Les particules élémentaires (37 page)

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Authors: Michel Houellebecq

BOOK: Les particules élémentaires
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Conscient plus que tout autre qu’il y a des compromis nécessaires, Hubczejak ne devait pas hésiter, au sein du « Mouvement du Potentiel Humain » qu’il créa dès la fin de l’année 2011, à reprendre à son compte certains thèmes ouvertement New Age, de la « constitution du cortex de Gaïa » à la célèbre comparaison « 10 milliards d’individus à la surface de la planète – 10 milliards de neurones dans le cerveau humain », de l’appel à un gouvernement mondial basé sur une « nouvelle alliance » au slogan quasi publicitaire : « DEMAIN SERA FÉMININ ». Il le fit avec une habileté qui a en général soulevé l’admiration des commentateurs, évitant avec soin toute dérive irrationnelle ou sectaire, sachant au contraire se ménager de puissants appuis au sein de la communauté scientifique.

Un certain cynisme traditionnel dans l’étude de l’histoire humaine tend généralement à présenter « l’habileté » comme un facteur de succès fondamental, alors qu’elle est en elle-même, en l’absence d’une conviction forte, incapable de produire de mutation réellement décisive. Tous ceux qui ont eu l’occasion de rencontrer Hubczejak, ou de l’affronter dans des débats, s’accordent à souligner que son pouvoir de conviction, sa séduction, son extraordinaire charisme trouvaient leur source dans une simplicité profonde, une conviction personnelle authentique. Il disait en toutes circonstances à peu près exactement ce qu’il pensait – et chez ses contradicteurs, empêtrés dans les empêchements et les limitations issus d’idéologies désuètes, une telle simplicité avait des effets dévastateurs. Un des premiers reproches qui fut adressé à son projet tenait à la suppression des différences sexuelles, si constitutives de l’identité humaine. À cela Hubczejak répondait qu’il ne s’agissait pas de reconduire l’espèce humaine dans la moindre de ses caractéristiques, mais de produire une nouvelle espèce raisonnable, et que la fin de la sexualité comme modalité de la reproduction ne signifiait nullement – bien au contraire – la fin du plaisir sexuel. Les séquences codantes provoquant lors de l’embryogenèse la formation des corpuscules de Krause avaient été récemment identifiées, dans l’état actuel de l’espèce humaine, ces corpuscules étaient pauvrement disséminés à la surface du clitoris et du gland. Rien n’empêchait dans un état futur de les multiplier sur l’ensemble de la surface de la peau – offrant ainsi, dans l’économie des plaisirs, des sensations erotiques nouvelles et presque inouïes.

D’autres critiques – probablement les plus profondes – se concentrèrent sur le fait qu’au sein de la nouvelle espèce créée à partir des travaux de Djerzinski, tous les individus seraient porteurs du même code génétique, un des éléments fondamentaux de la personnalité humaine allait donc disparaître. À cela Hubczejak répondait avec fougue que cette individualité génétique dont nous étions, par un retournement tragique, si ridiculement fiers, était précisément la source de la plus grande partie de nos malheurs. À l’idée que la personnalité humaine était en danger de disparaître il opposait l’exemple concret et observable des vrais jumeaux, lesquels développent en effet, par le biais de leur histoire individuelle, et malgré un patrimoine génétique rigoureusement identique, des personnalités propres, tout en restant reliés par une mystérieuse fraternité – fraternité qui était justement, selon Hubczejak, l’élément le plus nécessaire à la reconstruction d’une humanité réconciliée.

Il ne fait aucun doute qu’Hubczejak était sincère lorsqu’il se présentait comme un simple continuateur de Djerzinski, comme un exécutant dont la seule ambition était de mettre en pratique les idées du maître. En témoigne par exemple sa fidélité à cette idée bizarre émise à la page 342 des Clifden Notes : le nombre d’individus de la nouvelle espèce devait rester constamment égal à un nombre premier ; on devait donc créer un individu, puis deux, puis trois, puis cinq… en bref suivre scrupuleusement la répartition des nombres premiers. L’objectif était bien entendu, par le maintien d’un nombre d’individus uniquement divisible par lui-même et par l’unité, d’attirer symboliquement l’attention sur ce danger que représente, au sein de toute société, la constitution de regroupements partiels, mais il semble bien qu’Hubczejak ait introduit cette condition dans le cahier des charges sans le moins du monde s’interroger sur sa signification. Plus généralement, sa lecture étroitement positiviste des travaux de Djerzinski devait l’amener à sous-estimer constamment l’ampleur du basculement métaphysique qui devait nécessairement accompagner une mutation biologique aussi profonde – une mutation qui n’avait, en réalité, aucun précédent connu dans l’histoire humaine.

Cette méconnaissance grossière des enjeux philosophiques du projet, et même de la notion d’enjeu philosophique en général, ne devait pourtant nullement entraver, ni même retarder sa réalisation. C’est dire à quel point s’était répandue, dans l’ensemble des sociétés occidentales comme dans cette fraction plus avancée représentée par le mouvement New Age, l’idée qu’une mutation fondamentale était devenue indispensable pour que la société puisse se survivre – une mutation qui restaurerait de manière crédible le sens de la collectivité, de la permanence et du sacré. C’est dire aussi à quel point les questions philosophiques avaient perdu, dans l’esprit du public, tout réfèrent bien défini. Le ridicule global dans lequel avaient subitement sombré, après des décennies de surestimation insensée, les travaux de Foucault, de Lacan, de Derrida et de Deleuze ne devait sur le moment laisser le champ libre à aucune pensée philosophique neuve, mais au contraire jeter le discrédit sur l’ensemble des intellectuels se réclamant des « sciences humaines » ; la montée en puissance des scientifiques dans tous les domaines de la pensée était dès lors devenue inéluctable. Même l’intérêt occasionnel, contradictoire et fluctuant que les sympathisants du New Age feignaient de temps à autre d’éprouver pour telle ou telle croyance issue des « traditions spirituelles anciennes » ne témoignait chez eux que d’un état de détresse poignant, à la limite de la schizophrénie. Comme tous les autres membres de la société, et peut-être encore plus qu’eux, ils ne faisaient en réalité confiance qu’à la science, la science était pour eux un critère de vérité unique et irréfutable. Comme tous les autres membres de la société, ils pensaient au fond d’eux-mêmes que la solution à tout problème – y compris aux problèmes psychologiques, sociologiques ou plus généralement humains – ne pouvait être qu’une solution d’ordre technique. C’est donc en fait sans grand risque d’être contredit qu’Hubczejak lança en 2013 son fameux slogan, qui devait constituer le réel déclenchement d’un mouvement d’opinion à l’échelle planétaire : « LA MUTATION NE SERA PAS MENTALE, MAIS GÉNÉTIQUE. »

Les premiers crédits furent votés par l’Unesco en 2021, une équipe de chercheurs se mit aussitôt au travail sous la direction d’Hubczejak. À vrai dire, sur le plan scientifique, il ne dirigeait pas grand-chose ; mais il devait se montrer d’une efficacité foudroyante dans un rôle qu’on pourrait qualifier de « relations publiques ». L’extraordinaire rapidité avec laquelle tombèrent les premiers résultats devait surprendre ; ce n’est que bien plus tard que l’on apprit que de nombreux chercheurs, adhérents ou sympathisants du « Mouvement du Potentiel Humain », avaient en fait depuis longtemps commencé leurs travaux, sans attendre le feu vert de l’Unesco, dans leurs laboratoires en Australie, au Brésil, au Canada ou au Japon.

La création du premier être, premier représentant d’une nouvelle espèce intelligente créée par l’homme « à son image et à sa ressemblance », eut lieu le 27 mars 2029, vingt ans jour pour jour après la disparition de Michel Djerzinski. Toujours en hommage à Djerzinski, et, bien qu’il n’y ait aucun Français dans l’équipe, la synthèse eut lieu dans le laboratoire de l’Institut de biologie moléculaire de Palaiseau. La retransmission télévisée de l’événement eut naturellement un impact énorme – un impact qui dépassait même de très loin celui qu’avait eu, une nuit de juillet 1969, près de soixante ans plus tôt, la retransmission en direct des premiers pas de l’homme sur la Lune. En prélude au reportage Hubczejak prononça un discours très bref où, avec la franchise brutale qui lui était habituelle, il déclarait que l’humanité devait s’honorer d’être « la première espèce animale de l’univers connu à organiser elle-même les conditions de son propre remplacement ».

Aujourd’hui, près de cinquante ans plus tard, la réalité a largement confirmé la teneur prophétique des propos d’Hubczejak – à un point, même, que celui-ci n’aurait probablement pas soupçonné. Il subsiste quelques humains de l’ancienne race, en particulier dans les régions restées longtemps soumises à l’influence des doctrines religieuses traditionnelles. Leur taux de reproduction, cependant, diminue d’année en année, et leur extinction semble à présent inéluctable. Contrairement à toutes les prévisions pessimistes, cette extinction se fait dans le calme, malgré quelques actes de violence isolés, dont le nombre va constamment décroissant. On est même surpris de voir avec quelle douceur, quelle résignation, et peut-être quel secret soulagement les humains ont consenti à leur propre disparition.

Ayant rompu le lien filial qui nous rattachait à l’humanité, nous vivons. À l’estimation des hommes, nous vivons heureux ; il est vrai que nous avons su dépasser les puissances, insurmontables pour eux, de l’égoïsme, de la cruauté et de la colère ; nous vivons de toute façon une vie différente. La science et l’art existent toujours dans notre société, mais la poursuite du Vrai et du Beau, moins stimulée par l’aiguillon de la vanité individuelle, a de fait acquis un caractère moins urgent. Aux humains de l’ancienne race, notre monde fait l’effet d’un paradis. Il nous arrive d’ailleurs parfois de nous qualifier nous-mêmes – sur un mode, il est vrai, légèrement humoristique – de ce nom de « dieux » qui les avait tant fait rêver.

L’histoire existe, elle s’impose, elle domine, son empire est inéluctable. Mais au-delà du strict plan historique, l’ambition ultime de cet ouvrage est de saluer cette espèce infortunée et courageuse qui nous a créés. Cette espèce douloureuse et vile, à peine différente du singe, qui portait cependant en elle tant d’aspirations nobles. Cette espèce torturée, contradictoire, individualiste et querelleuse, d’un égoïsme illimité, parfois capable d’explosions de violence inouïes, mais qui ne cessa jamais pourtant de croire à la bonté et à l’amour. Cette espèce aussi qui, pour la première fois de l’histoire du monde, sut envisager la possibilité de son propre dépassement ; et qui, quelques années plus tard, sut mettre ce dépassement en pratique. Au moment où ses derniers représentants vont s’éteindre, nous estimons légitime de rendre à l’humanité ce dernier hommage, hommage qui, lui aussi, finira par s’effacer et se perdre dans les sables du temps ; il est cependant nécessaire que cet hommage, au moins une fois, ait été accompli. Ce livre est dédié à l’homme.

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