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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

Malevil (11 page)

BOOK: Malevil
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Je vis le visage de Thomas apparaître dans le champ de ma vision et se préciser peu à peu. Thomas était torse nu, pâle, couvert de sueur. Il dit dans un souffle : déshabille-toi. Je fus stupéfait de ne pas y avoir pensé plus tôt. J’enlevai ma chemise et mon gilet de corps. Thomas m’aida. Fort heureusement, je n’avais pas mes bottes de cheval, car même avec son aide, je ne serais pas arrivé à les retirer. Le moindre geste m’épuisait. Je m’y repris à trois fois avant d’ôter mon pantalon et je n’y réussis que grâce à Thomas. De nouveau, il approcha sa bouche de mon oreille et j’entendis :

— Thermomètre... au-dessus du robinet... soixante-dix degrés.

Je l’entendis avec netteté, mais je fus un moment avant de comprendre qu’il avait constaté par le thermomètre placé au-dessus du poste d’eau que la température dans la cave s’était élevée de plus treize à plus soixante-dix.

Je me sentis soulagé. Je n’étais pas en train de mourir d’une maladie incompréhensible : je mourais de chaud. Mais pour moi, l’expression n’était encore qu’une image. Je n’imaginai pas une minute que la température pût encore s’élever et devenir mortelle. Rien, dans mon expérience passée, ne pouvait me donner l’idée qu’on pût, à la lettre, périr de chaleur dans une cave.

Je réussis à me mettre à genoux et je gagnai à quatre pattes, au prix d’un terrible effort, le baquet du rince-bouteilles. Je m’agrippai des deux mains au baquet et, le coeur cognant contre mes côtes, les yeux troubles, à demi étouffé, je réussis à me mettre debout et à plonger mes deux bras et ma tête dans l’eau. Elle me donna une délicieuse impression de fraîcheur, ce qui voulait dire, je suppose, qu’elle n’avait pas encore eu le temps de se mettre à la température ambiante. J’y restai si longtemps que je me serais sans doute noyé si mes deux mains rencontrant le fond du baquet n’y avaient pas pris appui pour me faire émerger. Je m’aperçus alors que cette eau sale et vineuse que le rince-bouteilles avait rejetée dans le baquet, j’étais en train de la boire. Après cela, j’arrivai à me tenir debout et à voir avec netteté mes compagnons. À part Colin, mais il avait dû entendre ce que Thomas m’avait dit, tous avaient encore leurs vêtements. Peyssou avait les yeux fermés et paraissait dormir. Momo, chose extravagante, portait encore son chandail. Il était étendu, inerte, la tête reposant sur les genoux de la Menou. Elle-même,
appuyée
contre un tonneau, les yeux clos, son visage maigre absolument sans vie. Meyssonnier me regardait avec des yeux où se lisaient le désespoir et l’impuissance. Je compris qu’il m’avait vu boire, qu’il voulait en faire autant, mais qu’il n’avait pas la force de se traîner jusqu’au baquet.

Je dis :

— Enlevez vos vêtements.

J’avais voulu parler avec autorité, mais ma voix me surprit. Elle sortait de mes lèvres, ténue, détimbrée, sans force. J’ajoutai avec une politesse absurde :

— Je vous prie.

Peyssou ne bougea pas. La Menou ouvrit les yeux et fit un effort pour ôter à Momo son chandail, mais elle n’arriva pas à soulever le torse de son fils et elle retomba, ruisselante de sueur, contre la courbe du tonneau. Elle avait une façon horriblement pénible d’ouvrir et de fermer la bouche, comme un poisson qui suffoque. Meyssonnier me regarda et ses doigts commencèrent à déboutonner sa chemise, mais avec une telle lenteur que je compris qu’il n’arriverait jamais jusqu’au bout.

Moi-même, je retombai à terre assis à côté du baquet, haletant, mais les yeux fixés sur les yeux désespérés de Meyssonnier, et décidé à l’aider si j’en trouvais la force. En m’appuyant sur mon coude, je heurtai un des deux paniers métalliques à six casiers qui avaient servi à Momo pour faire la navette de sa mère à moi. Je comptai six bouteilles. Et tant mon esprit fonctionnait mal, il fallut m’y reprendre à deux fois pour les compter. Je saisis la plus proche de moi. Elle me parut très lourde. Je la portai avec beaucoup d’effort à mes lèvres et je bus, stupéfait d’avoir consommé de l’eau sale, quand j’avais autour de moi tant de vin. Le liquide était chaud et acre. J’absorbai environ la moitié de la bouteille. Je transpirais avec tant de profusion que mes sourcils, pourtant très fournis, n’arrivaient pas à retenir la sueur. Elle tombait sans arrêt dans mes yeux et m’aveuglait. Je sentis pourtant un peu de vigueur me revenir, et je me dirigeai vers Meyssonnier, non pas à quatre pattes, mais en rampant sur le côté gauche, portant la bouteille à demi pleine de la main droite.

Je remarquai que les dalles sous ma hanche étaient très chaudes. Je m’arrêtai pour reprendre souffle, les gouttes de sueur inondant mon visage et mon corps comme si je sortais d’un bain. Je rejetai la tête en arrière pour en débarrasser mes yeux et j’aperçus les voûtes à nervures au-dessus de ma tête. Je les vis mal, en raison de la faible lumière des bougies, mais j’eus l’impression qu’elles rayonnaient d’autant de chaleur que si on les avait portées au blanc. Et là, hébété, suffoquant, regardant ma transpiration tomber sans fin sur les dalles brûlantes, la pensée me vint que nous étions enfermés dans cette cave comme des poulets à rôtir dans un four, la peau boursouflée et ruisselante de graisse fondue. Même alors, même à cet instant où j’étais parvenu à une idée en somme assez juste de la situation, je considérai cette idée comme une image, et tant ma logique était paralysée, je n’imaginai pas une seconde ce qui se passait à l’extérieur. Bien au contraire, si j’avais eu la force d’ouvrir les deux portes du petit couloir voûté, de monter l’escalier et de sortir, je l’aurais fait, bien convaincu que j’allais retrouver dehors la fraîcheur que j’avais laissée une heure plus tôt.

J’atteignis Meyssonnier, je lui tendis la bouteille, mais je m’aperçus qu’il était incapable de s’en saisir. Je poussai alors le goulot entre ses lèvres sèches et collées l’une contre l’autre. Au début, il perdit beaucoup de vin, mais dès que sa bouche fut humectée, ses lèvres se serrèrent davantage autour du verre et ses gorgées se firent plus rapides. J’éprouvai un grand soulagement à voir la bouteille se vider, car la tenir devant sa bouche représentait un effort énorme et j’eus à peine la force de la reposer quand il eut fini. Meyssonnier tourna alors la tête vers moi, sans parler, mais avec un air de gratitude à la fois si pitoyable et si enfantin que, dans l’état de faiblesse où je me trouvais, je me sentis près des larmes. Mais en même temps, le fait de l’avoir secouru me redonna de la force. Et je l’aidai à se déshabiller. Quand ce fut fait, je plaçai ses vêtements sous lui et sous moi pour nous isoler des dalles brûlantes, et la tête appuyée à côté de la sienne contre un tonneau, je dus m’évanouir quelques secondes, car je me demandai tout d’un coup où j’étais, ce que je faisais là. Tout devant moi était trouble et vague, je crus que la sueur m’aveuglait. Au prix d’un effort inouï, je passai ma main devant mes yeux, mais le brouillage subsista encore quelques secondes : je n’avais même plus la force d’accommoder.

Quand ma vision se précisa à nouveau, je vis Colin et Thomas s’agiter autour de Peyssou pour le déshabiller et le faire boire, et tournant péniblement la tête à droite, j’aperçus Momo et sa mère, côte à côte et tout à fait nus, la Menou les yeux clos et recroquevillée sur elle-même comme ces petits squelettes de la préhistoire qu’on découvre dans les tumulus. Je me demandai comment elle avait trouvé la force de se dévêtir et surtout, de déshabiller son fils, mais je cessai aussitôt d’y penser, je venais de concevoir un plan qui exigeait toutes mes forces : ramper vers le baquet et m’y plonger tout entier. Comment j’y parvins, je ne sais, car les dalles étaient brûlantes, mais je me revois au pied du baquet, faisant des efforts désespérés pour m’y hisser, appuyant ma main gauche à plat contre le mur et la retirant aussitôt comme si j’avais touché une plaque de métal portée au rouge. Il faut croire, pourtant, que je réussis, car je me retrouvai assis dans l’eau, les genoux touchant le menton et servant d’appui à ma tête qui émergeait seule de la surface. Je suis certain, pour y avoir pensé après coup, que c’était là le bain le plus chaud que j’aie jamais pris, mais sur l’instant, j’éprouvai une impression de fraîcheur stupéfiante. Je me souviens aussi avoir bu à plusieurs reprises. Et je suppose que j’ai dû aussi somnoler, car je me réveille tout d’un coup avec un sursaut terrible, en voyant la porte de la cave s’ouvrir et livrer passage à un homme.

Je le regarde. Il fait deux pas en avant et oscille, debout. Il est nu. Ses cheveux et ses sourcils ont disparu, son corps est aussi rouge et boursouflé que si on venait de le maintenir plusieurs minutes dans l’eau bouillante, et chose qui me paraît horrible et me glace de terreur, des lambeaux de chair sanguinolente pendent de sa poitrine, de ses flancs et de ses jambes. Et malgré cela, il tient debout, je ne sais comment, il me regarde et bien que son visage ne soit plus qu’une plaie saignante, à ses yeux je le reconnais : c’est Germain, mon ouvrier des
Sept Fayards.

Je dis :

— Germain !

Et aussitôt, comme s’il n’avait attendu que cet appel, il s’affaisse, roule sur lui-même et reste allongé sur le dos, sans mouvement, les jambes étendues, les bras en croix. En même temps, de la porte laissée ouverte, arrive en plein sur moi un courant d’air si brûlant que je décide de sortir du baquet et d’aller la fermer, et chose inouïe, j’y parviens, en rampant ou à quatre pattes, je ne sais plus, mais je pousse de tout mon poids contre le lourd panneau de chêne, il se met enfin en branle et j’entends avec un soulagement immense le pêne claquer dans son logement.

Je halète, je ruisselle de sueur, les dalles me brûlent, et je me demande avec une angoisse indicible si je vais réussir à regagner mon baquet. Je suis prostré sur les coudes et les genoux, la tête pendante, à quelques mètres à peine de Germain et je n’ai même pas la force d’aller vers lui. Mais c’est inutile. Je le sais déjà. Il est mort. Et là, tout d’un coup, alors que je n’ai même pas la force de relever la tête, les coudes et les genoux brûlés par le sol, luttant contre l’envie de me laisser aller et de mourir, je regarde le cadavre de Germain et je comprends pour la première fois, en une illumination soudaine, que nous sommes entourés par un océan de feu où tout ce qui est homme, bête ou plante a été consumé.

IV

Je viens de me relire, et un certain nombre de choses me sautent aux yeux, que je n’avais pas aperçues avant d’écrire ce récit. Par exemple, je me demande comment Germain, agonisant et déshabillé par le feu — déshabillé même de sa peau, le malheureux — avait trouvé la force d’arriver jusqu’à nous. Je suppose qu’ayant reçu aux
Sept Fayards
un message urgent d’un client et ne pouvant m’atteindre par téléphone puisqu’il me savait dans la cave, il avait enfourché sa moto et il avait été surpris au moment d’entrer à Malevil, c’est-à-dire à un endroit où il était déjà relativement protégé de la nappe de feu par la falaise. Dans cette hypothèse, il aurait été, pour ainsi dire, léché par les bords de la gigantesque langue de flamme qui se propageait comme l’éclair du Nord au Sud. C’est ce qui explique, je pense, qu’il n’ait pas été consumé, comme la plupart des gens de Malejac, dont il ne resta que quelques os noircis sous une couche de cendre.

Si Germain était parvenu quelques secondes plus tôt dans la cour du donjon, il est possible qu’il eût sauvé sa vie. Le château lui-même, en effet, souffrit assez peu, l’énorme falaise qui le dominait au nord ayant interposé sa masse entre la fournaise et lui.

Autre chose me frappe : à partir du moment où le roulement de train (encore une fois, cette expression me paraît dérisoire) éclata dans la cave, suivi de cette horrible chaleur de four, il y eut chez mes compagnons et moi-même comme une paralysie des membres, de la parole et même de la pensée. On parla très peu, on bougea encore moins, et le plus surprenant, comme je l’ai noté, c’est que je n’eus aucune idée claire de ce qui se passait au-dehors de la cave avant l’apparition de Germain. Même alors, je continuai à penser en termes très vagues et ne tirai aucune conclusion de l’interruption du courant électrique, du silence persistant des stations de radio, du tonnerre inhumain et de la hausse terrifiante de la température.

En même temps que la faculté de raisonner, je perdis la notion du temps. Même aujourd’hui, je ne puis dire combien de minutes s’écoulèrent entre le moment où la lumière s’éteignit et le moment où la porte s’ouvrit pour livrer passage à Germain. Cela tient, je crois, à ce qu’il y eut plusieurs blancs dans ma perception des choses, celle-ci ne fonctionnant plus que par intermittence et de façon très affaiblie.

Je perdis aussi le sens moral. Je ne le perdis pas aussitôt, puisque je me donnai d’abord du mal pour secourir Meyssonnier. Mais ce fut là, si je puis dire, sa dernière lueur. Il ne me vint pas ensuite à l’idée que c’était une conduite très peu altruiste que d’accaparer l’unique baquet d’eau que nous avions en m’y plongeant et en y restant si longtemps immergé. D’un autre côté, si je ne l’avais pas fait, est-ce que j’aurais eu la force d’aller, sur les genoux et les mains, repousser la porte que Germain avait laissée ouverte ? Je remarquai, après coup, qu’aucun de mes compagnons ne bougea, bien que leurs yeux fussent fixés sur l’ouverture avec une expression de souffrance.

J’ai dit, que prostré, à quatre pattes, la tête pendante, à un mètre à peine de Germain, je n’avais pas eu la force d’aller jusqu’à lui. Il vaudrait mieux parler de courage, plutôt que de force, puisque j’eus celle de rejoindre ensuite mon baquet. En fait, j’étais encore sous le coup de la terreur que j’avais ressentie en voyant se dresser son corps boursouflé et sanguinolent, les lambeaux de chair à demi détachés de lui et pendant comme ceux d’une chemise qui se serait déchirée au cours d’une lutte. Germain était grand et fort et peut-être parce que j’étais tassé sur moi-même, peut-être aussi parce que son ombre projetée sur les voûtes était démesurément grandie par les bougies, il me parut immense et terrible, comme si la mort elle-même, et non une de ses victimes, venait d’entrer. Et puis, il était debout, alors que notre faiblesse nous mettait à ras de terre. Et enfin, il oscillait d’avant en arrière en me fixant de ses yeux bleus perçants, et dans cette oscillation, j’avais cru discerner une menace, comme s’il allait s’abattre sur moi pour m’anéantir.

J’atteignis le baquet, mais à ma grande surprise, je renonçai à m’y installer quand, en y plongeant la main, j’y trouvai l’eau trop chaude. J’aurais dû en conclure que cette sensation n’était qu’une illusion et voulait dire, en fait, que l’air ambiant commençait à se refroidir, mais je n’y songeai pas une minute, et je ne songeai pas non plus à consulter le thermomètre au-dessus du poste d’eau. Je n’avais qu’une idée : fuir le contact des dalles. Je me hissai non sans peine sur deux tonneaux de vin qui se touchaient. Je m’installai par le travers, assis dans le creux entre les deux courbes, mes jambes et mon torse relevés de part et d’autre. Le bois me donna presque une impression de fraîcheur et de confort, mais cette impression ne dura pas, je souffrais trop, bien que ma souffrance se fût déplacée. Je transpirais moins et je ne suffoquais plus, mais les paumes des mains, les genoux, les hanches et les fesses, bref, toutes les parties du corps qui s’étaient trouvées en contact avec le sol, me faisaient mal. J’entendais autour de moi des petits gémissements, je pensais fugitivement à mes compagnons avec un vif sentiment d’inquiétude jusqu’au moment où je m’aperçus avec honte que c’était moi qui gémissais. Je m’en rendis compte plus tard. Rien n’est plus subjectif que la douleur, car celle que je ressentais était en fait disproportionnée aux brûlures très superficielles qui la provoquaient. Dès que j’eus repris un peu de force et recommençai à agir, je les oubliai.

BOOK: Malevil
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