Les particules élémentaires (20 page)

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Authors: Michel Houellebecq

BOOK: Les particules élémentaires
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Michel avala les deux dernières tranches de saucisson, se resservit un verre de vin. Ses mains tremblaient énormément. Bruno poursuivit :

« Il est difficile d’imaginer plus con, plus agressif, plus insupportable et plus haineux qu’un pré-adolescent, spécialement lorsqu’il est réuni avec d’autres garçons de son âge. Le pré-adolescent est un monstre doublé d’un imbécile, son conformisme est presque incroyable ; le pré-adolescent semble la cristallisation subite, maléfique (et imprévisible si l’on considère l’enfant) de ce qu’il y a de pire en l’homme. Comment, dès lors, douter que la sexualité ne soit une force absolument mauvaise ? Et comment les gens supportent-ils de vivre sous le même toit qu’un pré-adolescent ? Ma thèse est qu’ils y parviennent uniquement parce que leur vie est absolument vide ; pourtant ma vie est vide aussi, et je n’y suis pas parvenu. De toute façon tout le monde ment, et tout le monde ment de manière grotesque. On est divorcés, niais on reste bons amis. On reçoit son fils un week-end sur deux ; c’est de la saloperie. C’est une entière et complète saloperie. En réalité jamais les hommes ne se sont intéressés à leurs enfants, jamais ils n’ont éprouvé d’amour pour eux, et plus généralement les hommes sont incapables d’éprouver de l’amour, c’est un sentiment qui leur est totalement étranger. Ce qu’ils connaissent c’est le désir, le désir sexuel à l’état brut et la compétition entre mâles ; et puis, beaucoup plus tard, dans le cadre du mariage, ils pouvaient autrefois en arriver à éprouver une certaine reconnaissance pour leur compagne – quand elle leur avait donné des enfants, qu’elle tenait bien leur ménage, qu’elle se montrait bonne cuisinière et bonne amante ; ils éprouvaient alors du plaisir à coucher dans le même lit. Ce n’était peut-être pas ce que les femmes désiraient, il y avait peut-être un malentendu, mais c’était un sentiment qui pouvait être très fort – et même s’ils éprouvaient une excitation d’ailleurs décroissante à se taper un petit cul de temps à autre ils ne pouvaient littéralement plus vivre sans leur femme, quand par malheur elle disparaissait ils se mettaient à boire et décédaient rapidement, en général en quelques mois. Les enfants, quant à eux, étaient la transmission d’un état, de règles et d’un patrimoine. C’était bien entendu le cas dans les couches féodales, mais aussi chez les commerçants, les paysans, les artisans, dans toutes les classes de la société en fait. Aujourd’hui, tout cela n’existe plus : je suis salarié, je suis locataire, je n’ai rien à transmettre à mon fils. Je n’ai aucun métier à lui apprendre, je ne sais même pas ce qu’il pourra faire plus tard ; les règles que j’ai connues ne seront de toute façon plus valables pour lui, il vivra dans un autre univers. Accepter l’idéologie du changement continuel c’est accepter que la vie d’un homme soit strictement réduite à son existence individuelle, et que les générations passées et futures n’aient plus aucune importance à ses yeux. C’est ainsi que nous vivons, et avoir un enfant, aujourd’hui, n’a plus aucun sens pour un homme. Le cas des femmes est différent, car elles continuent à éprouver le besoin d’avoir un être à aimer – ce qui n’est pas, ce qui n’a jamais été le cas des hommes. Il est faux de prétendre que les hommes ont eux aussi besoin de pouponner, de jouer avec leurs enfants, de leur faire des câlins. On a beau le répéter depuis des années, ça reste faux. Une fois qu’on a divorcé, que le cadre familial a été brisé, les relations avec ses enfants perdent tout sens. L’enfant c’est le piège qui s’est refermé, c’est l’ennemi qu’on va devoir continuer à entretenir, et qui va vous survivre. »

Michel se leva, marcha jusqu’à la cuisine pour se servir un verre d’eau. Il voyait des roues colorées qui tournaient à mi-hauteur dans l’atmosphère, et il commençait à avoir envie de vomir. La première chose était d’arrêter le tremblement de ses mains. Bruno avait raison, l’amour paternel était une fiction, un mensonge. Un mensonge est utile quand il permet de transformer la réalité, songea-t-il ; mais quand la transformation échoue il ne reste plus que le mensonge, l’amertume et la conscience du mensonge.

Il revint dans la pièce. Bruno était tassé dans le fauteuil, il ne bougeait pas plus que s’il était mort. La nuit tombait entre les tours ; après une nouvelle journée étouffante, la température redevenait supportable. Michel remarqua soudain la cage désormais vide où son canari avait vécu pendant plusieurs années ; il faudrait jeter ça, il n’avait pas l’intention de remplacer l’animal. Fugitivement il pensa à sa voisine d’en face, la rédactrice de 20 Ans ; il ne l’avait pas vue depuis des mois, elle avait probablement déménagé. Il se força à fixer son attention sur ses mains, constata que le tremblement avait légèrement diminué. Bruno était toujours immobile ; le silence entre eux dura encore quelques minutes.

12

« J’ai rencontré Anne en 1981, poursuivit Bruno avec un soupir. Elle n’était pas tellement belle, mais j’en avais marre de me branler. Ce qui était bien, quand même, c’est qu’elle avait de gros seins. J’ai toujours aimé les gros seins… » Il soupira de nouveau, longuement. « Ma BCBG protestante aux gros seins… », à la grande surprise de Michel, ses yeux se mouillèrent de larmes. « Plus tard ses seins sont tombés, et notre mariage s’est cassé la gueule lui aussi. J’ai foutu sa vie en l’air. C’est une chose que je n’oublie jamais : j’ai foutu en l’air la vie de cette femme. Il te reste du vin ? »

Michel partit chercher une bouteille dans la cuisine. Tout cela était un peu exceptionnel ; il savait que Bruno avait consulté un psychiatre, puis qu’il avait arrêté. On cherche toujours en réalité à minimiser la souffrance. Tant que la souffrance de la confession paraît moins forte, on parle ; ensuite on se tait, on renonce, on est seul. Si Bruno éprouvait à nouveau le besoin de revenir sur l’échec de sa vie, c’était probablement qu’il espérait quelque chose, un nouveau départ ; c’était probablement bon signe.

« Ce n’est pas qu’elle était laide, poursuivit Bruno, mais son visage était quelconque, sans grâce. Elle n’a jamais eu cette finesse, cette lumière qui irradient parfois le visage des jeunes filles. Avec ses jambes un peu lourdes, il n’était pas question de lui faire porter de minijupes ; mais je lui ai appris à mettre des petits hauts très courts, sans soutien-gorge ; c’est très excitant, les gros seins vus par-dessous. Elle était un peu gênée, mais finalement elle acceptait ; elle ne connaissait rien à l’érotisme, à la lingerie, elle n’avait aucune expérience. D’ailleurs je te parle d’elle mais tu la connais, je crois ?

— Je suis venu à ton mariage…

— C’est vrai, acquiesça Bruno avec une stupéfaction proche de l’hébétude. Je me souviens que ça m’avait surpris que tu viennes. Je croyais que tu ne voulais plus avoir de relations avec moi.

— Je ne voulais plus avoir de relations avec toi. »

Michel repensa à ce moment, se demanda en effet ce qui avait pu le pousser à se rendre à cette cérémonie sinistre. Il revoyait le temple à Neuilly, la salle presque nue, d’une austérité déprimante, plus qu’à moitié remplie d’une assemblée à la richesse dénuée d’ostentation ; le père de la mariée était dans la finance. « Ils étaient de gauche, dit Bruno, d’ailleurs tout le monde était de gauche à l’époque. Ils trouvaient tout à fait normal que je vive avec leur fille avant le mariage, on s’est mariés parce qu’elle était enceinte, enfin le truc habituel. » Michel se souvint des paroles du pasteur qui resonnaient avec netteté dans la salle froide : il y était question du Christ vrai homme et vrai Dieu, de la nouvelle alliance passée par l’Éternel avec son peuple ; enfin il avait du mal à comprendre de quoi il était exactement question. Au bout de trois quarts d’heure de ce régime, il était dans un état proche de la somnolence ; il se réveilla brusquement en percevant cette formule : « Que le Dieu d’Israël vous bénisse, lui qui a eu pitié de deux enfants seuls. » Il eut d’abord du mal à reprendre pied : se trouvait-on chez les Juifs ? Il lui fallut une minute de réflexion avant de se rendre compte qu’en fait il s’agissait du même Dieu. Le pasteur enchaînait en souplesse, avec une conviction grandissante : « Aimer sa femme, c’est s’aimer soi-même. Aucun homme n’a jamais haï sa propre chair, au contraire il la nourrit et la soigne, comme fait Christ pour l’Église ; car nous sommes membres d’un même corps, nous sommes de sa chair et de ses os. Voici pourquoi l’homme quittera son père et sa mère, et il s’attachera à sa femme, et les deux deviendront une seule chair. Ce mystère est grand, je l’affirme, par rapport au Christ et à l’Eglise. » En effet, c’était une formule qui faisait mouche : les deux deviendront une seule chair. Michel médita sur cette perspective quelque temps, jeta un regard à Anne : calme et concentrée, elle semblait retenir sa respiration ; elle en devenait presque belle. Probablement stimulé par la citation de saint Paul, le pasteur continuait avec une énergie croissante : « Seigneur, regarde avec bonté ta servante : au moment de s’unir à son époux par le mariage, elle demande ta protection. Fais qu’elle demeure dans le Christ une épouse fidèle et chaste, et qu’elle suive toujours les exemples des saintes femmes : qu’elle soit aimable à son époux comme Rachel, sage comme Rebecca, fidèle comme Sara. Qu’elle reste attachée à la foi et aux commandements ; unie à son époux, qu’elle évite toute relation mauvaise ; que sa réserve lui mérite l’estime, que sa pudeur inspire le respect, qu’elle soit instruite des choses de Dieu. Qu’elle ait une maternité féconde, que tous deux voient les enfants de leurs enfants jusqu’à la troisième et quatrième génération. Qu’ils parviennent à une heureuse vieillesse, et qu’ils connaissent le repos des élus dans le Royaume des cieux. Au nom de Notre Seigneur Jésus-Christ, amen. » Michel fendit la foule pour s’approcher de l’autel, provoquant autour de lui des regards irrités. Il s’arrêta à trois rangées de distance, assista à l’échange des anneaux. Le pasteur prit les mains des époux dans les siennes, la tête baissée, dans un état de concentration impressionnant ; le silence à l’intérieur du temple était total. Puis il releva la tête et d’une voix forte, à la fois énergique et désespérée, d’une stupéfiante intensité d’expression, il s’exclama avec violence : « Que l’homme ne sépare pas ce que Dieu a uni ! »

Plus tard, Michel s’approcha du pasteur qui rangeait ses ustensiles. « J’ai été très intéressé par ce que vous disiez tout à l’heure… » L’homme de Dieu sourit avec urbanité. Il enchaîna alors sur les expériences d’Aspect et le paradoxe EPR : lorsque deux particules ont été réunies, elles forment dès lors un tout inséparable, « ça me paraît tout à fait en rapport avec cette histoire d’une seule chair ». Le sourire du pasteur se crispa légèrement. « Je veux dire, poursuivit Michel en s’animant, sur le plan ontologique, on peut leur associer un vecteur d’état unique dans un espace de Hilbert. Vous voyez ce que je veux dire ? – Bien sûr, bien sûr… » marmonna le serviteur du Christ en jetant des regards autour de lui. « Excusez-moi » fit-il brusquement avant de se tourner vers le père de la mariée. Ils se serrèrent longuement ta main, se donnèrent l’accolade. « Très belle célébration, magnifique… » fit le financier avec émotion.

— Tu n’es pas resté à la fête… se souvint Bruno. C’était un peu gênant, je ne connaissais personne, et c’était tout de même mon mariage. Mon père est arrivé très en retard, mais il est quand même venu : il était mal rasé, la cravate de travers, il avait tout à fait l’air d’un vieux débris libertin. Je suis sûr que les parents d’Anne auraient préféré un autre parti, mais bon, des Bourgeois protestants de gauche, ils avaient malgré tout un certain respect pour l’enseignement. Et puis j’étais agrégé, elle n’avait que le CAPES. Ce qui est terrible, c’est que sa petite sœur était très jolie. Elle lui ressemblait assez, elle aussi avait de gros seins ; mais au lieu d’être quelconque son visage était splendide. Ça tient à pas grand-chose, l’arrangement des traits, un détail. C’est dur… » Il soupira encore une fois, se resservit un verre.

« J’ai eu mon premier poste à la rentrée 84, au lycée Carnot, à Dijon. Anne était enceinte de six mois. Voilà, on était enseignants, on était un couple d’enseignants ; il nous restait à mener une vie normale.

On a loué un appartement rue Vannerie, à deux pas du lycée. "Ce ne sont pas les prix de Paris, comme disait la fille de l’agence. Ce n’est pas non plus la vie de Paris, mais vous verrez c’est très gai en été, il y a des touristes, on a beaucoup de jeunes au moment du festival dt musique baroque." Musique baroque ?…

J’ai tout de suite compris que j’étais maudit. Ce n’était pas la "vie de Paris", ça je n’en avais rien à foutre, j’avais été constamment malheureux à Paris. Simplement j’avais envie de toutes les femmes, sauf de la mienne. À Dijon, comme dans toutes les villes de province, il y a beaucoup de minettes, c’est bien pire qu’à Paris. Ces années-là, la mode devenait de plus en plus sexy. C’était insupportable, toutes ces filles avec leurs petites mines, leurs petites jupes et leurs petits rires. Je les voyais pendant la journée en cours, je les voyais le midi au Penalty, le bar à côté du lycée, elles discutaient avec des garçons ; je rentrais déjeuner chez ma femme. Je les revoyais encore le samedi après-midi dans les rues commerçantes de la ville, elles achetaient des fringues et des disques. J’étais avec Anne, elle regardait les vêtements de bébé ; sa grossesse se passait bien, elle était incroyablement heureuse. Elle dormait beaucoup, elle mangeait tout ce qu’elle voulait ; on ne faisait plus l’amour, mais je crois qu’elle ne s’en rendait même pas compte. Pendant les séances de préparation à l’accouchement elle avait sympathisé avec d’autres femmes ; elle était sociable, sociable et sympa, c’était une femme facile à vivre. Quand j’ai appris qu’elle attendait un garçon j’ai eu un choc terrible. D’emblée c’était le pire, il allait falloir que je vive le pire. J’aurais dû être heureux ; je n’avais que vingt-huit ans et je me sentais déjà mort.

Victor est né en décembre ; je me souviens de son baptême à l’église Saint-Michel, c’était bouleversant. "Les baptisés deviennent des pierres vivantes pour l’édification d’un édifice spirituel, pour un sacerdoce saint" dit le prêtre. Victor était tout rouge et tout fripé, dans sa petite robe en dentelle blanche. C’était un baptême collectif, comme dans l’Église primitive, il y avait une dizaine de familles. "Le baptême incorpore à l’Église, dit le prêtre, il fait de nous des membres du corps du Christ." Anne le tenait dans ses bras, il faisait quatre kilos. Il était très sage, il n’a pas du tout crié. "Dès lors, dit le prêtre, ne sommes-nous pas membres les uns des autres ?" On s’est regardés entre parents, il y a eu comme un doute. Puis le prêtre a versé l’eau baptismale, par trois fois, sur la tête de mon fils ; il l’a ensuite oint du saint-chrême. Cette huile parfumée, consacrée par l’évêque, symbolisait le don de l’Esprit Saint, dit le prêtre. Il s’adressa alors directement à lui. "Victor, dit Je prêtre, tu es maintenant devenu un chrétien. Par cette onction de l’Esprit Saint, tu es incorporé au Christ. Tu Participes désormais de sa mission prophétique, sacerdotale et royale." Ça m’a tellement impressionné que je me suis inscrit à un groupe Foi et Vie qui se réunissait tous les mercredis. Il y avait une jeune Coréenne, très jolie, j’ai tout de suite eu envie de la sauter. C’était délicat, elle savait que j’étais marié. Anne a reçu le groupe un samedi chez nous, la Coréenne s’est assise sur le canapé, elle portait une jupe courte ; j’ai regardé ses jambes toute l’après-midi, mais personne ne s’est rendu compte de rien.

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