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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

Le Lis et le Lion (12 page)

BOOK: Le Lis et le Lion
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— Manessier de Lannoy
confirmera que les lettres soustraites furent brûlées par Madame Mahaut… Sa
maison, comme vous le savez, allait être vendue pour payer ses dettes aux
Lombards ; il vous a grande grâce de lui avoir conservé un toit.

— Je suis bon ; cela ne se
sait pas assez, dit Robert. Mais vous ne m’apprenez rien sur Juvigny, l’ancien
valet d’Enguerrand ?

Le notaire baissa le nez d’un air
coupable.

— Je n’en obtiens rien,
dit-il ; il refuse ; il prétend qu’il ne sait pas, qu’il ne se
souvient plus.

— Comment ! s’écria
Robert, je suis allé moi-même au Louvre, où il est pensionné pour faire bien
peu, et je lui ai parlé ! Et il s’obstine à ne pas se souvenir ?
Voyez donc si on ne peut le mettre un peu à la question. La vue des tenailles
l’aidera peut-être à dire la vérité.

— Monseigneur, répondit le
notaire tristement, on tourmente les prévenus, mais pas encore les témoins.

— Alors apprenez-lui que, si la
mémoire ne lui revient pas, ses gages seront supprimés. Je suis bon ;
encore faut-il qu’on m’y aide.

Il saisit un chandelier de bronze
qui pesait bien quinze livres et le fit sauter, tout en marchant, d’une main dans
l’autre.

Le notaire pensa à l’injustice
divine qui accorde tant de force musculaire à des gens qui ne l’emploient que
pour s’amuser, et si peu aux pauvres notaires qui ont leur lourd sac de cuir
noir à porter.

— Ne craignez-vous pas,
Monseigneur, si vous supprimez à Juvigny ses gages, qu’il ne puisse les
retrouver de la main de la comtesse Mahaut ?

Robert s’arrêta.

— Mahaut ? s’écria-t-il,
mais elle ne peut plus rien ; elle se terre, elle a peur. L’a-t-on vue à
la cour ces temps-ci ? Elle ne bouge plus, elle tremble, elle sait qu’elle
est perdue.

— Dieu vous entende,
Monseigneur, Dieu vous entende. Certes, nous gagnerons ; mais cela n’ira
pas sans encore quelques petites traverses…

Tesson hésitait à continuer, non
tant par crainte de ce qu’il avait à dire qu’à cause du poids du sac. Encore
cinq ou dix minutes à rester debout.

— J’ai été avisé, reprit-il,
que nos gens d’enquête sont suivis en Artois, et nos témoins visités par
d’autres que par nous. En outre, ces temps-ci, il y a eu certain va-et-vient de
messagers entre l’hôtel de Madame Mahaut et Dijon. On a vu sa porte passée par
divers chevaucheurs à la livrée de Bourgogne…

Mahaut cherchait à resserrer ses
liens avec le duc Eudes, c’était chose bien claire. Or le parti de Bourgogne
disposait à la cour de l’appui de la reine.

— Oui, mais moi j’ai le roi,
dit Robert. La gueuse perdra, Tesson, je vous l’affirme.

— Il faudrait quand même
produire les pièces, Monseigneur, parce que sans pièces… À des dires on peut
toujours opposer d’autres dires… Le plus tôt sera le mieux.

Il avait de personnelles raisons
pour insister. À inspirer tant de témoignages, voire à les extorquer par achat
ou menaces, un notaire peut faire sa fortune, mais il risque aussi le Châtelet,
et même la roue… Tesson ne souhaitait guère prendre la place de l’ancien bailli
de Béthune.

— Elles viennent, vos pièces,
elles viennent ! Elles arrivent, je vous le dis ! Croyez-vous que ce
soit si facile de les obtenir ?… À propos, Tesson, dit soudain Robert en
désignant de l’index le sac de cuir noir, vous avez noté dans le témoignage du
comte de Bouville que le traité de mariage avait été scellé par les douze
pairs. Pourquoi avez-vous noté cela ?

— Parce que le témoin l’a dit,
Monseigneur.

— Ah oui… C’est très important,
dit Robert songeur.

— Pourquoi donc,
Monseigneur ?

— Pourquoi ? Parce que
j’attends l’autre copie du traité, celle des registres d’Artois, qui doit
m’être remise… et pour fort cher, d’ailleurs… Si les noms des douze pairs n’y
figuraient pas, la pièce ne serait point bonne. Quels étaient les pairs en ce
temps-là ? Pour les ducs et comtes, c’est chose facile ; mais les
pairs d’Église, quels étaient-ils ? Voyez comme il faut être attentif à
tout ?

Le notaire regarda Robert avec un
mélange d’inquiétude et d’admiration.

— Savez-vous, Monseigneur, que
si vous n’aviez pas été si grand sire, vous eussiez fait le meilleur notaire
qui soit au royaume ? Sans offense, je dis cela sans offense,
Monseigneur !

Robert sonna pour qu’on raccompagnât
son visiteur.

À peine le notaire se fut-il retiré
que Robert sortit par une petite porte ménagée entre les hanches de la
Madeleine – un jeu de décoration qui l’amusait fort – et courut à la
chambre de son épouse. En ayant chassé les dames de parage, il dit :

— Jeanne, ma bonne amie, ma
chère comtesse, faites savoir à la Divion d’interrompre l’écriture du traité de
mariage : il y faut le nom des douze pairs de l’an 82. Les
savez-vous ? Eh bien, moi non plus ! Où peut-on se les procurer sans
donner l’éveil ? Ah ! que de temps perdu ! Que de temps
perdu !

La comtesse de Beaumont, de ses
beaux yeux bleus limpides, contemplait son mari ; un vague sourire
éclairait son visage. Son géant avait encore trouvé quelque motif d’agitation.
Très calmement elle dit :

— À Saint-Denis, mon doux ami,
à Saint-Denis, aux registres de l’abbaye. Nous y relèverons sûrement les noms
des pairs. Je vais y envoyer Frère Henry, mon confesseur, comme s’il voulait
faire quelque recherche savante…

Une expression de tendresse amusée,
de gratitude joyeuse, passa sur le large visage de Robert.

— Savez-vous, ma mie, dit-il en
s’inclinant avec une grâce pesante, que si vous n’étiez pas si haute dame, vous
eussiez fait le meilleur notaire du royaume ?

Ils se sourirent, et dans les yeux
de Robert la comtesse de Beaumont, née Jeanne de Valois, lut la promesse qu’il
visiterait son lit le soir.

 

III
LES FAUSSAIRES

On croit toujours, lorsqu’on s’engage
sur le chemin du mensonge, que le trajet sera court et facile ; on
franchit aisément et même avec un certain plaisir les premiers obstacles ;
mais bientôt la forêt s’épaissit, la route s’efface, se ramifie en sentiers qui
vont se perdre dans les marécages ; chaque pas bute, s’enfonce ou
s’enlise ; on s’irrite ; on se dépense en démarches vaines dont
chacune constitue une nouvelle imprudence.

À première vue, rien de plus simple
que de contrefaire un vieux document. Une feuille de vélin jaunie au soleil et
usée dans la cendre, la main d’un clerc soudoyé, quelques sceaux appliqués sur
des lacets de soie : voilà qui ne semble requérir que peu de temps et des
dépenses modiques.

Pourtant, Robert d’Artois avait dû
renoncer, provisoirement, à faire reconstituer le contrat de mariage de son
père. Et cela, non seulement à cause de la recherche du nom des douze pairs,
mais aussi parce qu’il fallait que l’acte fût rédigé en latin et que n’importe
quel clerc n’était pas apte à fournir la formule utilisée naguère dans les
traités des mariages princiers. L’ancien aumônier de la reine Clémence de
Hongrie, instruit de ces matières, tardait à fournir l’entrée et l’issue de lettre ;
on n’osait trop le presser de peur que la démarche ne prît un air suspect.

Il y avait aussi la question des
sceaux.

— Faites-les copier par un
graveur de coins, d’après d’anciens cachets, avait dit Robert.

Or les graveurs de sceaux étaient
assermentés ; celui de la cour, interrogé, avait déclaré qu’on ne pouvait
imiter exactement un sceau, que deux coins jamais n’étaient identiques, et
qu’une cire scellée d’un faux coin se reconnaissait aisément aux yeux des
experts. Quant aux coins originaux, ils étaient toujours détruits à la mort de
leur propriétaire.

Donc il fallait se procurer
d’anciens actes pourvus des cachets dont on avait besoin, détacher ceux-ci, ce
qui n’était pas opération aisée, et les reporter sur la fausse pièce.

Robert conseilla à la Divion de
rassembler ses efforts sur un document moins difficile et qui présentait une
égale importance.

Le 28 juin 1302, avant de partir
pour l’ost de Flandre, où il devait périr percé de vingt coups de lance, le
vieux comte Robert II avait mis ses affaires en ordre et confirmé par
lettre les dispositions qui assuraient à son petit-fils l’héritage du comté
d’Artois.

— Et cela est vrai, tous les
témoins l’affirment ! disait Robert à sa femme. Simon Dourier se rappelle
même quels vassaux de mon grand-père étaient présents, et de quels bailliages
on apposa les sceaux. Ce n’est rien d’autre que la vérité que nous ferons
éclater là !

Simon Dourier, ancien notaire du
comte Robert II, fournit la teneur de la déclaration, autant que sa
mémoire la pouvait restituer. L’écriture en fut faite par un clerc de la
comtesse de Beaumont, nommé Dufour ; mais le texte de Dufour avait trop de
ratures, et puis sa main se reconnaissait.

La Divion alla en Artois porter ce
texte à un certain Robert Rossignol, qui avait été clerc de Thierry d’Hirson,
et qui recopia la lettre, non avec une plume d’oie, mais avec une plume de
bronze, pour mieux déguiser son écriture.

Ce Rossignol, à qui l’on offrit en
récompense un voyage à Saint-Jacques-de-Compostelle où il avait promis de se
rendre en accomplissement d’un vœu de santé, avait un gendre appelé Jean
Oliette qui s’entendait assez bien à détacher les sceaux. Cette famille
décidément était pleine de ressources ! Oliette enseigna son savoir à la
dame de Divion.

Celle-ci revient à Paris, s’enferme
avec Madame de Beaumont et une seule servante, Jeannette la Mesquine
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 ;
et voilà les trois femmes s’exerçant, à l’aide d’un rasoir chauffé et d’un crin
de cheval trempé dans une liqueur spéciale qui l’empêchait de casser, à
détacher les cachets de cire de vieux documents. On partageait le sceau en
deux ; puis on chauffait l’une des moitiés et on la réappliquait sur
l’autre, en prenant entre elles les lacets de soie ou la queue de parchemin de
la nouvelle pièce. Enfin on cuisait un peu le bord de la cire pour faire
disparaître la trace de la coupure.

Jeanne de Beaumont, Jeanne de Divion
et Jeanne la Mesquine se firent ainsi la main sur plus de quarante
sceaux ; elles ne travaillaient jamais deux fois au même endroit, se
cachant tantôt dans une chambre de l’hôtel d’Artois, tantôt à l’hôtel de
l’Aigle, ou encore en des demeures de campagne.

Robert pénétrait parfois dans la
pièce, pour jeter un coup d’œil sur l’opération.

— Alors, mes trois Jeanne sont
au labeur ! lançait-il avec bonne humeur.

C’était la comtesse de Beaumont qui,
des trois, était la plus habile.

— Doigts de femme, doigts de
fée, disait Robert en baisant courtoisement la main de son épouse.

Le tout n’était pas de savoir
détacher les sceaux ; encore fallait-il se procurer ceux dont on avait
besoin.

Le sceau de Philippe le Bel était
aisé à trouver ; il existait partout des actes royaux. Robert se fit
confier par l’évêque d’Évreux une lettre concernant sa seigneurie de Conches,
pièce qu’il avait à consulter, prétendit-il, et qu’il ne rendit jamais.

En Artois, la Divion mit ses amis
Rossignol et Oliette, ainsi que deux autres mesquines, Marie la Blanche et
Marie la Noire, à rechercher les anciens cachets de bailliages et de
seigneuries.

Bientôt tous les sceaux furent
réunis, sauf un seul, le plus important, celui du feu comte Robert II. La
chose pouvait paraître absurde, mais c’était ainsi : tous les actes de
famille étaient enfermés aux registres d’Artois, sous la garde des clercs de
Mahaut, et Robert, mineur lors de la mort de son grand-père, n’en détenait
aucun.

La Divion, grâce à une sienne
cousine, approcha un personnage nommé Ourson le Borgne, qui possédait une
patente du feu comte, scellée avec « lacs de foi », et qui paraissait
disposé à s’en défaire moyennant trois cents livres. Madame Jeanne de Beaumont
avait bien dit qu’on achetât la pièce à n’importe quel prix ; mais la
Divion ne possédait pas tant d’argent en Artois ; et messire Ourson le
Borgne, méfiant, n’acceptait pas de se défaire de sa patente contre seules
promesses.

La Divion, à bout de ressources, se
souvint d’avoir un mari qui vivait assez benoîtement dans la châtellenie de
Béthune. Il ne lui avait jamais montré trop d’aigre jalousie, et maintenant que
l’évêque Thierry était mort… Elle recourut à lui. Sans doute, c’étaient beaucoup
de gens, à présent, mis dans la confidence ; mais il fallait bien en
passer par là. Le mari ne voulut pas prêter d’argent, mais consentit à se
défaire d’un bon cheval sur lequel il avait été en tournoi et que la Divion fit
accepter à messire Ourson en complément de gages, lui laissant également les
quelques bijoux qu’elle avait sur elle.

Ah ! elle se dépensait, la
Divion ! Elle ne ménageait ni son temps, ni sa peine, ni ses démarches, ni
ses voyages. Ni sa langue. Et puis elle faisait attention à ne plus rien
égarer ; elle dormait la tête sur ses clefs.

La main crispée par l’angoisse, elle
découpa au rasoir le sceau du feu comte Robert. Un sceau qui coûtait trois
cents livres ! Et comment retrouver le semblable si par malheur il allait
se briser ?

Monseigneur Robert s’impatientait un
peu, parce que tous les témoins, maintenant, étaient entendus, et que le roi
lui demandait, fort aimablement, et par marque d’intérêt, si les pièces dont il
avait juré l’existence seraient bientôt présentées.

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