Les Poisons de la couronne (2 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: Les Poisons de la couronne
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Elle avait besoin de répandre sa
félicité autour d’elle et d’en remercier chacun.

Le comte de Bouville, envoyé du roi
Louis X, et qui avait conduit les négociations, était revenu à Naples
voici deux semaines pour chercher la princesse et l’accompagner en France.

— Et vous aussi, signor
Baglioni, vous êtes bien mon ami, ajouta-t-elle en se tournant vers le jeune
Toscan qui servait de secrétaire à Bouville et tenait les écus de l’expédition,
prêtés par les banques italiennes.

Le jeune homme s’inclina sous le
compliment.

Certes, tout le monde était heureux,
ce matin-là. Hugues de Bouville, suant un peu sous la chaleur de juin et
rejetant derrière les oreilles ses mèches noires et blanches, se sentait tout
aise et tout fier d’avoir rempli sa mission et d’amener à son roi une si
splendide épouse.

Guccio Baglioni rêvait à la belle
Marie de Cressay, sa secrète fiancée, pour laquelle il rapportait un plein
coffre de soieries et de parures brodées. Il n’était pas certain d’avoir eu
raison de demander à son oncle Tolomei la direction du comptoir de banque de
Neauphle-le-Vieux. Devait-il se contenter d’un si petit établissement ?

« Bah ! Ce n’est qu’un
début ; je pourrai vite changer de position, et d’ailleurs, je passerai le
plus clair de mon temps à Paris. » Assuré de la protection de la nouvelle
souveraine, il n’envisageait pas de limites à son ascension. Il voyait déjà
Marie dame de parage de la reine et s’imaginait lui-même, dans peu de mois,
recevant une charge dans la maison royale… Le poing sur la dague, le menton
levé, Guccio regardait Naples se déployer devant lui dans le soleil.

Dix galères firent escorte au navire
jusqu’à la haute mer ; les Napolitains virent s’éloigner, diminuer, ce
château fort tout blanc qui avançait sur les eaux.

 

II
LA TEMPÊTE

À quelques jours de là, le
San
Giovanni
n’était plus qu’une carcasse gémissante et à demi démâtée, fuyant
sous les rafales, roulant dans des vagues énormes, et que son capitaine
essayait de maintenir à flot dans la direction supposée des côtes de France.

Le navire avait rencontré, à hauteur
de la Corse, une de ces tempêtes, violentes autant que soudaines, qui ravagent
parfois la Méditerranée. Il avait perdu six ancres en cherchant à mouiller
contre le vent, le long des rivages de l’île d’Elbe, et peu s’en était fallu
qu’il n’eût été jeté aux rochers. Et puis la course avait repris, entre des
murailles d’eau. Un jour, une nuit, un jour encore de cette navigation en
enfer. Plusieurs matelots avaient été blessés en amenant ce qui restait de
toile. Les châtelets de guet s’étaient effondrés avec tout le chargement de
pierres destiné aux pirates barbaresques. On avait dû ouvrir à coups de hache
l’escandolat pour délivrer les chevaliers napolitains emprisonnés par la chute
du grand mât. Tous les coffres à robes et à bijoux, toute l’orfèvrerie de la
princesse, tous ses présents de noce avaient été balayés par la mer.
L’infirmerie du barbier-chirurgien, dans le château d’avant, regorgeait de
malades et d’estropiés. L’aumônier ne pouvait même plus célébrer sa
« messe aride », car ciboire, calice, livres et ornements avaient été
emportés par une lame
[3]
.
Agrippé à un cordage, le crucifix en main, il écoutait des confessions hâtives
et distribuait les absolutions.

L’aiguille aimantée ne servait plus
à rien, car elle était ballottée en tous sens sur le peu d’eau qui restait dans
le vase où elle flottait. Le capitaine, un Latin véhément, avait déchiré sa
robe jusqu’au ventre, en signe de désolation, et on l’entendait hurler, entre
deux commandements : « Seigneur, aide-moi ! » Il n’en
semblait pas moins connaître son affaire et cherchait à se tirer au mieux du
pire ; il avait fait sortir les rames, si longues et si lourdes qu’il
fallait sept hommes cramponnés à chacune pour les manœuvrer, et appelé douze
matelots auprès de lui pour peser, six de chaque côté, sur la barre de
gouvernail. Le comte de Bouville pourtant s’en était pris à lui, dans un
mouvement d’humeur, au début de la bourrasque.

— Eh ! Maître marinier,
est-ce ainsi qu’on secoue la princesse promise au roi mon maître ? Votre
nef est mal chargée, pour que nous roulions autant, et vous ne savez point
naviguer ! Si vous ne vous hâtez de faire mieux, je vous traduirai à
l’arrivée devant les prud’hommes du roi de France, et vous irez apprendre la
mer sur un banc de galère…

Mais cette colère était vite tombée.
L’ancien grand chambellan avait soudain vomi sur les tapis d’Orient, imité en
cela d’ailleurs par la presque totalité de l’escorte. La face blême, et trempé
d’embruns des cheveux jusqu’aux chausses, le gros homme, prêt à rendre son âme
chaque fois qu’une nouvelle vague soulevait le navire, gémissait entre deux
hoquets qu’il ne reverrait jamais sa famille et qu’il n’avait point assez péché
dans sa vie pour souffrir autant.

Guccio, en revanche, se montrait
d’une étonnante vaillance. La tête claire, le pied agile, il avait pris soin de
faire mieux arrimer ses coffres, particulièrement celui aux écus ; dans
les instants de relative accalmie, il courait quérir un peu d’eau pour la
princesse, ou bien répandait autour d’elle des essences, afin de lui dissimuler
la puanteur qu’exhalaient les indispositions de ses compagnons de voyage.

Il est une sorte d’hommes, de jeunes
hommes surtout, qui se conduisent instinctivement de manière à justifier ce
qu’on attend d’eux. Les regarde-t-on d’un œil méprisant ? Il y a toutes
chances qu’ils se comportent de façon méprisable. Sentent-ils au contraire
l’estime et la confiance ? Ils se surpassent et, bien que crevant de peur
autant que quiconque, agissent en héros. Guccio Baglioni était de cette
race-là. Parce que Donna Clemenza avait une manière de traiter les gens,
pauvres ou riches, grands seigneurs ou manants, qui donnait de l’honneur à
chacun, parce qu’elle témoignait, en plus, une spéciale courtoisie à ce jeune
homme qui avait été un peu le messager de son bonheur, Guccio, auprès d’elle,
se sentait devenir chevalier et se comportait plus fièrement qu’aucun des
gentilshommes.

Toscan et donc capable, pour briller
aux yeux d’une femme, de toutes les prouesses, il n’en demeurait pas moins
banquier dans l’âme et le sang, et il jouait sur le destin comme on joue sur
les changes.

« Le péril est l’occasion
parfaite de devenir l’intime des grands, se disait-il. Si nous devons tous
affonder et périr, ce n’est point de s’écrouler en lamentations, comme le fait
le cher Bouville, qui changera notre sort. Mais, si nous en réchappons, alors
j’aurai conquis l’estime de la reine de France. » Pouvoir penser de la
sorte, en un pareil moment, était déjà le signe d’un beau courage. Mais Guccio,
cet été là, se sentait invincible ; il aimait et se savait aimé.

Il assurait donc la princesse,
contre toute évidence, que le temps était en train de se lever, affirmait que
le bateau était solide au moment qu’il craquait le plus fort, et racontait pour
comparaison la tempête qu’il avait essuyée l’an précédent, en traversant la
Manche, et dont il était sorti indemne.

— J’allais porter à la reine
Isabelle un message de Monseigneur d’Artois…

La princesse Clémence, elle aussi,
se conduisait de façon exemplaire. Réfugiée dans le paradis, grande chambre
aménagée pour les hôtes royaux dans le château d’arrière, elle exhortait au
calme ses dames suivantes qui, pareilles à un troupeau de brebis apeurées,
bêlaient et se cognaient aux parois à chaque coup de mer. Clémence n’eut pas un
mot de regret lorsqu’on lui annonça que ses coffres à robes et à bijoux étaient
passés par-dessus bord.

— J’aurais bien donné le
double, dit-elle seulement, pour que nos braves mariniers n’eussent point été
assommés par le mât.

Elle était moins effrayée de la
tempête que frappée par le signe qu’elle y voyait.

« Voilà ; ce mariage était
trop beau pour moi, pensait-elle ; j’en ai conçu trop de joie et j’ai
péché par orgueil ; Dieu va me naufrager parce que je ne méritais pas
d’être reine. »

Le cinquième matin de cette affreuse
traversée, la princesse, alors que le navire se trouvait dans un creux de vent
mais sans que la mer semblât vouloir s’apaiser pour autant, aperçut le gros
Bouville, pieds nus, en simple cotte et tout échevelé, qui se tenait à genoux,
les bras en croix, sur le pont du vaisseau.

— Que faites-vous donc là,
messire ? lui cria-t-elle.

— Je fais comme Monseigneur
Saint Louis, Madame, lorsqu’il faillit être noyé devant Chypre. Il promit de
porter une nef de cinq marcs d’argent
[4]
à saint Nicolas de Varengeville, si Dieu voulait le ramener en France. C’est
messire de Joinville qui me l’a conté.

— Je promets d’en offrir autant
à saint Jean-Baptiste, dont notre nef porte le nom, dit alors Clémence. Et si
nous réchappons, et que Dieu m’accorde la grâce d’avoir un fils, je fais vœu
d’appeler ce fils Jean.

— Mais nos rois ne se nomment
jamais Jean, Madame.

— Dieu en décidera.

Elle s’agenouilla aussitôt et se mit
en prières.

Vers l’heure de midi, la violence de
la mer commença de décroître, et chacun reprit espoir. Puis le soleil déchira
les nuages ; la terre était en vue. Le capitaine reconnut avec joie les
côtes de Provence, et, plus précisément, à mesure qu’on approchait, les
calanques de Cassis. Il n’était pas médiocrement fier d’avoir maintenu son
navire en direction.

— Vous allez nous faire aborder
au plus vite à cette côte, je pense, maître marinier, dit Bouville.

— C’est à Marseille que je dois
vous conduire, messire, répondit le capitaine, et nous n’en sommes guère
éloignés. De toute façon, je n’ai plus assez d’ancres pour mouiller auprès de
ces rochers.

Un peu avant le soir, le
San
Giovanni
, mû par ses rames, se présenta devant le port de Marseille. Une
embarcation fut mise à la mer pour prévenir les autorités communales et faire
abaisser la chaîne qui fermait l’entrée du port, entre la tour de Malbert et le
fort Saint-Nicolas. Aussitôt, gouverneur, échevins et prud’hommes accoururent,
ployés sous un fort mistral, pour recevoir la nièce de leur suzerain car
Marseille était alors possession des Angevins de Naples.

Sur le quai, les ouvriers des
salines, les pêcheurs, les fabricants de rames et d’agrès, les calfats, les
changeurs de monnaie, les marchands du quartier de la Juiverie, les commis des
banques génoises et siennoises, contemplaient, stupéfaits, ce gros vaisseau
sans voiles, démâté, rompu, dont les matelots dansaient et s’embrassaient sur
le pont en criant au miracle.

Les chevaliers napolitains et les
dames d’escorte tâchaient à mettre de l’ordre dans leur toilette.

Le comte de Bouville, qui avait
maigri de plusieurs livres et flottait dans ses vêtements, proclamait à la
ronde l’efficacité de son vœu et semblait considérer que chacun devait la vie à
sa pieuse initiative.

— Messire Hugues, lui dit
Guccio avec une pointe de malice, il n’est pas de tempête, à ce que j’ai ouï
dire, où quelqu’un ne prononce un vœu semblable au vôtre. Comment
expliquez-vous, alors, que tant de navires viennent quand même à couler ?

— C’est qu’il se trouve sans
doute à leur bord quelque mécréant de votre espèce, répliqua en souriant
l’ancien chambellan.

Guccio fut le premier à sauter à
terre. Il s’envola de l’échelle, léger, pour prouver sa vaillance. Et aussitôt,
on l’entendit hurler. Après plusieurs jours passés sur un plancher mouvant, il
s’était mal reçu au sol ; le pied lui avait glissé sur la pierre
visqueuse, et il était tombé à l’eau. Il s’en fallut de peu qu’il ne fût broyé
entre le quai et la coque du bateau. L’eau devint rouge en un instant autour de
lui ; dans sa chute, il s’était déchiré à un crochet de fer. On le repêcha
à demi évanoui, sanglant, et la hanche ouverte jusqu’à l’os. Il fut aussitôt
transporté à l’hôtel-Dieu.

 

III
L’HÔTEL-DIEU

La grand-salle des hommes avait les
dimensions d’une nef de cathédrale. Au fond se dressait un autel où l’on
célébrait chaque jour quatre messes, et les vêpres et le salut. Les malades
privilégiés occupaient des sortes d’alvéoles ménagés dans les murs et dits « chambres
de recommandation » ; les autres étaient couchés à deux par lit,
tête-bêche. Des frères hospitaliers, en longue robe brune, passaient sans cesse
entre les travées de lits, tantôt pour aller chanter les offices, tantôt pour
donner les soins ou distribuer les repas. Les exercices du culte étaient
intimement mêlés à la thérapeutique ; les râles de douleur répondaient aux
versets des psaumes ; le parfum de l’encens ne parvenait pas à dominer
l’atroce odeur de fièvre et de gangrène ; la mort était offerte en
spectacle public. Des inscriptions, courant autour des murs en hautes lettres
ornées, invitaient à se préparer au trépas plutôt qu’à la guérison
[5]
.

Depuis près de trois semaines,
Guccio était là, dans une alcôve, haletant sous l’accablante chaleur de l’été
qui rendait plus sinistre le séjour. Il regardait avec tristesse les rayons de
soleil qui tombaient des fenêtres haut percées, et projetaient de larges taches
d’or sur cette assemblée de la désolation. Il ne pouvait faire le moindre
mouvement sans gémir ; les baumes et les élixirs des frères hospitaliers
le brûlaient comme flammes, et à chaque pansement il endurait une torture. Nul
ne semblait en mesure de lui dire si sa blessure avait endommagé l’os ;
mais il sentait bien que le mal n’était pas seulement de chair, car il manquait
de s’évanouir lorsqu’on lui palpait la hanche ou les reins.

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