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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

La Loi des mâles (27 page)

BOOK: La Loi des mâles
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— Mais aussi pouvions-nous
savoir, dit madame de Bouville, que Mahaut mènerait si bien son coup, et que
l’enfant mourrait aux yeux de tous ?

— Au fond, murmura Bouville,
nous aurions mieux fait de présenter le vrai, et de laisser le destin
s’accomplir.

— Ah ! Je te l’avais bien
dit !

— Eh oui, je le confesse. C’est
moi qui ai eu l’idée… Elle était mauvaise…

Car maintenant, qui donc accepterait
de les croire ? Comment, à qui, pourraient-ils déclarer qu’ils avaient
trompé l’assemblée des barons en coiffant d’une couronne un enfant de
nourrice ? Il y avait du sacrilège dans leur acte.

— Sais-tu ce que nous risquons,
à présent, si nous ne gardons pas le silence ? dit madame de Bouville.
C’est que Mahaut nous fasse empoisonner à notre tour.

— Le régent était de concert
avec elle ; j’en suis sûr. Quand il s’est essuyé les mains, après que
l’enfant lui eut craché dessus, il a jeté la toile dans le feu ; je l’ai
vu…

Leur plus grave souci, désormais,
concernait leur propre sécurité.

— La toilette de
l’enfant ? reprit Bouville.

— Je l’ai faite, avec une de
mes femmes, pendant que tu reconduisais le régent, répondit madame de Bouville.
Et maintenant quatre écuyers le veillent. Il n’y a rien à redouter de ce
côté-là.

— Et la reine ?

— Chacun autour d’elle a
l’ordre de se taire, pour ne point aggraver son mal. D’ailleurs, elle semble
hors d’état de comprendre. Et j’ai dit aux ventrières qu’elles ne s’écartent
pas de sa couche.

Peu après, le chambellan Guillaume
de Seriz arriva de Paris pour apprendre à Bouville que le régent venait de se
faire reconnaître roi par ses oncles, son frère, et les pairs présents. Le
conseil avait été bref.

— Pour les funérailles de son
neveu, dit le chambellan, notre Sire Philippe a décidé qu’elles se feraient au
plus tôt, afin de ne pas affliger trop longuement le peuple par ce nouveau
trépas. Il n’y aura point d’exposition. Comme nous sommes vendredi, et qu’on ne
peut inhumer un dimanche, c’est donc demain que le corps sera conduit à
Saint-Denis : L’embaumeur est déjà en route. Je vous laisse, messire, car
le roi m’a commandé d’être promptement de retour.

Bouville le laissa partir sans
ajouter un mot. « Le roi… le roi… » se répétait-il.

Le comte de Poitiers était
roi ; un petit Lombard allait être conduit à Saint-Denis… et Jean I
er
était vivant.

Bouville alla rejoindre sa femme.

— Philippe est reconnu, lui
dit-il. Qu’allons-nous devenir, avec ce roi qui nous reste sur les bras ?

— Nous devons le faire
disparaître.

— Ah ! non ! s’écria
Bouville indigné.

— Il ne s’agit pas de cela. Tu
perds l’esprit, Hugues ! répliqua madame de Bouville. Je veux dire qu’il
faut le cacher.

— Mais il ne régnera pas.

— Il vivra, au moins. Et un
jour peut-être… Sait-on jamais !

Mais comment le cacher ? À qui
le confier sans éveiller les soupçons ? Il était nécessaire, d’abord,
qu’il continuât d’être allaité…

— La nourrice… Il n’y a que la
nourrice dont nous puissions nous servir, dit madame de Bouville. Allons la
trouver.

Ils avaient été bien inspirés
d’attendre le départ des derniers barons, avant de venir avouer à Marie de
Cressay que son fils était mort. Car le hurlement qu’elle poussa traversa les
murs du manoir. À ceux qui l’entendirent et en demeurèrent glacés, on expliqua
ensuite que c’était un cri de la reine. Or la reine, si inconsciente qu’elle
fût, s’était dressée sur sa couche en demandant :

— Qu’y a-t-il ?

Même le vieux sénéchal de Joinville,
dans le fond de sa torpeur, en tressaillit.

— On tue quelque part,
dit-il ; c’est un cri d’égorgé que j’ai entendu là…

Pendant ce temps, Marie répétait
inlassablement :

— Je veux le voir ! Je
veux le voir ! Je veux le voir !

Bouville et sa femme furent obligés
de la saisir à bras-le-corps, pour l’empêcher de s’élancer, à demi folle, à
travers le château.

Deux heures durant, ils
s’efforcèrent de la calmer, de la consoler, et surtout de se justifier,
reprenant dix fois des explications qu’elle n’entendait pas.

Bouville pouvait bien lui affirmer
qu’il n’avait pas voulu cela, que c’était l’œuvre criminelle de la comtesse
Mahaut… Les mots s’inscrivaient inconsciemment dans la mémoire de Marie, d’où
ils resurgiraient plus tard ; mais sur l’instant, ils n’avaient pas de
signification.

Elle s’arrêtait un moment de
pleurer, regardait droit devant elle, et puis brusquement se remettait à hurler
comme un chien sur lequel un char a passé.

Les Bouville crurent vraiment qu’elle
perdait la raison. Ils épuisaient tous les arguments. Grâce à ce sacrifice
involontaire, Marie avait sauvé le vrai roi de France, le descendant de la
lignée illustre…

— Vous êtes jeune, disait
madame de Bouville, vous aurez d’autres enfants. Quelle femme en sa vie n’a
perdu au moins un enfant au berceau ?

Et de lui citer les jumeaux mort-nés
de Blanche de Castille, et tous les petits disparus de la famille royale,
depuis trois générations. Chez les Anjou, les Courtenay, les Bourgogne, les
Châtillon, les Bouville eux-mêmes, combien de mères, régulièrement endeuillées,
et qui pourtant finissaient heureuses, parmi une vaste progéniture ! Sur
douze ou quinze enfants qu’une femme mettait au monde, il était habituel qu’il
n’en survécût pas plus de la moitié.

— Mais je comprends, continuait
madame de Bouville. C’est pour le premier que c’est le plus dur.

— Mais non, vous ne comprenez
pas ! cria enfin Marie à travers ses sanglots. Celui-là… celui-là je ne
pourrai jamais le remplacer !

Le bébé qu’on venait de lui tuer
c’était l’enfant de l’amour, né d’un désir plus violent et d’une foi plus forte
que toutes les lois du monde et toutes ses contraintes ; c’était le rêve
dont elle avait payé le prix par deux mois d’outrages et quatre mois de
couvent, le présent parfait qu’elle s’apprêtait à offrir à l’homme qu’elle
avait choisi, la plante miraculeuse en laquelle elle avait espéré voir fleurir,
chaque jour de sa vie, ses amours traversées et merveilleuses !

— Non, vous ne pouvez pas
comprendre ! gémissait-elle. Vous n’avez pas été chassée de votre famille
à cause d’un enfant. Non, je n’en aurai pas d’autre !

Quand on commence à décrire son
malheur, à le traduire en termes intelligibles, c’est que déjà on l’a admis. Au
déchirement, à l’écrasement, se substituait lentement le second état de la
douleur, la contemplation cruelle.

— Je le savais, je le savais,
quand je ne voulais pas venir ici, que c’était le malheur qui
m’attendait !

Madame de Bouville n’osait répondre.

— Et que dira Guccio quand il
saura ? dit Marie. Comment pourrai-je lui apprendre ?

— Il ne doit pas savoir, mon
enfant, jamais ! s’écria madame de Bouville. Personne ne doit savoir que
le roi est vivant, car ceux qui ont manqué leur coup n’hésiteraient pas à
frapper une seconde fois. Vous-même êtes en danger, car vous étiez de concert
avec nous. Il vous faut garder le secret jusqu’à ce qu’on vous autorise à le
révéler.

Et à son mari, elle chuchota :

— Va chercher les Evangiles.

Quand Bouville fut revenu avec le
gros livre qu’il avait pris dans la chapelle, ils obtinrent de Marie qu’elle y
posât la main et jurât de garder un silence absolu, même envers le père de son
enfant mort, et même en confession, sur le drame qui venait de se dérouler.
Seuls Bouville ou sa femme pourraient la délivrer de son serment.

Dans l’état où elle était, Marie
accepta de jurer tout ce qu’on lui demanda. Bouville lui promit une pension.
Mais elle se moquait bien de l’argent !

— Et maintenant il vous faut
garder avec vous le roi de France, et dire à tous qu’il est vôtre, ajouta
madame de Bouville.

Marie se rebella. Elle ne voulait
plus toucher l’enfant pour lequel le sien avait été assassiné. Elle ne voulait
plus rester à Vincennes ; elle voulait fuir, n’importe où, et aller
mourir.

— Vous mourrez vite, soyez-en
sûre, si vous ouvrez la bouche. Mahaut ne tardera pas à vous faire empoisonner
ou poignarder.

— Non, je ne dirai rien, je
vous le promets. Mais laissez-moi, laissez-moi partir !

— Vous partirez, vous partirez.
Mais vous n’allez pas le laisser périr. Vous voyez bien qu’il a faim. Nourrissez-le
au moins aujourd’hui, dit madame de Bouville en lui mettant le vrai roi dans
les bras.

Quand Marie eut le bébé contre elle,
ses pleurs redoublèrent.

— Gardez-le. Il sera comme le
vôtre, insista madame de Bouville. Et quand le temps viendra de le remettre au
trône, vous serez honorée à la cour avec lui ; vous serez sa deuxième
mère.

Ce n’étaient pas les hypothétiques
honneurs promis par la femme du curateur qui pouvaient en ce moment convaincre
Marie, mais la présence de cette petite vie qu’elle tenait entre ses mains et
sur laquelle elle allait opérer, inconsciemment, un transfert, un report de
sentiments maternels.

Elle posa les lèvres sur la tête
duvetée du bébé et, d’un geste devenu machinal, ouvrit son corsage en
murmurant :

— Non, je ne peux pas te
laisser périr, mon petit Jean… mon petit Jean…

Les Bouville eurent un soupir de
soulagement. Ils avaient gagné, au moins dans l’immédiat.

— Il ne faut point qu’elle soit
encore à Vincennes demain quand on viendra enlever son enfant, dit très bas madame
de Bouville à son mari.

Le lendemain, Marie, prostrée et
laissant madame de Bouville décider de toutes choses, fut reconduite avec
l’enfant au couvent des Clarisses.

À la mère abbesse, madame de
Bouville expliqua que Marie avait eu la cervelle fort ébranlée par la mort du
petit roi, et qu’il ne fallait tenir nul compte des choses folles qu’elle
pourrait dire.

— Elle nous a fait
grand-peur ; elle hurlait et ne reconnaissait même plus son propre enfant.

Madame de Bouville exigea que la
jeune femme ne reçût aucune visite, même des sœurs et novices du couvent, et
qu’on la tînt cloîtrée dans le plus grand calme, le plus grand silence.

— Si quelqu’un se présente pour
elle, qu’on ne l’autorise pas à pénétrer et qu’on envoie m’avertir.

Ce même jour, deux draps d’or
fleurdelisés, huit aunes de cendal noir et deux draps de Turquie brodés aux
armes de France furent apportés à Vincennes pour servir à l’enterrement du
premier roi de France qui ait reçu le nom de Jean. Et ce fut bien un enfant
nommé Jean qui s’en alla effectivement dans un coffre si petit qu’on ne crut
point utile de le placer sur un char, mais qu’on le posa simplement sur le bât
d’une mule.

Maître Geoffroy de Fleury, argentier
du Palais, nota sur ses registres les frais de ces obsèques pour cent onze livres
dix-sept sols et huit deniers le samedi 20 novembre 1316.

Il n’y eut point le long cortège
rituel, ni de cérémonie à Notre-Dame. On gagna immédiatement Saint-Denis où
l’inhumation fut faite aussitôt après la messe. Aux pieds du gisant de
Louis X, encore tout blanc, tout frais dans sa pierre nouvellement
taillée, on avait ouvert une étroite fosse ; là fut descendu, entre les
ossements des souverains de France, l’enfant de Marie de Cressay, demoiselle
d’Ile-de-France, et de Guccio Baglioni, marchand siennois.

Adam Héron, premier chambellan et
maître de l’hôtel, s’avança au bord de la petite tombe et dit, regardant son
maître Philippe de Poitiers :

— Le Roi est mort, vive le
Roi !

Le règne de Philippe V le Long
était commencé ; Jeanne de Bourgogne devenait reine de France, et Mahaut
d’Artois triomphait.

Trois personnes seulement dans le
royaume savaient que le vrai roi vivait. L’une avait juré le secret sur les
Saintes Écritures, et les deux autres tremblaient que ce secret ne fût pas
tenu.

 

VI
LA FRANCE EN MAINS FERMES

Pour conquérir le trône,
Philippe V avait usé, à l’intérieur des institutions monarchiques, d’un
procédé éternel et qu’en langage moderne on nomme le coup d’État.

Se trouvant, par l’autorité de sa
personne et l’appui de partisans dévoués, investi des principales fonctions
royales, il avait fait entériner, par l’assemblée de juillet, un règlement de
succession qui pouvait éventuellement le favoriser, mais seulement après de
longs délais et l’application de clauses préalables. Survenait, en la
disparition du petit roi, l’événement propice ; Philippe, aussitôt,
malmenant un peu la légalité qu’il avait lui-même établie, s’appropriait la
couronne sans plus observer ni délais ni préalables.

Un pouvoir obtenu dans de semblables
conditions était forcément menacé, au moins en son début.

Tout occupé à consolider sa
position, Philippe n’eut guère le temps de savourer sa victoire ni de se
contempler lui-même en son rêve accompli. La cime était étroite où il venait
d’accéder.

Les langues marchaient fort à
travers le royaume ; le soupçon se répandait. La poigne du nouveau roi
était assez connue et tous ceux qui risquaient d’en pâtir se serrèrent autour
du duc de Bourgogne.

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