La carte et le territoire
Michel Houellebecq
Flammarion (3 septembre 2010)
ISBN-10: 2081246333
ISBN-13: 978-2081246331
Jeff Koons venait de se lever de son siège, les bras lancés en avant dans un élan d’enthousiasme. Assis en face de lui sur un canapé de cuir blanc partiellement recouvert de soieries, un peu tassé sur lui-même, Damien Hirst semblait sur le point d’émettre une objection ; son visage était rougeaud, morose. Tous deux étaient vêtus d’un costume noir – celui de Koons, à fines rayures – d’une chemise blanche et d’une cravate noire. Entre les deux hommes, sur la table basse, était posée une corbeille de fruits confits à laquelle ni l’un ni l’autre ne prêtait aucune attention ; Hirst buvait une Budweiser Light.
Derrière eux, une baie vitrée ouvrait sur un paysage d’immeubles élevés qui formaient un enchevêtrement babylonien de polygones gigantesques, jusqu’aux confins de l’horizon ; la nuit était lumineuse, Fair d’une limpidité absolue. On aurait pu se trouver au Qatar, ou à Dubai ; la décoration de la chambre était en réalité inspirée par une photographie publicitaire, tirée d’une publication de luxe allemande, de l’hôtel
Emirates
d’Abu Dhabi.
Le front de Jeff Koons était légèrement luisant ; Jed l’estompa à la brosse, se recula de trois pas. Il y avait décidément un problème avec Koons. Hirst était au fond facile à saisir : on pouvait le faire brutal, cynique, genre « je chie sur vous du haut de mon fric » ; on pouvait aussi le faire
artiste révolté
(mais quand même riche) poursuivant un
travail angoissé sur la mort
; il y avait enfin dans son visage quelque chose de sanguin et de lourd, typiquement anglais, qui le rapprochait d’un fan de base d’Arsenal. En somme il y avait différents aspects, mais que l’on pouvait combiner dans le portrait cohérent, représentable, d’un artiste britannique typique de sa génération. Alors que Koons semblait porter en lui quelque chose de double, comme une contradiction insurmontable entre la rouerie ordinaire du technico-commercial et l’exaltation de l’ascète. Cela faisait déjà trois semaines que Jed retouchait l’expression de Koons se levant de son siège, les bras lancés en avant dans un élan d’enthousiasme comme s’il tentait de convaincre Hirst ; c’était aussi difficile que de peindre un pornographe mormon.
Il avait des photographies de Koons seul, en compagnie de Roman Abramovitch, Madonna, Barack Obama, Bono, Warren Buffett, Bill Gates… Aucune ne parvenait à exprimer quoi que ce soit de la personnalité de Koons, à dépasser cette apparence de vendeur de décapotables Chevrolet qu’il avait choisi d’arborer face au monde, c’était exaspérant, depuis longtemps d’ailleurs les photographes exaspéraient Jed, en particulier les
grands photographes
, avec leur prétention de révéler dans leurs clichés la
vérité
de leurs modèles ; ils ne révélaient rien du tout, ils se contentaient de se placer devant vous et de déclencher le moteur de leur appareil pour prendre des centaines de clichés au petit bonheur en poussant des gloussements, et plus tard ils choisissaient les moins mauvais de la série, voilà comment ils procédaient, sans exception, tous ces soi-disant
grands photographes
, Jed en connaissait quelques-uns personnellement et n’avait pour eux que mépris, il les considérait tous autant qu’ils étaient comme à peu près aussi créatifs qu’un Photomaton.
Dans la cuisine, quelques pas derrière lui, le chauffe-eau émit une succession de claquements secs. Il se figea, tétanisé. On était déjà le 15 décembre.
Un an auparavant, à peu près à la même date, son chauffe-eau avait émis la même succession de claquements, avant de s’arrêter tout à fait. En quelques heures, la température dans l’atelier était tombée à 3 °C. Il avait réussi à dormir un peu, à s’assoupir plutôt, par brèves périodes. Vers six heures du matin, il avait utilisé les derniers litres du ballon d’eau chaude pour une toilette sommaire, puis s’était préparé un café en attendant l’employé de
Plomberie en général
– ils avaient promis d’envoyer quelqu’un dès les premières heures de la matinée.
Sur son site web,
Plomberie en général
se proposait de « faire entrer la plomberie dans le troisième millénaire » ; ils pourraient commencer par honorer leurs rendez-vous, maugréa Jed vers onze heures, circulant sans parvenir à se réchauffer dans l’atelier. Il travaillait alors à un tableau de son père, qu’il devait intituler « L’architecte Jean-Pierre Martin quittant la direction de son entreprise » ; inévitablement, l’abaissement de la température allait ralentir le séchage de la dernière couche. Il avait accepté comme chaque année de dîner avec son père le soir de Noël, deux semaines plus tard, et espérait en avoir terminé avant ; si un plombier n’intervenait pas rapidement, ça risquait d’être compromis. À vrai dire dans l’absolu ça n’avait aucune importance, il n’avait pas l’intention de faire cadeau de ce tableau à son père, il voulait simplement le lui
montrer
; pourquoi est-ce qu’il y attachait, d’un seul coup, tant d’importance ? Il était décidément à bout de nerfs en ce moment, il travaillait trop, il avait commencé six tableaux en même temps, depuis quelques mois il n’arrêtait plus, ce n’était pas raisonnable.
Vers quinze heures, il se décida à rappeler
Plomberie en général
; ça sonnait occupé, constamment. Il réussit à les joindre un peu après dix-sept heures ; l’employée du service clientèle argua d’un surcroît de travail exceptionnel dû à l’arrivée des grands froids, mais promit quelqu’un pour le lendemain matin, sans faute. Jed raccrocha, puis réserva une chambre à l’hôtel Mercure du boulevard Auguste-Blanqui.
Le lendemain il attendit de nouveau, toute la journée, l’arrivée de
Plomberie en général
, mais aussi celle de Simplement plombiers, qu’il avait réussi à joindre dans l’intervalle.
Simplement plombiers
promettait le respect des traditions artisanales de la « haute plomberie », mais ne se montrait pas davantage capable d’honorer un rendez-vous.
Sur le tableau qu’il avait fait de lui, le père de Jed, debout sur une estrade au milieu du groupe d’une cinquantaine d’employés que comptait son entreprise, levait son verre avec un sourire douloureux. Le pot de départ avait lieu dans l’
open space
de son cabinet d’architectes, une grande salle aux murs blancs, de trente mètres sur vingt, éclairée par une verrière, où alternaient les postes de conception informatique et les tables à tréteaux supportant les maquettes en volume des projets en cours. Le gros de l’assistance était composé de jeunes gens au physique de
nerds
– les concepteurs 3D. Debout au pied de l’estrade, trois architectes d’une quarantaine d’années entouraient son père. Selon une configuration empruntée à une toile mineure de Lorenzo Lotto, chacun d’entre eux évitait le regard des deux autres, tout en essayant de capter le regard de son père ; chacun d’entre eux, comprenait-on aussitôt, avait l’espoir de lui succéder à la tête de l’entreprise. Le regard de son père, fixé un peu au-dessus de l’assistance, exprimait le désir de réunir une dernière fois son équipe autour de lui, une confiance raisonnable en l’avenir, mais surtout une tristesse absolue. Tristesse de quitter l’entreprise qu’il avait fondée, à laquelle il avait donné le meilleur de ses forces, tristesse de l’inéluctable : on avait de toute évidence affaire à un homme fini.
En milieu d’après-midi, Jed essaya en vain, une dizaine de fois, de joindre
Ze Plomb’
, qui utilisait
Skyrock
comme musique de mise en attente, alors que
Simplement plombiers
avait opté pour
Rires et chansons
.
Vers dix-sept heures, il rejoignit l’hôtel Mercure. La nuit tombait sur le boulevard Auguste-Blanqui ; des SDF avaient allumé un feu sur la contre-allée.
Les jours suivants se passèrent à peu près de la même manière, à composer des numéros d’entreprises de plomberie, à être redirigé presque instantanément sur une musique d’attente, à attendre, dans un froid de plus en plus glacial, près de son tableau qui ne voulait pas sécher.
Une solution se présenta au matin du 24 décembre, sous les traits d’un artisan croate qui habitait tout près, avenue Stephen-Pichon – Jed avait remarqué la plaque par hasard en revenant de l’hôtel Mercure. Il était disponible, oui, immédiatement. C’était un homme de petite taille aux cheveux noirs, au teint pâle, aux traits harmonieux et fins, qui avait une petite moustache assez
Belle Époque
; il ressemblait en réalité un peu à Jed – moustache mise à part.
Immédiatement après être entré dans l’appartement il examina la chaudière, longuement, démontant le panneau de commande, suivant de ses doigts fins le parcours complexe des canalisations. Il parla de valves, et de siphons. Il donnait l’impression d’en savoir gros sur la vie, en général.
Après un quart d’heure d’examen, son diagnostic fut le suivant : il pouvait réparer, oui, il était en mesure de se livrer à une sorte de
réparation
, c’était une affaire de cinquante euros, pas davantage. Mais moins que d’une authentique réparation il s’agirait au vrai d’un bricolage, qui pouvait faire l’affaire quelques mois, voire quelques années dans le meilleur des cas, mais qu’il se refusait pour autant à garantir sur le long terme ; plus généralement, il lui paraissait malsain de parier sur l’avenir de cette chaudière à long terme.
Jed soupira ; il s’y attendait un peu, avoua-t-il. Il se souvenait très bien du jour où il avait décidé d’acheter cet appartement, neuf ans auparavant ; il revoyait l’agent immobilier, trapu et satisfait, vantant la lumière exceptionnelle, sans dissimuler la nécessité de certains « rafraîchissements ». Il s’était alors dit qu’il aurait dû être agent immobilier, ou gynécologue.
Simplement chaleureux dans les premières minutes, l’agent immobilier trapu fut saisi d’une véritable transe lyrique lorsqu’il apprit que Jed était artiste. C’était la première fois, s’exclama-t-il, qu’il avait l’occasion de vendre un
atelier d’artiste
à un artiste ! Jed craignit un instant qu’il ne se proclamât solidaire des artistes authentiques contre les
bobos
et autres philistins du même ordre, qui faisaient monter les prix, interdisant ainsi les ateliers d’artistes aux artistes, et comment faire n’est-ce pas je ne peux pas aller contre la vérité du marché ce n’est pas mon rôle, mais heureusement ceci ne se produisit pas, l’agent immobilier trapu se contenta de lui accorder une ristourne de 10 % – qu’il avait probablement déjà prévu de consentir à l’issue d’une mini-négociation.
« Atelier d’artiste » il fallait s’entendre, c’était un grenier avec une verrière, une belle verrière il est vrai, et quelques obscures dépendances, à peine suffisantes pour quelqu’un comme Jed, qui avait des besoins hygiéniques limités. Mais la vue était, en effet, splendide : par-delà la place des Alpes elle s’étendait jusqu’au boulevard Vincent-Auriol, au métro aérien, et plus loin jusqu’à ces forteresses quadrangulaires construites dans le milieu des années 1970 en opposition absolue avec l’ensemble du paysage esthétique parisien, et qui étaient ce que Jed préférait à Paris, de très loin, sur le plan architectural.
Le Croate effectua la réparation, empocha les cinquante euros. Il ne proposa pas de facture à Jed, celui-ci ne s’y était pas attendu d’ailleurs. La porte venait de se refermer sur lui quand il frappa de nouveau, à petits coups secs. Jed entrebâilla l’huis.
« Au fait, monsieur » dit l’homme. « Joyeux Noël. Je voulais vous dire : Joyeux Noël.
— Oui, c’est vrai » fit Jed, embarrassé. « Joyeux Noël à vous aussi. »
C’est alors qu’il prit conscience du problème du taxi. Comme il s’y attendait,
AToute
refusa nettement de le conduire au Raincy, et
Speedtax
accepta tout au plus de l’emmener jusqu’à la gare, à la rigueur jusqu’à la mairie, mais certainement pas à proximité de la cité des Cigales. « Raisons de sécurité, monsieur… » susurra l’employé avec un léger reproche. « Nous ne desservons que les zones parfaitement sécurisées, monsieur » indiqua pour sa part le réceptionniste de
Voitures Fernand Garcin
sur un ton de componction lisse. Il se sentait peu à peu coupable de vouloir passer son réveillon dans une zone aussi incongrue que la cité des Cigales, et comme chaque année il se mit à en vouloir à son père qui refusait obstinément de quitter cette maison bourgeoise, entourée d’un vaste parc, que les mouvements de population avaient progressivement reléguée au cœur d’une zone de plus en plus dangereuse, depuis peu à vrai dire entièrement contrôlée par les gangs.