Les Poisons de la couronne (10 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: Les Poisons de la couronne
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Il avait, chaque fois qu’il
s’agenouillait, une toux brève qui semblait un tic ; la ride profonde qui
cernait son menton trop court surprenait, chez un être encore si jeune. La
bouche était mince, abaissée aux coins, les cheveux longs et plats, d’une
couleur imprécise. Et lorsque cet homme se tournait vers elle, elle se sentait
gênée par le regard de ses gros yeux pâles. Elle s’étonnait de ne pas retrouver
l’état de bonheur sans mesure et sans mélange qui l’habitait au départ de
Naples.

« Mon Dieu, empêchez-moi d’être
ingrate aux bienfaits dont vous me chargez. »

Mais l’on ne commande pas en tout
instant à son esprit ; et Clémence se surprit à penser que si on lui avait
donné à choisir entre les trois princes de France, elle eût préféré le comte de
Poitiers. Un grand effroi la saisit et elle faillit s’écrier : « Non,
je ne veux pas, je ne suis pas digne ! » À ce moment, elle s’entendit
répondre : « Oui », d’une voix qui ne lui parut pas la sienne, à
l’évêque qui lui demandait si elle voulait prendre Louis, roi de France et de
Navarre, pour époux.

Le premier coup de tonnerre de
l’orage prévu éclata comme on passait au doigt de Clémence un anneau trop
large ; les assistants s’entre-regardèrent et plus d’un se signa.

Quand le cortège sortit, les paysans
attendaient, groupés devant l’église, en chemise de toile et les jambes
entourées de chiffons. Clémence murmura :

— Ne va-t-on pas leur faire
l’aumône ?

Elle avait pensé tout haut, et l’on
remarqua que sa première parole de reine avait été une parole de bonté.

Pour lui complaire, Louis X
ordonna à son chambellan de lancer quelques poignées de monnaie. Les paysans
aussitôt se jetèrent au sol, et le spectacle offert à la nouvelle mariée fut
celui d’une bataille sauvage sur les fleurs de la jonchée. On entendait des
déchirures d’étoffe, des grognements sourds comme en poussent les truies, et
des chocs de crânes. Les barons s’amusaient fort à contempler cette mêlée. L’un
des vilains, plus large et plus lourd que les autres, écrasait de son pied les
mains qui avaient attrapé une piécette et les forçait à s’ouvrir.

— Voilà un goujat qui me paraît
savoir y faire, dit Robert d’Artois en riant. À qui est-il ? Je l’achète
volontiers.

Et Clémence vit avec déplaisir que
Louis, lui aussi, riait.

« Ce n’est pas ainsi qu’on
donne, pensa-t-elle, je lui apprendrai. »

La pluie se mit à tomber.

Les tables avaient été dressées dans
la plus grande salle du château. Le repas dura cinq heures. « Et voilà, je
suis reine de France », se disait Clémence. Elle ne s’habituait pas à
cette idée. Elle ne s’habituait d’ailleurs à rien. La gloutonnerie des
seigneurs français la stupéfiait. À mesure que circulait le vin, le ton des
voix montait. Seule femme à ce banquet d’hommes de guerre, Clémence voyait tous
les regards converger sur elle, et devinait qu’au bout de la salle les propos
prenaient un tour assez gras.

De temps à autre, l’un des convives
s’absentait. Mathieu de Trye, le grand chambellan, cria :

— Le roi notre Sire défend
qu’on pisse dans l’escalier par lequel il passera.

Comme on était au quatrième service
de six plats chacun, dont un cochon entier présenté sur sa broche et un paon
avec sa roue reconstituée autour du croupion, deux écuyers s’avancèrent portant
un pâté monumental qu’ils déposèrent devant le couple royal. On fendit la
croûte et un renard vivant surgit du pâté, aux exclamations de l’assistance.
Faute d’avoir pu préparer des pièces montées et des châteaux en sucrerie qui
eussent réclamé plusieurs jours de fabrication, les cuisiniers s’étaient
distingués de cette manière.

Le renard affolé avait sauté dans la
salle où il tournoyait, la queue rousse et touffue au ras des dalles, et ses
beaux yeux brillants, un peu laiteux, tout apeurés.

— Au goupil ! Au
goupil ! hurlèrent les seigneurs en bondissant de leurs sièges.

Une chasse s’improvisa, autour des
tables. Ce fut Robert d’Artois qui attrapa l’animal. On vit le géant plonger
vers le sol, et se relever tenant à bout de bras le renard qui couinait,
découvrant des crocs minces sous ses babines noires. Puis Robert referma
lentement les doigts ; les vertèbres craquèrent ; les yeux du renard
devinrent vitreux, et Robert étendit l’animal mort sur la table, devant la
nouvelle reine, comme un hommage.

Clémence qui maintenait du pouce son
anneau trop grand, demanda si c’était la coutume en France que les femmes de la
parenté n’assistassent point aux mariages. Elle reçut de Louis quelques
explications embarrassées.

— Mais de toute façon, ma sœur,
vous n’auriez pas eu l’occasion de voir mon épouse, dit le comte de Poitiers.

— Et pourquoi donc… mon
frère ? demanda Clémence qui éprouvait à la fois de l’intérêt à tout ce
qu’il disait et de la gêne à lui répondre.

— Parce qu’elle est encore
enfermée au château de Dourdan, dit Philippe de Poitiers.

Puis se tournant vers le roi :

— Sire mon frère, en ce jour de
bonheur pour vous, je vous requiers de lever la peine qui fut infligée à Jeanne
mon épouse. Ses erreurs n’étaient point crimes, et elle s’en est repentie.

Le Hutin, pris de court, ne savait
que décider. Devait-il, devant Clémence, faire montre de mansuétude ou au
contraire de fermeté, deux qualités également royales ? Il chercha des
yeux, pour lui demander conseil, Charles de Valois, mais celui-ci était allé
prendre l’air. Et Robert d’Artois, à l’autre bout de la salle, enseignait à son
cousin Philippe de Valois la manière de saisir un renard sans se faire mordre.

— Sire mon époux, dit Clémence,
pour l’amour de moi, accordez à votre frère la grâce qu’il sollicite de vous.
Ce jourd’hui est un jour d’accordailles, et je voudrais que toutes les femmes
de votre royaume en eussent partage de joie.

Elle prenait l’affaire à cœur, avec
une chaleur soudaine ; elle se sentait comme soulagée d’entendre Philippe
de Poitiers parler de sa femme et exprimer le désir qu’elle rentrât au foyer.

Louis avait fortement dîné, et vidé
sa coupe un peu plus souvent qu’il n’eût convenu. L’instant approchait où il
allait étreindre ce beau corps calme dont il était désormais le maître. Il
n’avait pas l’esprit à peser les conséquences politiques de ce qu’on lui
demandait.

— Il n’est rien, ma mie, que je
ne veuille faire pour vous plaire, répondit-il. Mon frère, vous pouvez
reprendre Madame Jeanne et la ramener parmi nous quand il vous plaira.

Charles de la Marche, qui avait
suivi avec attention le dialogue, dit alors :

— Et pour Blanche, Sire mon
frère, que décidez-vous ? M’autoriserez-vous…

— Pour Blanche, jamais !
coupa le roi.

— Seulement d’aller la visiter
à Château-Gaillard, et la faire mettre en un couvent où elle aura un traitement
moins dur…

— Jamais, répéta le Hutin d’un
ton qui interdisait toute insistance.

Si les ressentiments de Louis à
l’égard de Jeanne de Bourgogne, pour la part qu’elle avait eue dans ses
infortunes conjugales, se trouvaient assez atténués par le fait même du
remariage, en revanche grande était sa terreur que Blanche, sortie de
forteresse et de l’isolement absolu, pût divulguer les circonstances de la mort
de Marguerite. Cette crainte inspira au Hutin, pour une fois, une décision
rapide et sans appel.

Clémence, jugeant sage de s’en tenir
à sa première victoire, n’osa pas intervenir.

— N’aurai-je donc plus jamais
le droit d’avoir épouse ? reprit Charles.

— Laissez faire le sort, mon
frère, répondit Louis.

Le beau visage, mais assez mou, de
Charles de la Marche, prit une expression boudeuse et butée.

— Il semble que le sort
favorise plus Philippe que moi.

Et dès cet instant, Charles de la
Marche conçut du ressentiment non contre son frère le roi, mais contre son
frère Poitiers.

À l’issue de cette journée
épuisante, la jeune reine était si lasse que les événements de la nuit se
déroulèrent pour elle comme dans une autre vie. Elle n’éprouva ni effroi, ni
souffrance excessive, ni particulière félicité. Elle fut simplement soumise,
admettant que les choses devaient se passer ainsi. Elle entendit, avant de
sombrer dans le sommeil, des mots balbutiés qui lui laissèrent espérer que son
époux l’appréciait. Si elle avait été moins novice en ce domaine, elle eût
compris qu’elle disposait, pour un temps au moins, d’un grand pouvoir sur
Louis X.

Celui-ci, en effet, s’était
émerveillé de rencontrer chez cette fille de roi une passivité consentante
qu’il n’avait jusqu’alors connue que chez des servantes. L’angoisse des défaillances
qui le saisissaient dans le lit de Marguerite avait disparu. Peut-être, après
tout, n’était-il pas fait pour les brunes. À plusieurs reprises, il se trouva
triomphant de ce beau corps qui luisait faiblement, comme nacré sous la petite
lampe à huile pendue au ciel de lit, et dont son désir pouvait disposer tout à
son gré. Jamais il n’avait accompli pareil exploit.

Quand il sortit de la chambre, tard
dans la matinée, la tête lui tournait un peu, mais il la portait haut, et plus
fièrement que s’il eût vaincu les Flamands ; sa nuit de noces avait effacé
ses déboires militaires.

Pour la première fois, Louis Hutin
fut capable d’affronter sans gêne les plaisanteries gaillardes de son cousin
d’Artois qui passait pour le mâle le mieux pourvu et le plus endurant de la
cour.

Puis, environ midi, on se remit en
route vers le nord. Clémence se retourna pour emporter une dernière image de ce
château où elle était devenue femme et reine, et dont elle ne parviendrait
jamais à se rappeler les dimensions exactes.

Deux jours plus tard, on arrivait à
Reims. Les habitants n’avaient pas vu de sacre depuis trente ans, c’est-à-dire
que pour la moitié au moins de la population, le spectacle était neuf. Des
officiers royaux, affairés, couraient en compagnie des échevins de la Maison de
Ville à l’archevêché. Sur les places s’étaient installées toutes sortes de
marchands, jongleurs et montreurs de bêtes, comme pour une foire. De grands
barons, de hauts prélats, arrivés des quatre coins de France, passaient avec
leurs escortes, à la recherche de leur logis. Paysans, bourgeois et petits
seigneurs affluaient de la contrée avoisinante, grossissant une foule que les
sergents tâchaient à contenir sur l’itinéraire pavoisé du cortège royal.

Les Rémois ne pouvaient pas imaginer
qu’ils auraient l’occasion de contempler à nouveau cette grande cavalcade, et
d’en payer les frais, plusieurs fois encore, dans un proche avenir.

Le roi qui ce jour-là franchissait
le portail de la cathédrale de Reims était accompagné des trois successeurs que
lui donnerait l’Histoire. En effet, derrière Louis X chevauchaient ses
frères Philippe et Charles, ainsi que son cousin Philippe de Valois. Avant
quatorze ans, la couronne se serait posée sur leurs trois têtes.

 

DEUXIÈME PARTIE
APRÈS LA FLANDRE, L’ARTOIS…

 

I
LES ALLIÉS

De toutes les fonctions humaines,
celle qui consiste à gouverner ses semblables, encore que la plus enviée, est
la plus décevante, car elle n’a jamais de fin, et ne permet à l’esprit aucun
repos. Le boulanger qui a sorti sa fournée, le bûcheron devant son chêne
abattu, le juge qui vient de rendre un arrêt, l’architecte qui voit poser le
faîte d’un édifice, le peintre une fois terminé son tableau, peuvent, pour un
soir au moins, connaître cet apaisement relatif que procure un effort mené à
son terme. L’homme de gouvernement, jamais. À peine une difficulté politique
paraît-elle aplanie qu’une autre, qui se formait justement pendant qu’on
réglait la première, exige une attention immédiate. Le général vainqueur
profite longuement des honneurs de sa victoire ; mais le ministre doit
affronter les nouvelles situations nées de cette victoire même. Aucun problème
ne tolère de rester longtemps irrésolu, car tel qui semble aujourd’hui
secondaire demain prendra une importance tragique.

L’exercice du pouvoir n’est guère
comparable qu’à celui de la médecine, qui connaît également cet enchaînement
sans trêve, cette primauté des urgences, cette constante surveillance de
troubles bénins parce qu’ils peuvent être symptômes de lésions graves, enfin ce
perpétuel engagement de la responsabilité en des domaines où la sanction dépend
de circonstances futures. L’équilibre des sociétés, comme la santé des
individus, n’a jamais un caractère définitif, et ne peut représenter un labeur
achevé.

Le métier de roi, au temps où les
rois gouvernaient eux-mêmes, comportait ces servitudes ininterrompues.

À peine Louis X était-il
parvenu à mettre en sommeil les affaires de Flandre, se résignant à les laisser
pourrir puisqu’il ne pouvait les résoudre, à peine avait-il couru à Reims se faire
revêtir du prestige mystique que le sacre conférait au souverain, fût-il le
moins aimable et le moins compétent des monarques, qu’aussitôt de nouveaux
troubles éclatèrent dans le nord de la France.

Les barons d’Artois, ainsi qu’ils
l’avaient promis à Robert, n’avaient pas désarmé en rentrant de l’ost boueux.
Ils parcouraient le pays avec leurs bannières, tâchant de gagner les
populations à leur cause. Toute la noblesse leur était acquise et, par-là, les
campagnes. La bourgeoisie des villes était partagée. Arras, Boulogne,
Thérouanne faisaient cause commune avec les ligueurs. Calais, Avesnes, Bapaume,
Aire, Lens, Saint-Omer demeuraient fidèles à la comtesse Mahaut. Le comté
montrait une agitation fort proche de l’insurrection.

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