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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

Le Lis et le Lion (6 page)

BOOK: Le Lis et le Lion
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— Sire, si l’on avait appelé le
comte de Nevers ou le sire de Crécy, je me fusse approché plus tôt.

— Mais quoi, Monseigneur,
répondit Philippe VI, n’êtes-vous point comte de Flandre ?

— Sire, j’en porte le nom, mais
n’en ai point le profit.

Philippe VI prit alors son
meilleur air royal, poitrine gonflée, regard vague, et son grand nez pointé
vers l’interlocuteur pour prononcer bien calmement :

— Mon cousin, que me dites-vous
donc ?

— Sire, reprit le comte, les
gens de Bruges, d’Ypres, de Poperingue et de Cassel m’ont bouté dehors mon
fief, et ne me tiennent plus pour leur comte ni seigneur ; c’est à peine
si je puis tout furtivement me rendre à Gand tant le pays est en rébellion.

Alors Philippe de Valois abattit sa
large paume sur le bras du trône, geste qu’il avait vu bien souvent faire à
Philippe le Bel et qu’il reproduisait, inconsciemment, tant son oncle avait été
l’incarnation véritable de la majesté.

— Louis, mon beau cousin,
déclara-t-il lentement et fortement, nous vous tenons pour comte de Flandre,
et, par les dignes onctions et sacrement que nous recevons aujourd’hui, vous
promettons que jamais ne prendrons paix ni repos avant que de vous avoir remis
en possession de votre comté.

Alors le comte de Flandre
s’agenouilla et dit :

— Sire, grand merci.

Et la cérémonie continua.

Robert d’Artois clignait de l’œil à
ses voisins, et l’on comprit alors que cet esclandre était coup monté.
Philippe VI tenait les promesses faites par Robert pour assurer son
élection. Philippe d’Évreux apparaissait ce même jour, sous son manteau de roi
de Navarre.

Aussitôt après la cérémonie, le roi
réunit les pairs et barons, les princes de sa famille, les seigneurs d’au-delà
du royaume venus assister à son sacre, et, comme si l’affaire ne souffrait une
heure d’attente, il délibéra avec eux du moment où il irait attaquer les
rebelles de Flandre. Le devoir d’un roi preux est de défendre le droit de ses
vassaux ! Quelques esprits prudents, estimant que le printemps était déjà
fort avancé et qu’on risquait de n’être prêt qu’à la mauvaise saison – ils
avaient encore en mémoire l’ost boueux de Louis Hutin – conseillaient de
remettre l’expédition à un an. Le vieux connétable Gaucher leur fit honte en
s’écriant d’une voix forte :

— Qui bon cœur a pour la
bataille, toujours trouve le temps convenant !

À soixante-dix-huit ans, il
éprouvait quelque hâte à commander sa dernière campagne, et ce n’était pas pour
tergiverser de la sorte qu’il avait accepté de se dessaisir tout à l’heure du
glaive de Charlemagne.

— Ainsi l’Anglois, qui est
par-dessous cette rébellion, prendra bonne leçon, dit-il encore en grommelant.

Ne lisait-on pas, dans les romans de
chevalerie, les exploits des héros de quatre-vingts ans, capables de renverser
leurs ennemis en bataille et de leur fendre le heaume jusqu’à l’os du
crâne ? Les barons allaient-ils montrer moins de vertu que le vieux
vétéran impatient de partir en guerre avec son sixième roi ?

Philippe de Valois, se levant,
s’écria :

— Qui m’aime bien me
suivra !

Dans le mouvement général
d’enthousiasme qui suivit cette parole, on décida de convoquer l’ost pour la
fin juillet, et à Arras, comme par hasard. Robert allait pouvoir en profiter
pour remuer un peu le comté de sa tante Mahaut.

Et de la sorte, au début d’août, on
entra en Flandre.

Un bourgeois du nom de Zannequin
commandait les quinze mille hommes des milices de Fumes, de Dixmude, de
Poperingue et de Cassel. Voulant prouver qu’il savait les usages, Zannequin
adressa un cartel au roi de France pour lui demander jour de bataille. Mais
Philippe méprisa ce manant qui prenait des manières de prince, et fit répondre
aux Flamands qu’étant gens sans chef ils auraient à se défendre comme ils
pourraient. Puis il envoya ses deux maréchaux, Mathieu de Trye et Robert
Bertrand, dit « le chevalier au Vert Lion », incendier les environs
de Bruges.

Quand les maréchaux rentrèrent ils
furent grandement félicités ; chacun se réjouissait de voir au loin de
pauvres maisons flamber. Les chevaliers désarmés, vêtus de riches robes, se
faisaient visite d’une tente à l’autre, mangeaient sous des pavillons de soie
brodée, et jouaient aux échecs avec leurs familiers. Le camp français
ressemblait tout à fait au camp du roi Arthur dans les livres à images, et les
barons se prenaient pour autant de Lancelot, d’Hector et de Galaad.

Or il arriva que le vaillant roi,
qui préférait prévenir plutôt qu’être prévenu, dînait en compagnie,
joyeusement, quand les quinze mille hommes de Flandre envahirent son camp. Ils
brandissaient des étendards peints d’un coq sous lequel était écrit :

Le jour que ce coq chantera

Le roi trouvé ci entrera.

Ils eurent tôt fait de ravager la
moitié du camp, coupant les cordes des pavillons, renversant les échiquiers,
bousculant les tables de festin et tuant bon nombre de seigneurs.

Les troupes d’infanterie françaises
prirent la fuite ; leur émoi devait les porter sans souffler jusqu’à
Saint-Omer, à quarante lieues en arrière.

Le roi n’eut que le temps de passer
une cotte aux armes de France, se couvrir la tête d’un bassinet de cuir blanc
et sauter sur son destrier pour rassembler ses héros.

Les adversaires, en cette bataille,
avaient chacun commis une lourde faute, par vanité. Les chevaliers français
avaient méprisé les communaux de Flandre ; mais ceux-ci, afin de montrer
qu’ils étaient gens de guerre autant que les seigneurs, s’étaient équipés
d’armures ; or, ils venaient à pied !

Le comte de Hainaut et son frère
Jean, dont les cantonnements se trouvaient un peu à l’écart, se lancèrent les
premiers pour prendre les Flamands à revers et désorganiser leur attaque. Les
chevaliers français, rameutés par le roi, purent alors se ruer sur cette
piétaille qu’alourdissait un orgueilleux équipement, la culbuter, la fouler aux
sabots des lourds destriers, en faire massacre. Les Lancelot et les Galaad se
contentaient de pourfendre et d’assommer, laissant leurs valets d’arme achever
au couteau les vaincus. Qui cherchait à fuir était renversé par un cheval à la
charge ; qui s’offrait à se rendre était dans l’instant égorgé. Il resta
sur le terrain treize mille Flamands qui formaient un fabuleux monceau de fer
et de cadavres, et l’on ne pouvait rien toucher, herbe, harnais, homme ou bête,
qui ne fût poisseux de sang.

La bataille du mont Cassel,
commencée en déroute, s’achevait en victoire totale pour la France. On en
parlait déjà comme d’un nouveau Bouvines.

Or le vrai vainqueur n’était pas le
roi, ni le vieux connétable Gaucher, ni Robert d’Artois, si grande vaillance
qu’ils eussent prouvée en s’éboulant comme avalanche dans les rangs adverses.
Celui qui avait tout sauvé était le comte Guillaume de Hainaut. Mais ce fut
Philippe VI, son beau-frère, qui moissonna la gloire.

Un roi aussi puissant que l’était
Philippe ne pouvait plus tolérer aucun manquement de la part de ses vassaux. On
envoya donc sommation au roi anglais, duc de Guyenne, de venir rendre hommage
et de se hâter.

Il n’est guère de défaites
salutaires, mais il est des victoires malheureuses. Peu de journées devaient
coûter aussi cher à la France que celle de Cassel, car elle accrédita plusieurs
idées fausses : à savoir d’abord que le nouveau roi était invincible, et
ensuite que les gens de pied ne valaient rien à la guerre. Crécy, vingt ans
plus tard, serait la conséquence de cette illusion.

En attendant, quiconque avait
bannière, quiconque portait lance, et jusqu’au plus simple écuyer, considérait
avec pitié, du haut de sa selle, les espèces inférieures qui s’en allaient à
pied.

Cet automne-là, vers le milieu du
mois d’octobre, Madame Clémence de Hongrie, la reine à la mauvaise fortune qui
avait été la seconde épouse de Louis Hutin, mourut à trente-cinq ans, en
l’ancien hôtel du Temple, sa demeure. Elle laissait tant de dettes qu’une
semaine après sa mort tout ce qu’elle possédait, bagues, couronnes, joyaux,
meubles, linge, orfèvrerie, et jusqu’aux ustensiles de cuisine, fut mis aux
enchères sur la demande des prêteurs italiens, les Bardi et les Tolomei.

Le vieux Spinello Tolomei, traînant
la jambe, poussant le ventre, un œil ouvert et l’autre clos, fut à cette vente
où six orfèvres-priseurs, commis par le roi, firent les estimations. Et tout
fut dispersé de ce qui avait été donné à la reine Clémence en une année de
précaire bonheur.

Quatre jours durant on entendit les
priseurs, Simon de Clokettes, Jean Pascon, Pierre de Besançon et Jean de Lille,
crier :

— Un bon chapeau d’or
[5]
,
auquel il y a quatre gros rubis balais, quatre grosses émeraudes, seize petits
balais, seize petites émeraudes et huit rubis d’Alexandrie, prisé six cents
livres. Vendu au roi !

— Un doigt, où il y a quatre
saphirs dont trois carrés et un cabochon, prisé quarante livres. Vendu au
roi !

— Un doigt, où il y a six rubis
d’Orient, trois émeraudes carrées et trois diamants d’émeraude, prisé deux
cents livres. Vendu au roi !

— Une écuelle de vermeil,
vingt-cinq hanaps, deux plateaux, un bassin, prisés deux cents livres. Vendus à
Monseigneur d’Artois, comte de Beaumont !

— Douze hanaps en vermeil
émaillé aux armes de France et de Hongrie, une grande salière en vermeil portée
par quatre babouins, le tout pour quatre cent quinze livres. Vendus à
Monseigneur d’Artois, comte de Beaumont !

— Une boursette brodée d’or,
semée de perles et de doubles, et dedans la bourse il y a un saphir d’Orient.
Prisée seize livres. Vendue au roi !

La compagnie des Bardi acheta la
pièce la plus chère : une bague portant le plus gros rubis de Clémence de
Hongrie et estimée mille livres. Ils n’avaient pas à la payer, puisque cela
viendrait en diminution de leurs créances, et ils étaient sûrs de pouvoir la
revendre au pape lequel, autrefois leur débiteur, disposait maintenant d’une
fabuleuse richesse.

Robert d’Artois, comme pour prouver
que les hanaps et autres services à boire n’étaient pas son seul souci, acquit
encore une bible en français, pour trente livres.

Les habits de chapelle, tuniques,
dalmatiques, furent achetés par l’évêque de Chartres.

Un orfèvre, Guillaume le Flament,
eut à bon compte le couvert en or de la reine défunte.

Des chevaux de l’écurie, on tira six
cent quatre-vingt-douze livres. Le char de Madame Clémence et le char de ses
demoiselles suivantes furent mis aussi à l’encan.

Et quand tout fut enlevé de l’hôtel
du Temple, on eut le sentiment de fermer une maison maudite.

Il semblait vraiment cette année-là
que le passé s’éteignait, comme de lui-même, pour faire place nette au nouveau
règne. L’évêque d’Arras, Thierry d’Hirson, chancelier de la comtesse Mahaut,
mourut au mois de novembre. Il avait été pendant trente ans le conseiller de la
comtesse, un peu son amant aussi, et son serviteur en toutes ses intrigues. La
solitude s’installait autour de Mahaut. Robert d’Artois fit nommer au diocèse
d’Arras un ecclésiastique du parti Valois, Pierre Roger
[6]
.

Tout était défavorable à Mahaut,
tout se montrait favorable à Robert dont le crédit ne cessait de grandir, et
qui accédait aux suprêmes honneurs.

Au mois de janvier 1329,
Philippe VI érigeait en pairie le comté de Beaumont-le-Roger ; Robert
devenait pair du royaume.

Le roi d’Angleterre tardant à rendre
son hommage, on décida de saisir à nouveau le duché de Guyenne. Mais avant de
mettre la menace à exécution armée, Robert d’Artois fut envoyé en Avignon pour
obtenir l’intervention du pape Jean XXII.

Robert passa, au bord du Rhône, deux
semaines enchanteresses. Car Avignon, où tout l’or de la chrétienté affluait,
était, pour qui aimait la table, le jeu et les belles courtisanes, une ville
d’agrément sans égal, sous un pape octogénaire et ascète, retrait dans les
problèmes d’administration financière, de politique et de théologie.

Le nouveau pair de France eut
plusieurs audiences du Saint-Père ; un festin fut donné en son honneur au
château pontifical, et il s’entretint doctement avec nombre de cardinaux. Mais,
fidèle aux goûts de sa tumultueuse jeunesse, il eut rapport aussi avec des gens
de plus douteux aloi. Où qu’il fût, Robert attirait à lui, et sans prendre
aucune peine, la fille légère, le mauvais garçon, l’échappé de justice.
N’eût-il existé dans la ville qu’un seul receleur, il le découvrait dans le
quart d’heure. Le moine chassé de son ordre pour quelque gros scandale, le
clerc accusé de larcin ou de faux serments piétinaient dans son antichambre
pour quêter son appui. Dans les rues, il était souvent salué par des passants
de basse mine dont il cherchait vainement à se rappeler en quel bordel de
quelle ville il les avait autrefois rencontrés. Il inspirait confiance à la
truanderie, c’était un fait, et qu’il fût à présent le second prince du royaume
français n’y changeait rien.

Son vieux valet Lormet le Dolois,
trop âgé à présent pour les longs voyages, ne l’accompagnait pas. Un gaillard
plus jeune, mais formé à pareille école, Gillet de Nelle, emplissait le même
rôle et se chargeait des mêmes besognes. Ce fut Gillet qui rabattit sur
Monseigneur Robert un certain Maciot l’Allemant, sergent d’armes sans emploi,
mais prêt à tout faire, et qui était originaire d’Arras. Ce Maciot avait bien
connu l’évêque Thierry d’Hirson. Or l’évêque Thierry, en ses dernières années,
avait une amie de cœur et de couche, une certaine Jeanne de Divion, de vingt
bonnes années plus jeune que lui, et qui se plaignait assez haut maintenant des
ennuis que lui causait la comtesse Mahaut, depuis la mort de l’évêque. Si
Monseigneur voulait entendre cette dame de Divion…

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