Les Poisons de la couronne (4 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: Les Poisons de la couronne
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— Vous voyez qu’il n’était
point nécessaire de tant s’inquiéter de cette annulation, dont vous étiez venu
m’entretenir, pour votre maître. La Providence pourvoit souvent à nos souhaits…
pour peu qu’on l’aide d’une main un peu ferme…

Des yeux et du visage, il semblait
ajouter, à l’intention de la princesse : « Je fais en sorte de vous
prévenir. Sachez à qui l’on vous marie. Si quelque chose vous trouble, à la
cour de France, adressez-vous à moi. » Les hommes d’Église, même
lorsqu’ils parlent beaucoup, doivent être entendus à demi-mot.

Bouville se hâta de changer de
sujet, et d’interroger le prélat sur l’état du conclave.

— Toujours le même, dit Duèze,
c’est-à-dire qu’il n’y a pas de conclave. Les intrigues sont plus nombreuses
que jamais, et si finement ourdies qu’on n’en saurait débrouiller l’écheveau.
Le camerlingue emploie tous ses efforts à bien prouver qu’il ne peut nous
rassembler. Nous continuons d’être dispersés, les uns à Carpentras, d’autres à
Orange, nous-mêmes ici… Caëtani à Vienne…

Duèze savait que les voyageurs
devaient faire arrêt à Vienne, chez une sœur de Clémence, mariée au dauphin de
Viennois
[6]
.
Aussi s’empressa-t-il de prononcer un réquisitoire chuchoté, mais féroce,
contre le cardinal Francesco Caëtani, son principal adversaire.

— Il est plaisant de lui voir
aujourd’hui tant de courage à défendre la mémoire de son oncle le pape
Boniface. Nous ne pouvons oublier que lorsque Nogaret vint à Anagni, avec sa
cavalerie, pour assiéger Boniface, Monseigneur Francesco abandonna ce bien cher
parent, auquel il devait son chapeau, et s’enfuit costumé en valet. Il semble
né pour la félonie comme d’autres pour le sacerdoce, déclara Duèze.

Ses yeux, animés d’une passion de
vieillard, brillaient au fond d’un visage sec et creusé. À l’en croire, le
Caëtani était capable des pires forfaits ; il y avait du diable chez cet
homme-là…

— … et le démon, comme
vous savez, peut bien s’introduire partout ; rien ne doit lui être plus
plaisant que de s’asseoir en nos collèges.

Les deux Colonna, animés d’une haine
ancestrale contre tout ce qui portait nom ou sang des Caëtani, approuvèrent
avec force.

— Je sais bien, ajouta Duèze,
que le trône de saint Pierre ne doit pas rester indéfiniment vide, et que cela
est mauvais pour l’univers. Mais qu’y puis-je ? Je me suis offert à
recueillir ce fardeau. Si Dieu, en me désignant, veut élever son plus humble
serviteur à la place la plus haute, je suis soumis à la volonté de Dieu. Que
puis-je faire de plus, messire comte ?

Après quoi, il remit en présent de
noces, à Donna Clemenza, un exemplaire richement enluminé de la première partie
de son Élixir, traité de science hermétique dont il était douteux que la jeune
princesse pût comprendre la moindre ligne.

Puis il s’en alla, rapide et
sautillant, suivi de ses prélats, diacres et camériers. Il menait déjà train de
pape et, jusqu’à la limite de ses forces, empêcherait tout autre que lui d’être
élu.

Le lendemain, tandis que la
chevauchée princière avançait sur la route de Valence, Clémence de Hongrie demanda
soudain à Bouville :

— De quoi est morte Madame
Marguerite de Bourgogne ?

— Des rigueurs de la prison,
Madame, et du chagrin de ses fautes, sans aucun doute.

— Que voulait dire le cardinal,
en parlant de cette main ferme qui aurait aidé la Providence ?

Hugues de Bouville se troubla un
peu. Il se refusait pour sa part à accorder aucun crédit aux bruits qui
circulaient concernant le décès de Marguerite.

— Le cardinal est un étrange
homme, dit-il. On croirait toujours qu’il s’exprime par énigme latine. Sans
doute est-ce d’avoir tant étudié. J’avoue que je ne parviens pas à suivre tous
les détours de son esprit. Je pense qu’il voulait dire que la geôle est régime
sévère, si le geôlier est ponctuel, et qui peut suffire à abréger les jours
d’une femme…

Une recrudescence de la pluie vint à
propos le tirer d’affaire. On dut fermer les rideaux de cuir de la litière.

Allongée sur les coussins, balancée
au pas des mules et enfermée dans ce bruit d’eau, crépitant, inlassable,
Clémence de Hongrie pensait à Marguerite.

« Ainsi, le bonheur qui m’est
promis, se disait-elle, je le dois à la mort d’une autre. » Elle se
sentait inexplicablement liée à cette inconnue, à cette reine qu’elle allait
remplacer et dont les fautes autant que le châtiment lui inspiraient effroi et
pitié.

« Ses péchés ont causé son
trépas, et son trépas me fait reine. » Elle y voyait comme une
condamnation portée sur elle-même, et tout lui paraissait présage de malheur.
La tempête, la blessure de Guccio, et ces pluies qui tournaient à la calamité…
autant de signes néfastes.

Les villages traversés offraient un
aspect désolé. Après un hiver de famine, alors que les récoltes s’annonçaient
belles et que les paysans commençaient à reprendre courage, les intempéries en
quelques jours avaient balayé tous les espoirs. L’eau, intarissable,
pourrissait tout.

La Durance, la Drôme, l’Isère
étaient en crue, et le Rhône qu’on longeait avait pris en grossissant une force
dangereuse. Parfois, il fallait écarter de la route un arbre abattu par la
tempête.

Le contraste était pénible, pour
Clémence, entre la Campanie au ciel toujours bleu, aux vergers chargés de
fruits d’or, et cette vallée ravagée, ces bourgades sinistres, à demi
dépeuplées par la faim.

« Et plus au nord, ce sera pire
encore. Je vais dans un pays dur. »

Elle eût voulu soulager toutes les
misères, et faisait sans cesse arrêter sa litière pour distribuer des aumônes.
Bouville était forcé de s’interposer, et s’appliquait à calmer cette ardeur de
bonté.

— Si vous donnez de ce train,
Madame, nous n’aurons plus de quoi gagner Paris.

Ce fut en arrivant à Vienne, chez sa
sœur Béatrice, dauphine de Viennois, que Clémence apprit que Louis X
venait de partir en guerre contre la Flandre.

— Seigneur mon Dieu,
murmura-t-elle, vais-je être veuve avant même que d’avoir vu mon époux ?
Et ne vais-je en pays de France que pour y accompagner le malheur ?

 

V
LE ROI PREND L’ORIFLAMME

Enguerrand de Marigny avait été
accusé naguère de s’être vendu aux Flamands en négociant avec eux un traité de
paix qui les avantageait. C’était même là le premier des quarante et un chefs
d’accusation retenus contre lui.

Or, à peine Marigny pendu aux
chaînes de Montfaucon, le comte de Flandre rompait le traité. Pour ce faire, il
s’y prit de la manière la plus simple : il refusa, bien qu’il en eût reçu
semonce, de venir à Paris rendre hommage au nouveau roi. Du même coup, il
cessait de payer les redevances et réaffirmait ses revendications territoriales
sur Lille et sur Douai.

À cette nouvelle, Louis X
s’abandonna à l’une de ces colères démentes par lesquelles il croyait se
montrer royal et qui lui avaient valu son surnom de Hutin ; sa rage
dépassa en violence tout ce qu’il avait prouvé jusque-là.

Tournant dans son cabinet comme un
blaireau en cage, les cheveux désordonnés, les joues empourprées, brisant les
objets, renversant les sièges, il proféra pendant plusieurs heures des mots
sans lien, interrompu seulement dans ses hurlements par des quintes de toux qui
le pliaient en deux.

— La subvention ! Des
gibets, il me faut des gibets ! Je rétablis la subvention… Et que fait
Madame de Hongrie ? Qu’elle se hâte à cheminer ! À genoux, à genoux
le comte de Flandre ! Et mon pied sur sa tête ! Bruges ? Du
feu ! J’y mettrai le feu !

Tout se mêlait, le nom des villes
révoltées, la promesse des châtiments, et même la tempête qui avait retardé
l’arrivée de sa nouvelle épouse. Mais le mot qu’il répétait le plus souvent
était celui de subvention, car il venait quelques jours plus tôt, sur l’avis de
Charles de Valois, de clore la levée des impôts exceptionnels destinés à
couvrir les frais de l’expédition ordonnée par son père, l’année précédente.

Alors on commença, sans oser le dire
ouvertement, à regretter Marigny et la manière qu’il avait de traiter ce genre
de soulèvements, lorsqu’il répondait, par exemple, à l’abbé Simon de Pisé qui
l’informait, un certain été, de l’agitation des Flamands : « Cette
grande ardeur ne m’étonne pas, frère Simon, c’est l’effet de la chaleur. Nos
seigneurs aussi sont ardents et épris de la guerre. Et vraiment, sachez que le
royaume de France ne se laisse pas dépecer par paroles ; il y faut autres
œuvres. » On souhaita reprendre le même ton ; malheureusement,
l’homme qui pouvait parler ainsi n’était plus de ce monde.

Encouragé par Valois, qui n’était
jamais las de prouver ses hautes vertus de capitaine, le Hutin se mit à rêver
de prouesses. Il allait réunir la plus grande armée encore vue en France,
fondre comme l’aigle sur les Flamands rebelles, en tailler plusieurs milliers
en pièces, rançonner les autres, les réduire à merci dans la semaine et, là où
Philippe le Bel n’avait pu réussir, montrer, lui, ce dont il était capable. Il
se voyait déjà revenant, précédé des étendards du triomphe, ses coffres
regarnis par le butin et les tributs imposés aux villes, ayant à la fois
surpassé la mémoire de son père et effacé les déboires de son premier mariage.
Puis, du même élan, au milieu des ovations populaires, il arrivait au galop,
prince vainqueur et héros de bataille, pour accueillir sa nouvelle épouse et la
conduire à l’autel et au sacre.

Ce jeune homme aurait pu être pris
en pitié, pour ce qu’il y a de douloureux toujours dans la bêtise, s’il n’avait
pas eu la charge de la France et de ses quinze millions d’âmes.

Le 23 juin, il réunit la cour des
Pairs, bredouilla, mais avec violence, fit déclarer félon le comte de Flandre,
et décida de convoquer l’ost royal
[7]
pour le premier jour d’août, devant Courtrai.

Le rendez-vous n’était pas des mieux
choisis ; le nom de Courtrai sonnait comme celui d’une défaite. Or il faut
prendre garde, en matière de guerre, aux précédents ; les catastrophes se
reproduisent généralement aux mêmes emplacements.

Pour l’entretien de l’ost formidable
qu’il voulait rassembler, Louis X se trouvait, naturellement, en peine
d’argent. Son conseil eut alors recours aux mêmes expédients qu’employait
Marigny ; et l’on se demanda, dans l’opinion, s’il avait bien été
nécessaire de condamner à mort l’ancien recteur du royaume, pour revenir aussi
vite à ses méthodes en les appliquant plus mal.

On affranchit tous les serfs du
domaine qui pouvaient acheter leur liberté ; on autorisa de nouvelles
arrivées de Juifs dans les villes royales, moyennant une taxe écrasante sur le
droit de séjour et de commerce ; on réduisit les privilèges des banquiers
et marchands lombards, en même temps qu’on instituait une, puis deux tailles
supplémentaires sur toutes leurs transactions, ceci en dépit des belles
assurances données par le comte de Valois à ses prêteurs. Aussitôt les Lombards
jugèrent le règne d’un œil beaucoup moins favorable
[8]
.

On voulut également imposer le
clergé ; mais celui-ci, tirant argument de ce que le Saint-Siège était
vacant et que nulle décision ne pouvait se prendre en l’absence d’un pape,
refusa ; après de difficiles négociations, les évêques consentirent une
aide à titre exceptionnel, mais seulement en contrepartie d’exonérations et de
franchises qui se révélèrent finalement coûter plus au Trésor que ne
rapportaient les subsides obtenus.

La levée de l’armée s’accomplit sans
difficultés, et même dans un certain enthousiasme de la part des barons qui se
plaisaient à l’idée de sortir leurs cuirasses et d’aller courir l’aventure.

Le peuple affichait moins
d’allégresse.

— N’est-ce point assez,
disaient les commères, qu’on soit à demi morts de famine, pour aller encore
donner nos hommes et notre argent à la guerre du roi ?

Mais on faisait miroiter aux soldats
l’espoir du butin et des jours francs de pillage et de viol ; pour
beaucoup d’hommes, l’ost offrait une échappée à la monotonie du labeur
quotidien et au souci de se nourrir ; nul ne voulait se montrer
lâche ; et les sergents royaux savaient rappeler les manants au devoir en
décorant de quelques pendus les arbres des routes.

La plupart des ordonnances de
Philippe le Bel relatives à l’organisation de l’armée demeuraient en vigueur,
grâce à l’obstination du connétable, et continuaient de prouver leur
efficacité.

Tout homme valide, s’il était âgé de
plus de dix-huit ans et de moins de soixante, devait le service armé, sauf à se
racheter par une contribution en argent ou à justifier d’un métier jugé
indispensable.

La formation de l’ost obéissait à
une articulation essentiellement territoriale. Le chevalier, et même l’écuyer,
n’allaient jamais seuls en guerre ; ils étaient accompagnés de valets
d’armes, de sommeliers, de gens à pied. Possesseurs de leurs chevaux, de leur
armement et de celui de leurs hommes, ils devaient constituer leur troupe avec
les vassaux, sujets ou serfs de leur fief. L’octroi de la chevalerie
correspondait à une nomination dans un grade assorti d’obligations militaires
fort précises. Le simple chevalier, une fois son monde équipé et rassemblé,
rejoignait le chevalier de grade supérieur, généralement un chevalier
à
pennon
, son suzerain immédiat. Les chevaliers à pennon ralliaient les
chevaliers à bannière, ou
bannerets
, lesquels eux-mêmes étaient placés
sous les ordres des chevaliers à double bannière, chefs des grandes unités
tactiques levées sur la juridiction de leur baronnie ou de leur comté.

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