Les Poisons de la couronne (23 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: Les Poisons de la couronne
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La porte s’entrouvrit et Mathieu de
Trye montra la tête. Mais le roi, de la main, lui fit signe de se retirer.

— Ensuite ? demanda Miles
de Noyers.

— Ensuite le cardinal nous
demanda de procéder à d’autres envoûtements, répondit Evrard. Mais alors je
m’inquiétai parce que trop de gens commençaient d’être dans le secret, et je
suis parti pour Lyon, où je me suis remis aux gens du roi, qui m’ont envoyé
ici.

— Avez-vous touché les trois
cents livres ?

— Oui, messire.

— Peste ! dit Charles de
la Marche Que peut un clerc avoir besoin de trois cents livres ?

Evrard baissa le front.

— Les filles, Monseigneur,
répondit-il assez bas.

— Ou bien le Temple… prononça,
comme pour lui-même, le comte de Poitiers.

Le roi ne disait rien, abîmé en de
secrètes angoisses.

— Au Petit-Châtelet ! dit
Poitiers à ses deux bacheliers en désignant Evrard.

Celui-ci se laissa emmener sans
réagir. Il paraissait brusquement à bout de forces.

— Ces anciens Templiers
semblent former un beau vivier de sorciers, reprit Poitiers.

— Notre père aurait dû ne point
brûler le grand-maître, murmura Louis X.

— Ah ! L’avais-je assez
dit ! s’écria Valois. J’ai tout fait pour m’opposer à cette sentence
funeste.

— Certes mon oncle, vous
l’aviez dit, répliqua Poitiers. Mais ce n’est plus de cela qu’il s’agit. Il
saute au regard que les rescapés du Temple restent associés, et qu’ils sont
prêts à tout pour le service de nos ennemis. Cet Evrard n’a pas avoué la moitié
de ce qu’il sait. Son conte était préparé, vous pensez bien ; mais tout
n’en peut être inventé. Il en ressort que ce conclave qui se traîne de ville en
ville depuis deux ans déshonore la chrétienté autant qu’il nuit au royaume, et
que des cardinaux s’y conduisent, par âpreté de la tiare, tout juste de manière
à mériter l’excommunication.

— Ne serait-ce pas le cardinal
Duèze, dit Miles de Noyers, qui nous aurait expédié cet homme afin de nuire à
Caëtani ?

— La chose n’est pas
impossible, dit Poitiers. Cet Evrard doit se nourrir à toutes les mangeoires,
pourvu que le fourrage y soit un peu pourri.

Il fut interrompu par Monseigneur de
Valois dont le visage avait pris un grand air de sérieux et de réflexion.

— Ne serait-il pas souhaitable,
Philippe, que vous fissiez un tour vous-même du côté du conclave, dont vous
montrez que vous connaissez si bien les affaires ? Vous seul, à mon
jugement, êtes apte à débrouiller cet écheveau d’intrigues, faire la lumière
sur ces manœuvres criminelles, et aussi hâter une nécessaire élection.

Philippe eut un léger sourire.
« Notre oncle se croit bien habile, en ce moment, pensa-t-il. Il a
découvert enfin le moyen de m’écarter de Paris, et de m’envoyer dans un bon
guêpier…»

— Ah ! Le sage conseil que
vous nous portez là, mon oncle ! s’écria Louis X. Certes, il faut que
Philippe nous rende ce service. Mon frère, je vous saurais bien gré d’accepter…
et de vous enquérir par vous-même de ces images baptisées qui nous
représentaient. Ah oui ! Il le faut au plus tôt ; vous y êtes aussi
intéressé que moi. Savez-vous par quel moyen de religion on peut se défendre
des envoûtements ? Tout de même, Dieu est plus fort que le Diable…

Il ne donnait pas l’impression d’en
être absolument sûr.

Le comte de Poitiers réfléchissait.
La proposition, d’une certaine façon, le tentait. Quitter pour quelques
semaines la cour, où il était impuissant à empêcher les erreurs, et où il se
trouvait constamment en opposition avec Valois et Mornay… Aller accomplir enfin
une œuvre utile. Emmener avec lui ses amis et soutiens fidèles, le connétable
Gaucher, le légiste Raoul de Presles, Miles de Noyers… un homme de guerre, un
homme de loi et un homme de guerre et de loi, puisque Miles était conseiller au
Parlement après avoir été maréchal de l’ost. Et puis, qui sait ? Celui qui
fait un pape se trouve en bonne position pour recevoir une couronne. Le trône
de l’empire d’Allemagne, auquel son père avait déjà songé pour lui, et qu’il
était en droit de briguer comme comte palatin, pouvait un jour redevenir libre…

— Eh bien ! soit, mon
frère, j’accepte, pour vous servir.

— Ah ! le bon frère que
voilà ! s’écria Louis X.

Il se leva pour embrasser le comte
de Poitiers, et s’arrêta dans son geste en poussant un hurlement.

— Ma jambe ! Ma
jambe ! La voilà toute froide et parcourue de frémissements ; je ne
sens plus le sol en dessous.

On eût cru, parce qu’il le croyait,
que le démon, déjà, le tenait par le mollet.

— Eh quoi ! mon frère, dit
Philippe, vous avez des fourmis dans le pied, voilà tout. Frottez-vous un peu.

— Ah !… vous
pensez ?…

Et le Hutin sortit en boitillant,
comme Evrard.

En rentrant dans ses appartements,
il apprit que les physiciens s’étaient prononcés affirmativement, et qu’il
serait père, avec l’aide de Dieu, vers le mois de novembre. Ses familiers
s’étonnèrent de ne pas le voir, sur l’instant, témoigner pleinement sa joie.

 

VII
« JE PLACE L’ARTOIS SOUS MA MAIN ! »

Le lendemain, Philippe de Poitiers
fit visite à sa belle-mère afin de lui annoncer son proche départ. Mahaut
d’Artois résidait alors en son château neuf de Conflans, ainsi nommé parce que
situé exactement au confluent de la Seine et de la Marne, à Charenton ;
les aménagements et la décoration n’en étaient pas terminés.

Béatrice d’Hirson assistait à
l’entretien. Lorsque le comte de Poitiers raconta l’interrogatoire du Templier,
la même pensée vint aux deux femmes ; elles échangèrent un bref regard. Le
personnage employé par le cardinal Caëtani offrait de bien frappantes
similitudes avec le faux fabricant de cierges qui les avait aidées, deux ans
plus tôt, à empoisonner Guillaume de Nogaret.

« Il serait bien étonnant qu’il
y eût deux anciens Templiers du même nom, et tous deux versés en sorcellerie.
La mort de Nogaret lui était une bonne introduction auprès du neveu de
Boniface. Il est allé se faire payer de ce côté-là ! Oh ! méchante
affaire…» se disait Mahaut.

— Comment s’est-il présenté,
cet Evrard… pour la figure ? demanda-t-elle à Philippe.

— Maigre, noir, l’air un peu
fou, et un pied boiteux.

Mahaut observait Béatrice ;
celle-ci fit un signe affirmatif, avec les paupières. La comtesse d’Artois
sentit le malheur la saisir aux épaules. On allait certainement questionner
davantage Evrard, avec de bons instruments à explorer la mémoire. Et si jamais
il parlait… Non qu’on regrettât beaucoup Nogaret dans l’entourage de
Louis X ; mais on serait trop content de se servir de ce meurtre pour
lui intenter procès, à elle. Quel parti Robert en saurait tirer ! Or il y
avait tout à craindre qu’Evrard parlât, si même ce n’était déjà fait… Mahaut
échafaudait des plans. « Faire occire un prisonnier dans le fond d’une
prison royale n’est pas chose aisée… Qui va m’aider là-dedans, s’il est encore
temps ? Philippe, il n’y a que Philippe ; il faut que je lui avoue.
Mais comment va-t-il prendre cela ? Qu’il refuse de me soutenir, et c’est
ma fin…»

— L’a-t-on tourmenté ?
demanda-t-elle.

Béatrice, elle aussi, avait la gorge
sèche.

— On n’a pas eu le temps…
répondit Poitiers qui s’était baissé pour remettre en place sa boucle de
soulier ; mais…

« Dieu soit loué, pensa Mahaut,
rien n’est perdu. Allons, jetons-nous à l’eau ! »

— Mon fils… dit-elle.

— … mais c’est grand
dommage, continua Poitiers toujours penché, car maintenant nous ne saurons rien
de plus. Evrard s’est pendu cette nuit dans sa geôle du Petit-Châtelet. La
peur, sans doute, d’être de nouveau mis à la gêne.

Il entendit deux profonds
soupirs ; il se releva, un peu surpris que les deux femmes marquassent
tant de compassion pour le sort d’un inconnu, et de si basse espèce.

— Vous alliez me dire quelque
chose, ma mère, et je vous ai interrompue…

Mahaut instinctivement touchait, à
travers sa robe, la relique qu’elle portait sur la poitrine.

— Je voulais vous dire… Que
voulais-je vous dire, au fait ?… Ah ! oui. Je voulais vous parler de
ma fille Jeanne. Voyons… l’emmenez-vous en votre voyage ?

Elle avait retrouvé ses esprits, et
son ton naturel. Mais, Seigneur, quelle alerte !

— Non, ma mère, son état me
paraît l’interdire, répondit Philippe, et moi aussi je souhaite vous entretenir
d’elle. Elle est à trois mois d’accoucher, et il serait imprudent de
l’aventurer sur de mauvaises routes. J’aurai fort à me déplacer…

Béatrice d’Hirson, pendant ce temps,
voguait dans le monde des souvenirs. Elle revoyait l’arrière-boutique de la rue
des Bourdonnais ; elle respirait le parfum de cire, de suif et de
chandelle ; elle se rappelait le contact des dures mains d’Evrard sur sa
peau, et cette impression étrange qu’elle avait eue de s’unir au diable. Et
voilà que le diable s’était pendu…

— Pourquoi souriez-vous,
Béatrice ? lui demanda le comte de Poitiers.

— Pour rien, Monseigneur… sinon
parce que j’ai toujours plaisance à vous voir et à vous écouter.

— En mon absence, ma mère,
reprit Philippe, j’aimerais que Jeanne vécût ici, auprès de vous. Vous pourrez
l’entourer des soins qu’il faut, et serez mieux à même de la protéger. Pour
tout dire, je me méfie assez des entreprises de notre cousin Robert, qui,
lorsqu’il ne peut venir à bout des hommes, s’attaque aux femmes.

— Ce qui signifie, mon fils,
que vous me rangez parmi les hommes. Si c’est un compliment, il ne me déplaît
point.

— En vérité, c’est un
compliment, dit Philippe.

— Serez-vous toutefois de
retour pour la délivrance de Jeanne ?

— Je le souhaite fort, mais ne
puis vous l’assurer Ce conclave est si finement embrouillé que je n’en pourrai
dénouer les fils sans patience.

— Ah ! Il m’inquiète que
vous soyez éloigné pour un si long temps, Philippe, car mes ennemis vont
sûrement en faire leur profit quant à l’Artois.

— Eh bien ! Prétextez de
mon absence pour ne céder rien, ce sera le plus sage, dit Philippe en prenant
congé.

Quelques jours plus tard, le comte
de Poitiers partit pour le Midi, et Jeanne vint s’installer à Conflans.

Ainsi que Mahaut l’avait prévu, la
situation en Artois empira presque aussitôt. Le printemps incitait les alliés à
sortir de leurs châteaux Sachant la comtesse isolée et tenue en quasi-disgrâce,
ils avaient décidé d’administrer directement la province et le faisaient très
mal. Mais l’état d’anarchie leur plaisait assez, et il était à redouter que
leur exemple ne fût suivi dans les comtés voisins.

Louis X, qui avait regagné le
séjour de Vincennes, résolut d’en finir une bonne fois. Il y était encouragé
par son trésorier, car les impôts d’Artois ne rentraient plus du tout. Mahaut
avait beau jeu de dire qu’on l’avait mise dans l’incapacité de percevoir les
tailles, et les barons opposaient la même réponse C’était le seul point sur
lequel les adversaires fussent d’accord.

— Je ne veux plus de grands
Conseils, ni de tractations par envoyés parlementaires, ou chacun ment à chacun
et ou rien n’avance, avait déclaré Louis X. Cette fois, je vais procéder
par entretien direct, et amener la comtesse Mahaut à me céder.

Le Hutin, durant ces semaines-là,
donnait les signes de la meilleure santé. Il n’éprouva que fort peu les
malaises, flux de toux et maux de ventre auxquels il était sujet, les jeûnes
pieux imposés par Clémence lui avaient certainement été salutaires. Il en
conclut que l’envoûtement pratiqué contre lui était resté inopérant. Néanmoins,
par précaution, il communiait plusieurs fois la semaine.

Également, il entourait la grossesse
de la reine non seulement des sages-femmes les plus réputées du royaume, mais
aussi des saints les plus compétents du paradis : saint Léon, saint
Norbert, sainte Colette, sainte Julienne, saint Druon, sainte Marguerite et
sainte Félicité, cette dernière parce qu’elle n’eut que des enfants mâles.
Chaque jour arrivaient de nouvelles reliques, tibias et prémolaires
s’accumulaient dans la chapelle royale.

La perspective d’une progéniture
dont il était certain qu’elle fût sienne avait parachevé la transformation du
roi, et fait de lui un homme moyen, presque normal.

Il était apparemment calme,
courtois, détendu, le jour où il convoqua la comtesse Mahaut. De Charenton à
Vincennes, la distance était courte. Pour conférer à l’entretien un caractère
d’intimité familiale, Louis reçut Mahaut dans l’appartement de Clémence.
Celle-ci brodait. Louis parla d’un ton conciliant.

— Scellez pour la forme l’arbitrage
que j’ai rendu, ma cousine, puisqu’il semble que nous ne puissions obtenir la
paix qu’à ce prix. Et puis nous verrons ! Ces coutumes de Saint Louis,
après tout, ne sont pas si bien définies, et vous aurez toujours moyen de
reprendre d’une main ce que vous aurez feint de donner de l’autre. Imitez ce
que j’ai fait moi-même avec les Champenois, quand le comte de Champagne et le
sire de Saint-Phalle sont venus me réclamer leur charte. J’ai fait
ajouter : « 
fors les cas qui d’ancienne coutume appartiennent au
souverain prince et à nul autre ».
 Aussi, maintenant, quand un
cas apparaît comme litigieux, il relève toujours de la souveraineté royale.

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