient d’un inquiétant scintillement.

— Je ne veux pas, cria-t-il, je
ne veux pas que l’on me parle d’elle ! Jamais ! Et vous moins que
tout autre. Je vous interdis, Clémence, de jamais rappeler devant moi le nom de
Marguerite…

Il fut interrompu par une quinte de
toux.

— Pouvez-vous me jurer devant
Dieu, répéta Clémence avec détermination, pouvez-vous me jurer que votre
volonté ne fut pour rien dans son trépas ?

La colère, chez. Louis, obscurcissait
vite le jugement. Au lieu de nier, simplement, et de hausser les épaules comme
devant une supposition absurde et offensante, il répliqua :

— Et quand cela serait ?
Vous seriez la dernière à avoir le droit de m’en faire reproche. Ce serait
plutôt à votre grand-mère qu’il faudrait vous en prendre !

— À ma grand-mère ?
murmura Clémence. Quelle part ma grand-mère a-t-elle en ceci ?

Le Hutin sut aussitôt qu’il venait
de commettre une sottise, ce qui ne fit qu’accroître sa fureur. Il était trop
tard pour revenir en arrière.

— Assurément, c’est la faute de
Madame de Hongrie ! Elle exigeait que votre mariage se fît avant l’été.
Alors, j’ai souhaité… vous entendez bien, j’ai seulement souhaité… que
Marguerite fût morte avant ce temps-là. Et j’ai été entendu, voilà tout. Si je
n’avais pas exprimé ce souhait, vous ne seriez pas aujourd’hui reine de France.
Ne faites donc point tellement l’innocente et ne venez pas me jeter blâme de ce
qui vous arrange si bien et vous a mise plus haut que tout votre parentage.

— Jamais je n’aurais accepté,
s’écria Clémence, si j’avais su que ce fût à un tel prix. C’est à cause de ce
crime, Louis, que Dieu ne nous donne pas d’enfant !

Louis fit un demi-tour sur lui-même
et s’immobilisa, ébahi.

— Oui, de ce crime, et des
autres aussi que vous avez commis, continua la reine en se levant du prie-Dieu.
Vous avez fait assassiner votre épouse. Vous avez fait pendre messire de
Marigny. Vous maintenez en geôle les légistes de votre père. Vous avez fait
tourmenter vos propres serviteurs. Vous avez attenté à la vie et à la liberté
des créatures de Dieu. Et c’est pourquoi, maintenant, Dieu vous punit en vous
empêchant d’engendrer de nouvelles créatures.

Louis, plein de stupeur, la
regardait s’avancer. Ainsi, il existait une troisième personne pour ne pas
s’émouvoir de ses emportements, briser ses fureurs et prendre le pas sur lui.
Son père, Philippe le Bel, l’avait dominé par l’autorité souveraine ; son
frère, le comte de Poitiers, le dominait par l’intelligence ; et voici que
sa nouvelle épouse le dominait par la foi. Jamais il n’aurait pu imaginer que
son justicier se présenterait à lui, dans la chambre nuptiale, et sous les
apparences de cette femme si belle, dont les cheveux frémissaient pareils à une
blonde comète.

Le visage de Louis se fripa ; il
ressembla à un enfant qui va pleurer.

— Et que voulez-vous que je
fasse, maintenant ? demanda-t-il d’une voix aiguë. Je ne puis ressusciter
les morts. Vous ne savez pas ce que c’est que d’être roi ! Rien ne s’est
fait absolument par mon vouloir, et c’est moi que vous rendez coupable de tout.
Que voulez-vous obtenir ? À quoi sert de me reprocher ce qui ne se peut
réparer ? Séparez-vous donc de moi, retournez à Naples, si vous ne pouvez
plus tolérer ma vue. Et attendez qu’il y ait un pape pour lui demander de
défaire notre lien !… Ah ! ce pape ! ce pape ! ajouta-t-il
en serrant les poings. Rien de cela ne serait arrivé s’il y avait eu un pape.

Clémence lui posa les mains sur les
épaules. Elle était un peu plus grande que lui.

— Je ne saurais songer à me
séparer de vous, dit-elle. Je suis votre épouse pour partager en tout votre
condition, et vos misères comme vos joies. Ce que je veux, c’est sauver votre
âme, et vous inspirer le repentir, sans lequel il n’est point de pardon.

Il la regarda dans les yeux, n’y vit
que bonté et grand effort de compassion. Il respira mieux et l’attira contre
lui.

— Ma mie, ma mie, vous êtes
meilleure que moi, ô combien meilleure ! Je ne pourrais vivre sans vous.
Je vous promets de m’amender et de bien regretter le mal que j’ai pu causer.

En même temps, il avait enfoui la
tête au creux de l’épaule de Clémence et lui effleurait des lèvres la naissance
du cou.

— Ah ! ma mie,
continuait-il, que vous êtes bonne, que vous êtes bonne à aimer ! Je serai
tel, je vous le promets, je serai tel que vous le voulez. Certes, j’ai des
remords, et qui me causent souvent de grandes frayeurs ! Je n’oublie bien
qu’entre vos bras. Venez, ma mie, venez que nous nous aimions.

Il cherchait à l’entraîner vers le
lit ; mais elle demeurait immobile, et il la sentit se crisper, refuser.

— Non, Louis, non, dit-elle
très bas. Il nous faut faire pénitence.

— Mais nous ferons pénitence,
ma mie ; nous jeûnerons trois fois la semaine si vous le voulez. Venez,
j’ai trop d’impatience de vous !

Elle se dégagea, et, comme il
voulait la retenir de force, une couture de la robe de nuit céda. Le bruit de
la déchirure effraya Clémence qui, couvrant de la main son épaule dénudée,
courut se réfugier derrière son prie-Dieu. Ce mouvement de crainte déclencha
chez le Hutin un nouvel accès de colère.

— Mais qu’avez-vous, à la
parfin, s’écria-t-il, et que faut-il donc pour vous complaire ?

— Je ne peux plus vous
appartenir avant que d’être allée avec vous en pèlerinage. Nous irons à
pied ; nous saurons ensuite si Dieu nous pardonne en nous accordant un
enfant.

— Le meilleur pèlerinage pour
obtenir un enfant, c’est ici qu’il se fait ! dit Louis en désignant le
lit.

— Ah ! Ne vous moquez
point des choses de la religion, répondit Clémence ; ce n’est pas ainsi
que vous pourrez me convaincre.

— Votre religion est bien
étrange, qui vous commande de vous refuser à votre époux. Ne vous a-t-on jamais
instruite d’un devoir auquel vous ne devez pas vous dérober ?

— Louis, vous ne me comprenez
pas !

— Si, je vous comprends !
Je comprends que vous vous refusez à moi. Je comprends que je ne vous plais
point, que vous en usez avec moi comme Marguerite…

Il avança, le regard dirigé,
sembla-t-il à Clémence, vers la fourchette aux deux longues pointes acérées qui
était toujours là, posée sur le rebord du prie-Dieu. Elle avança la main pour
se saisir de l’objet avant qu’il ne le fît lui-même. Or, il ne remarqua même
pas son geste ; il ne portait attention à rien qu’à la grande panique, au
grand désespoir qui le submergeaient.

Louis n’était assuré de ses facultés
d’homme qu’auprès d’un corps docile. Un refus lui ôtait tout moyen ; les
drames de son premier mariage n’avaient pas eu d’autre origine. Si cette
infirmité venait à le reprendre ? Il n’est pire peine que l’incapacité à
posséder qui l’on désire le plus. Comment pouvait-il expliquer à Clémence que,
pour lui, le châtiment avait précédé le crime ? Il était terrifié à l’idée
que l’engrenage du refus, de l’impuissance et de la haine allait se remettre en
marche. Il prononça, comme pour lui-même :

— Suis-je donc damné, suis-je
donc maudit, de ne pouvoir être aimé de qui j’aime ?

Les paupières closes, et toute
tremblante encore, Clémence pensait de son côté : « J’ai donc cru
qu’il songeait à me tuer ? »

Cédant à une vague honte autant qu’à
la pitié, elle abandonna son prie-Dieu et dit :

— C’est bien ; je veux
faire comme il vous plaît.

Elle alla pour éteindre les
chandelles.

— Laissez brûler les cierges,
dit le Hutin.

— Vraiment, Louis, vous voulez…

— Laissez choir vos vêtements.

Décidée maintenant à toute soumission,
elle se dévêtit entièrement, avec le sentiment d’obéir au démon. Si Louis était
damné, elle partagerait la damnation. Il entraîna vers le lit ce beau corps aux
ombres modelées, sur lequel il avait de nouveau tout pouvoir. Pour remercier
Clémence, il lui murmura :

— Je vous promets, ma mie, je
vous promets de faire libérer messire de Presles, et tous les légistes de mon
père. Au fond, vous voulez toujours les mêmes choses que mon frère
Philippe !

Clémence pensa que sa complaisance
serait l’occasion de quelque bien et, qu’à défaut de pénitence, des prisonniers
seraient libérés.

Or, cette nuit-là, un grand cri
s’éleva vers le plafond de la chambre royale. Mariée depuis cinq mois, la reine
Clémence venait de découvrir qu’on n’était pas reine seulement pour être
malheureuse, et que les portes du mariage pouvaient s’ouvrir sur des
éblouissements inconnus.

Elle resta de longues minutes
épuisée, haletante, émerveillée, et comme si la mer de son rivage natal l’avait
déposée sur quelque plage dorée. Ce fut elle qui chercha l’épaule du roi pour
s’y endormir, tandis que Louis, éperdu de reconnaissance pour ce plaisir qu’il
venait de dispenser, et se sentant plus roi que le jour de son sacre,
connaissait sa première nuit d’insomnie qui ne fût pas traversée par la hantise
de la mort.

Mais cette félicité fut, hélas, sans
seconde. Dès le lendemain, sans le secours d’aucun confesseur, Clémence associa
indissolublement le plaisir au péché. Elle était de nature plus nerveuse qu’il
n’y paraissait car, dès lors, l’approche de son époux lui causa d’intolérables
douleurs, qu’elle ne parvenait pas toujours à taire, et qui parfois la
rendaient incapable d’accepter l’hommage royal, non par volonté, mais par
intolérance du corps. Elle s’en attristait sincèrement, s’en excusait, faisait
effort, mais en vain, pour assouvir les ardeurs insistantes de Louis.

— Je vous assure, mon doux
sire, je vous assure, lui disait-elle, qu’il nous faut aller en pèlerinage, je
ne pourrai point avant.

— Eh bien, nous irons, ma mie,
nous irons bientôt, et aussi loin qu’il vous plaira, et la corde au cou si vous
le voulez ; mais laissez-moi d’abord régler les affaires d’Artois.

 

VI
L’ARBITRAGE

Deux jours avant la Noël, dans la
plus grande salle du manoir de Vincennes, aménagée pour l’occasion en chambre
de justice, pairs, seigneurs et légistes, assis sur des bancs couverts de
tapis, attendaient le roi.

Une délégation des barons d’Artois,
ayant à sa tête Gérard Kiérez et Jean de Fiennes, ainsi que les inséparables
Souastre et Caumont, était arrivée du matin. Il semblait que tout fût arrangé.
Les émissaires du roi avaient multiplié les démarches entre les
adversaires ; le comte de Poitiers avait inspiré des solutions de sagesse
et conseillé à sa belle-mère de céder sur plusieurs points afin de ramener la paix
dans ses États.

Obéissant aux instructions du roi, à
vrai dire assez vagues mais généreuses quant aux intentions : « Je ne
veux plus de sang versé ; je ne veux plus de gens injustement maintenus en
cachot ; je veux qu’il soit rendu à chacun selon son droit et que la bonne
entente et l’amitié règnent partout…». Le chancelier Etienne de Mornay avait
rédigé une longue sentence dont le Hutin, lorsqu’on la lui présenta, se sentit
infiniment fier, comme s’il en avait dicté personnellement tous les articles.

Dans le même temps, Louis X
faisait libérer Raoul de Presles, et six autres conseillers de son père qui
croupissaient en prison depuis le mois d’avril. Ce mouvement de mansuétude
générale l’avait également amené à gracier, en dépit de l’opposition de Charles
de Valois, la femme et le fils d’Enguerrand de Marigny, gardés en geôle
jusque-là.

Un tel changement d’attitude
surprenait la cour. Le roi n’était-il pas allé jusqu’à recevoir Louis de
Marigny, en présence de la reine et de plusieurs dignitaires ? L’embrassant,
il lui avait déclaré :

— Mon filleul, le passé est
oublié.

Le Hutin employait maintenant cette
formule à tout propos, comme s’il voulait se persuader, et persuader aux
autres, qu’une nouvelle phase de son règne avait commencé.

Il se sentait particulièrement bonne
conscience, ce matin-là, tandis qu’on lui mettait sa couronne et qu’on lui
posait sur les épaules le grand manteau orné de fleurs de lis.

Mathieu de Trye lui tendit la main
de justice, d’or et aux deux doigts levés.

— Comme elle est pesante !
dit Louis. Elle m’avait parut telle, déjà, le jour du sacre.

— Sire, recevrez-vous d’abord
maître Martin, qui vient d’arriver de Paris, ou bien le verrez-vous après le
Conseil ? demanda le grand chambellan.

— Maître Martin est là ?
s’écria Louis. Je veux le voir céans. Qu’on me laisse avec lui.

Le personnage qui entra était un
homme d’une cinquantaine d’années, d’assez forte corpulence, au teint très brun
et aux yeux rêveurs. Bien qu’il fût vêtu fort simplement, presque comme un
moine, il avait, dans toute sa tournure, dans ses gestes à la fois onctueux et
assurés, dans sa façon de replier son manteau au creux du bras et de s’incliner
en saluant, quelque chose d’oriental. Maître Martin, en sa jeunesse, avait
beaucoup voyagé et poussé jusqu’aux rivages de Chypre, de Constantinople et
d’Alexandrie. On n’était pas absolument certain qu’il eût porté toujours ce nom
de Martin sous lequel on le connaissait.

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