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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature française

La carte et le territoire (9 page)

BOOK: La carte et le territoire
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Elle n’en fit rien, mais cette conversation lui donna à penser, et quelques jours plus tard elle proposa à sa hiérarchie de mettre en place une enquête statistique sur les plats effectivement consommés dans les hôtels de la chaîne. Les résultats ne furent connus que six mois plus tard, mais devaient largement valider sa première intuition. La cuisine créative, ainsi que la cuisine asiatique, étaient unanimement rejetées. La cuisine d’Afrique du Nord n’était appréciée que dans le Grand Sud et la Corse. Quelle que soit la région, les restaurants se prévalant d’une image « traditionnelle » ou « à l’ancienne » enregistraient des additions supérieures de 63 % à l’addition médiane. Les cochonnailles et les fromages représentaient des valeurs sûres, mais surtout les plats s’articulant autour d’animaux bizarres, à connotation non seulement française mais régionale, tels que la palombe, l’escargot ou la lamproie, atteignaient des scores exceptionnels. Le directeur du segment food luxe et intermédiaire, qui rédigea la note de synthèse accompagnant le rapport, concluait sans ambages :

« Nous avons probablement eu tort de nous concentrer sur les goûts d’une clientèle anglo-saxonne à la recherche d’une expérience gastronomique light, associant saveurs et sécurité sanitaire, soucieuse de la pasteurisation et du respect de la chaîne du froid. Cette clientèle, en réalité, n’existe pas: les touristes américains n’ont jamais été nombreux en France, et les Anglais sont en diminution constante; le monde anglo-saxon pris dans son ensemble ne représente plus que 4,3 % de notre chiffre d’affaires. Nos nouveaux clients, nos clients réels, issus de pays plus jeunes et plus rudes, aux normes sanitaires récentes et de toute façon peu appliquées, sont au contraire à la recherche, lors de leur séjour en France, d’une expérience gastronomique vintage, voire hard-core; seuls les restaurants en mesure de s’adapter à cette nouvelle donne devraient mériter, à l’avenir, de figurer dans notre guide. »

VIII

Ils vécurent plusieurs semaines de bonheur (ce n’était pas, ce ne pouvait plus être le bonheur exacerbé, fébrile des jeunes, il n’était plus question pour eux au cours d’un week-end de
s’exploser la tête
ni de
se déchirer grave
 ; c’était déjà – mais ils étaient encore en âge de s’en amuser – la préparation à ce bonheur épicurien, paisible, raffiné sans snobisme, que la société occidentale propose aux représentants de ses classes moyennes-élevées en milieu de vie). Ils s’habituèrent à ce ton théâtral que prennent les serveurs des établissements primo-étoilés pour annoncer la composition des amuse-bouche et autres « mises en appétit » ; à cette manière aussi, élastique et déclamatoire, dont ils s’exclamaient : « Excellente continuation, messieurs dames ! » à chaque changement de plat, et qui rappelait à chaque fois à Jed ce « Bonne célébration ! » que leur avait lancé un jeune prêtre, grassouillet et probablement socialiste, alors qu’ils entraient sous le coup d’une impulsion irraisonnée, Geneviève et lui, dans l’église Notre-Dame-des-Champs, au moment de la messe du dimanche matin, juste après avoir fait l’amour dans le studio qu’elle occupait alors boulevard du Montparnasse. Plusieurs fois par la suite il avait repensé à ce prêtre, physiquement il ressemblait un peu à François Hollande, mais contrairement au leader politique il s’était
fait eunuque pour Dieu
. Bien des années plus tard, après qu’il se fut lancé dans la « série des métiers simples », Jed avait envisagé à plusieurs reprises de se lancer dans le portrait de l’un de ces hommes qui, chastes et dévoués, de moins en moins nombreux, sillonnaient les métropoles pour y apporter le réconfort de leur foi. Mais il avait échoué, il n’avait même pas réussi à appréhender le sujet. Héritiers d’une tradition spirituelle millénaire que plus personne ne comprenait vraiment, autrefois placés au premier rang de la société, les prêtres étaient aujourd’hui réduits, à l’issue d’études effroyablement longues et difficiles qui impliquaient la maîtrise du latin, du droit canon, de la théologie rationnelle et d’autres matières presque incompréhensibles, à subsister dans des conditions matérielles misérables, ils prenaient le métro au milieu des autres hommes, allant d’un groupe de partage de l’Évangile à un atelier d’alphabétisation, disant la messe chaque matin pour une assistance clairsemée et vieillissante, toute joie sensuelle leur était interdite, et jusqu’aux plaisirs élémentaires de la vie de famille, obligés cependant par leur fonction de manifester jour après jour un optimisme indéfectible. Presque tous les tableaux de Jed Martin, devaient noter les historiens d’art, représentent des hommes ou des femmes exerçant leur profession dans un esprit de bonne volonté, mais ce qui s’y exprimait était une bonne volonté raisonnable, où la soumission aux impératifs professionnels vous garantissait en retour, dans des proportions variables, un mélange de satisfactions financières et de gratifications d’amour-propre. Humbles et désargentés, méprisés de tous, soumis à tous les tracas de la vie urbaine sans avoir accès à aucun de ses plaisirs, les jeunes prêtres urbains constituaient, pour qui ne partageait pas leur croyance, un sujet déroutant et inaccessible. Le guide
French Touch
, à l’opposé, proposait une gamme de plaisirs limités mais attestables. On pouvait partager la satisfaction du propriétaire de
La Marmotte Rieuse
lorsqu’il concluait sa note de présentation par cette phrase sereine et assurée : « Chambres spacieuses avec terrasse (baignoires à jacuzzi), menus séduction, dix confitures maison au petit déjeuner : nous sommes bel et bien dans un hôtel de charme. » On pouvait se laisser entraîner par la prose poétique du gérant du
Carpe Diem
lorsqu’il présentait le séjour dans son établissement en ces termes : « Un sourire vous entraînera du jardin (espèces méditerranéennes) à votre suite, un lieu qui bousculera tous vos sens. Il vous suffira alors de fermer les yeux pour garder en mémoire les senteurs de paradis, les jets d’eau bruissant dans le hammam de marbre blanc pour ne laisser filtrer qu’une évidence : " Ici, la vie est belle. " » Dans le cadre grandiose du château de Bourbon-Busset, dont les descendants perpétuaient avec élégance l’art du bien-recevoir, on pouvait contempler des souvenirs émouvants (émouvants pour la famille de Bourbon-Busset, probablement) remontant aux croisades ; certaines chambres étaient équipées de matelas à eau. Cette juxtaposition d’éléments
vieille France
ou
terroir
et d’équipements hédonistes contemporains produisait parfois un effet étrange, presque celui d’une faute de goût ; mais c’était peut-être ce mélange improbable, se dit Jed, que recherchait la clientèle de la chaîne, ou du moins son
cœur de cible
. Les promesses factuelles des notes de présentation étaient, quoi qu’il en soit, tenues. Le parc du
Château des Gorges du Haut-Cézallier
était censé abriter des biches, des chevreuils et un petit âne ; il y avait, effectivement, un petit âne. En flânant dans les jardins de
L’Auberge Verticale
, on était supposé apercevoir Miguel Santamayor,
cuisinier d’intuition
qui opérait une «#8201;synthèse hors normes de la tradition et du futurisme » ; on voyait en effet un type à la vague apparence de gourou s’agiter dans les cuisines, avant qu’à l’issue de sa « symphonie des légumes et des saisons » il ne vienne lui-même vous proposer un de ses havanes de passion.

Ils passèrent leur dernier week-end, celui de la Pentecôte, dans le château du Vault-de-Lugny, une
demeure d’exception
dont les chambres fastueuses s’ouvraient sur un parc de quarante hectares dont le plan original était attribué à Le Nôtre. La cuisine, selon le guide, « sublimait un terroir d’une richesse infinie » ; on était là en présence d’« un des plus beaux concentrés de la France ». C’est là, le lundi de Pentecôte, au petit déjeuner, qu’Olga annonça à Jed qu’elle retournait en Russie à la fin du mois. Elle dégustait à cet instant une confiture de fraises des bois, et des oiseaux indifférents à tout drame humain gazouillaient dans le parc originellement dessiné par Le Nôtre. Une famille de Chinois, à quelques mètres d’eux, se goinfrait de gaufres et de saucisses. Les saucisses au petit déjeuner avaient été originellement introduites au château du Vault-de-Lugny pour complaire aux désirs d’une clientèle anglo-saxonne traditionaliste, attachée à un breakfast protéique et gras ; elles avaient été mises en débat, au cours d’une brève mais décisive réunion d’entreprise ; les goûts encore incertains, maladroitement formulés, mais se portant apparemment vers les saucisses, de cette nouvelle clientèle chinoise, avaient conduit à conserver cette ligne d’approvisionnement. D’autres hôtels de charme bourguignons, ces mêmes années, parvenaient à une conclusion identique, et c’est ainsi que les
Saucisses
et
Salaisons Martenot
, installées dans la région depuis 1927, échappèrent au dépôt de bilan, et à la séquence « Social » du journal de FR3.

Olga cependant, une fille de toute façon
pas très protéines
, préférait la confiture de fraises des bois, et elle commençait à se sentir vraiment nerveuse parce qu’elle comprenait que sa vie allait se jouer là, en quelques minutes, et les hommes étaient si difficiles à cerner de nos jours, pas tellement au début les minijupes ça marchait toujours, mais ensuite ils devenaient de plus en plus bizarres. Michelin ambitionnait fortement de renforcer sa présence en Russie, ce pays était un de ses axes de développement prioritaires et son salaire allait être carrément multiplié par trois, elle aurait sous ses ordres une cinquantaine de personnes, c’était une mutation qu’elle ne pouvait en aucun cas refuser, aux yeux de la direction générale un refus aurait été non seulement incompréhensible mais même criminel, un cadre d’un certain niveau n’a pas seulement des obligations par rapport à l’entreprise mais aussi par rapport à lui-même, il se doit de soigner et de chérir sa carrière comme le Christ le fait pour l’Église, ou l’épouse pour son époux, il se doit tout du moins de prêter aux appels de sa carrière ce minimum d’attention sans lequel il montre à ses supérieurs consternés qu’il ne sera jamais digne de s’élever au-dessus d’une position subalterne.

Jed conservait un silence buté en tournant sa cuillère dans son œuf coque, jetait à Olga des regards par en dessous, comme un enfant puni.

« Tu peux venir en Russie… » dit-elle. « Tu peux venir quand tu veux. »

Elle était jeune, ou plus exactement elle était
encore jeune
, elle s’imaginait encore que la vie offre des possibilités variées, qu’une relation humaine peut connaître au cours du temps des évolutions successives, contradictoires.

Un souffle de vent agitait les rideaux des portes-fenêtres donnant sur le parc. Le gazouillement des oiseaux s’amplifia brusquement, puis se tut. La tablée de Chinois avait disparu sans crier gare, ils s’étaient dématérialisés en quelque sorte. Jed se taisait toujours, puis il reposa sa cuillère.

« Tu mets du temps à répondre… » dit-elle. « Petit Français… » ajouta-t-elle avec un reproche plein de douceur. « Petit Français indécis… »

IX

Le dimanche 28 juin, en milieu d’après-midi, Jed accompagna Olga à l’aéroport de Roissy. C’était triste, quelque chose en lui comprenait qu’ils étaient en train de vivre un moment d’une tristesse mortelle. Le temps, beau et calme, ne favorisait pas l’apparition des sentiments appropriés. Il aurait pu interrompre le processus de déliaison, se jeter à ses pieds, la supplier de ne pas prendre cet avion ; il aurait probablement été écouté. Mais que faire ensuite ? Chercher un nouvel appartement (le bail de la rue Guynemer s’achevait à la fin du mois) ? Annuler le déménagement prévu pour le lendemain ? C’était possible, les difficultés techniques n’étaient pas énormes.

Jed n’était pas jeune, il ne l’avait à proprement parler jamais été ; mais il était un être humain relativement inexpérimenté. En matière d’êtres humains il ne connaissait que son père, et encore pas beaucoup. Cette fréquentation ne pouvait pas l’inciter à un grand optimisme, en matière de relations humaines. Pour ce qu’il avait pu en observer l’existence des hommes s’organisait autour du travail, qui occupait la plus grande partie de la vie, et s’accomplissait dans des organisations de dimension variable. À l’issue des années de travail s’ouvrait une période plus brève, marquée par le développement de différentes pathologies. Certains êtres humains, pendant la période la plus active de leur vie, tentaient en outre de s’associer dans des micro-regroupements, qualifiés de familles, ayant pour but la reproduction de l’espèce ; mais ces tentatives, le plus souvent, tournaient court, pour des raisons liées à la « nature des temps », se disait-il vaguement en partageant un expresso avec son amante (ils étaient seuls au comptoir du bar Segafredo, et plus généralement l’animation dans l’aéroport était faible, le brouhaha des inévitables conversations ouaté par un silence qui semblait consubstantiel à l’endroit, comme dans certaines cliniques privées). Ce n’était qu’une illusion, le dispositif général de transport des êtres humains, qui jouait un rôle si important aujourd’hui dans l’accomplissement des destinées individuelles, marquait simplement une légère pause avant d’entamer une séquence de fonctionnement à capacité maximale, lors de la période des premiers grands départs. Il était cependant tentant d’y voir un hommage, un hommage discret de la machinerie sociale à leur amour si vite interrompu.

Jed n’eut aucune réaction quand Olga, après un dernier baiser, se dirigea vers la zone de contrôle des passeports, et ce n’est qu’en rentrant chez lui, boulevard de l’Hôpital, qu’il comprit qu’il venait, presque à son insu, de franchir une nouvelle étape dans le déroulement de sa vie. Il le comprit à ceci que tout ce qui constituait, il y a quelques jours, son monde, lui apparaissait d’un seul coup complètement vide. Cartes routières et tirages photographiques s’étalaient par centaines sur le plancher, et tout cela n’avait plus aucun sens. Avec résignation il ressortit, acheta deux rouleaux de sacs-poubelle « gravats » à l’hypermarché Casino du boulevard Vincent-Auriol, puis rentra chez lui et commença à les remplir. C’est lourd le papier, songea-t-il, il allait lui falloir plusieurs voyages pour descendre les sacs. C’étaient des mois, des années de travail plutôt qu’il était en train de détruire ; il n’eut pourtant pas une seconde d’hésitation. Bien des années plus tard, lorsqu’il fut devenu célèbre – et même, à vrai dire, extrêmement célèbre – Jed devait être interrogé à de nombreuses reprises sur ce que signifiait, à ses yeux, le fait d’être un artiste. Il ne devait rien trouver de très intéressant ni de très original à dire, à l’exception d’une seule chose, qu’il devait par conséquent répéter presque à chaque interview : être artiste, à ses yeux, c’était avant tout être quelqu’un de soumis. Soumis à des messages mystérieux, imprévisibles, qu’on devait donc faute de mieux et en l’absence de toute croyance religieuse qualifier $ intuitions ; messages qui n’en commandaient pas moins de manière impérieuse, catégorique, sans laisser la moindre possibilité de s’y soustraire – sauf à perdre toute notion d’intégrité et tout respect de soi-même. Ces messages pouvaient impliquer de détruire une œuvre, voire un ensemble entier d’œuvres, pour s’engager dans une direction radicalement nouvelle, ou même parfois sans direction du tout, sans disposer du moindre projet, de la moindre espérance de continuation. C’est en cela, et en cela seulement, que la condition d’artiste pouvait, quelquefois, être qualifiée de
difficile
. C’est en cela aussi, et en cela seulement, qu’elle se différenciait de ces professions ou métiers auxquels il allait rendre hommage dans la seconde partie de sa carrière, celle qui devait lui valoir une renommée mondiale.

BOOK: La carte et le territoire
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