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Authors: R.J. Ellory

Tags: #Thriller

Les Assassins (3 page)

BOOK: Les Assassins
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Mais elle n’était plus là.

Partie pour toujours.

Comme Nadia, qui voulait dire « espoir » en russe.

 

Ce n’était pas facile de trouver des moments pour être ensemble. John Costello travaillait, Nadia McGowan faisait des études ; et il y avait les parents. Dès qu’elle le pouvait, elle allait faire une course au Connemara. Parfois Erskine Costello était là, mais pas John, et Erskine sentait chez elle, à sa manière de s’attarder devant la porte avant de s’en aller, comme une attente, quelque chose qui lui faisait comprendre que le pain irlandais n’était pas la seule raison de sa venue.

« Elle est mignonne, cette petite », dit-il un jour à son fils.

John hésita, ne leva pas les yeux de son assiette. « Laquelle ?

— Tu vois très bien de qui je parle, fiston. La rouquine.

— La petite McGowan ? »

Erskine rigola. « Rassure-moi, tu ne l’appelles pas comme ça quand elle est en face de toi, si ? »

Leurs regards ne se croisèrent pas, et ni l’un ni l’autre ne poursuivit.

Le samedi 17 novembre, les McGowan s’en allèrent une fois de plus chez la grand-mère de Nadia, pour l’anniversaire de la mort du grand-père. Nadia leur expliqua qu’elle resterait à la maison, qu’elle avait des devoirs à faire. Dès que la voiture des parents démarra, elle se rendit au Connemara, tomba sur John, lui dit que ses parents passeraient la nuit ailleurs et ne reviendraient que le lendemain matin.

John quitta sa chambre un peu avant 23 heures. Il descendit l’escalier à pas de loup, les pieds posés au bord des marches, qui étaient vieilles et ployaient et craquaient sous son poids.

Erskine l’attendait près de la porte de derrière. « Tu nous quittes ? »

John ne répondit pas.

« Pour aller voir la fille », compléta Erskine, l’air détaché, d’une voix monocorde, le visage impassible. Il sentait le bon whisky – un fantôme familier.

John ne pouvait pas mentir à son père. Il n’en avait jamais été capable et n’apprendrait jamais à le faire.

« Elle est mignonne, ça c’est sûr. Et studieuse. Pas de doute là-dessus. »

John sourit.

« Toi, avec tes bouquins et ta manie d’écrire des choses… Il ne faudrait pas que tu te mettes avec une hystérique qui n’aime pas la lecture.

— Papa…

— File, mon petit, file. Fais donc ce que j’aurais aimé faire à ton âge. »

John passa devant lui.

« Repense à ta mère, ajouta Erskine. Et ne fais rien que tu aurais honte de lui raconter. »

John leva les yeux vers son père. « Promis.

— Je sais, fiston. Je te fais confiance. C’est pour ça que je te laisse y aller. »

Erskine regarda ainsi son enfant, son seul enfant, un homme maintenant, descendre les marches de derrière et traverser la rue d’un pas pressé. Il tenait surtout de sa mère, qui aurait été fière de lui. Mais il n’allait pas rester à Jersey City, en tout cas pas pour longtemps. C’était un lecteur, un littéraire, toujours en train de chercher de belles phrases pour dire les choses qui n’avaient pas besoin d’être dites.

Erskine Costello referma la porte du Connemara et regagna la cuisine. L’odeur du bon whisky le suivait – le fantôme familier.

Voir quelqu’un mourir, quelqu’un qu’on aime, et le voir mourir d’une façon aussi horrible, aussi brutale, voilà une chose qu’on ne peut oublier.

Je suis le Marteau de Dieu, dit-il.

John se rappelle la voix, plus que tout le reste, bien qu’il n’ait jamais vu le visage – pendant de longues années, il regretterait de ne pas l’avoir vu. Juste pour savoir.

Bien sûr il a vu des photos de l’homme, mais ça ne remplacera jamais le fait de voir la personne en chair et en os. Il y a quelque chose, chez l’être humain, qu’une image ne peut jamais saisir, pas même un film : sa personnalité, la vibration autour de lui, son odeur, ses pensées, toutes ces choses que l’on peut ressentir.

Si seulement il l’avait vu…

Avant que John Costello se remette à parler, elle était déjà enterrée.

Erskine avait cru que son fils ne reparlerait plus jamais.

Les premiers jours – quatre ou cinq –, il venait et s’asseyait à côté du lit de John. Et puis ce fut comme si Erskine Costello ne pouvait plus affronter le silence, l’attente, la peur ; alors il rentra chez lui, but et resta ivre jusqu’au Nouvel An.

John ne pouvait pas lui en vouloir. Voir son fils unique, son seul enfant, allongé sur un lit d’hôpital, la tête entièrement bandée à l’exception des yeux, et voir ces yeux fermés, et les tuyaux, les tubes, le glucose, les gouttes de sérum physiologique, le bip-bip des écrans, le bourdonnement constant d’une chambre saturée d’électricité…

Il ne pouvait pas lui en vouloir.

John Costello se réveilla le sixième jour, le 29 novembre. La première personne qu’il vit était une infirmière du nom de Geraldine Joyce.

« Comme l’écrivain, dit-elle. James Joyce. Un fou furieux. »

Il lui demanda où il était ; en parlant, il eut l’impression d’entendre quelqu’un d’autre.

« Au bout d’un moment, vous allez retrouver votre voix, lui dit Geraldine l’infirmière. Ou alors vous vous y ferez et vous commencerez à vous dire que vous avez toujours parlé comme ça. »

Elle lui expliqua qu’il y avait un inspecteur de police, dehors, qui souhaitait lui parler.

À cet instant, John Costello comprit que Nadia était morte.

 

Elle était assise sur le perron. La porte d’entrée était ouverte et, en haut, la fenêtre de sa chambre était éclairée. Le reste de la maison était plongé dans le noir.

Elle tendit sa main et, les derniers mètres, il courut vers elle, comme s’ils se retrouvaient à la gare. Il était parti à la guerre. Ses lettres n’étaient jamais arrivées. Pendant longtemps elle avait pensé qu’il s’était peut-être fait tuer, sans jamais oser y croire.

« Viens, entre, dit-elle. Avant que quelqu’un te voie. »

La petite intonation irlandaise dans sa voix, discrète mais bien là.

Ils avaient fait deux fois l’amour jusque-là. Maintenant, ils étaient des professionnels. Maintenant, ils n’étaient plus timides ni gênés. Elle jeta ses vêtements dans l’escalier, tandis qu’ils se ruaient vers sa chambre.

Dehors il se mit à pleuvoir.

 

« Tu sais ce que c’est que l’amour ? » lui demanda-t-elle lorsque la lumière du jour commença tout juste à se frayer un chemin parmi les draps.

« Si c’est ça, alors oui. Je sais ce que c’est que l’amour. »

Plus tard, ils s’assirent côte à côte devant la fenêtre, nus sous une couverture, et regardèrent le monde martelé par la pluie. Ils virent un vieil homme marcher au ralenti, son corps voûté déformé par les gouttes ruisselant sur la vitre. D’ici quelques heures, il y aurait un groupe de gamins en bottes et cirés, tout excités par les flaques d’eau, main dans la main sur le chemin de l’église.

« Tu dois rentrer ? demanda-t-elle.

— Ça va aller.

— Ton père…

— Il sait où je suis. »

Le souffle soudain court. « Il… Oh, mais il va tout raconter à mes parents… »

John rigola. « Non, il ne le fera pas.

— Je te jure, John, s’ils apprennent ça, ils me tuent.

— Mais non », répondit-il. Il voulait dire qu’ils ne l’apprendraient jamais, certainement pas qu’ils ne la tueraient pas.

Parce qu’ils ne la tueraient pas.

Quelqu’un d’autre s’en chargerait.

 

La plupart des gens qui tuent ont l’air normaux.

L’homme qui expliqua cela à John Costello était un inspecteur de la brigade criminelle de Jersey City, un certain Frank Gorman.

« Je m’appelle Frank », dit-il. Il tendit sa main. Il annonça à John que la fille était morte. Nadia McGowan. L’enterrement avait déjà eu lieu, la veille. Apparemment en comité restreint, avec la seule famille. Mais la veillée mortuaire s’était déroulée au Connemara, noir de monde pour l’occasion. Jusqu’à Lupus Street et Delancey Street, jusqu’à Carlisle Street près du parc, des gens s’étaient retrouvés pour se présenter aux parents endeuillés. Plus d’amis dans la mort que dans toute une vie. N’en allait-il pas toujours ainsi ? Et ils déposèrent des fleurs près du banc où elle était morte. Tant de fleurs qu’elles finirent rapidement par engloutir le banc. Des lis. Des roses blanches. Une couronne jaune.

Donc Frank serra la main de John, lui demanda s’il allait bien, s’il voulait boire un verre d’eau ou autre chose. Il était le premier à l’interroger. Il était celui qui passerait le plus souvent, celui qui poserait plus de questions que tout le monde ; il y avait quelque chose dans son expression, dans son regard, qui indiqua à John que l’homme était tenace, déterminé, qu’il ne supportait pas l’échec. Lui aussi était irlandais, ce qui aidait, quand on y pense.

« Un tueur en série, dit-il. Ce type… Celui qui vous a agressés. »
Il tourna la tête vers la fenêtre de la chambre, comme si un objet silencieux exigeait son attention.

« On a identifié quatre victimes… Deux couples. Il y en a peut-être d’autres, on ne sait pas. Vous êtes le seul… » Il eut un sourire compréhensif. « Vous êtes le seul à avoir survécu.

— À votre connaissance. »

Frank Gorman sortit un stylo de la poche intérieure de sa veste, ainsi qu’un calepin qu’il feuilleta avant de trouver une page vierge.

« Il agresse les couples… On imagine qu’il s’en prend aux couples qui sortent, vous voyez… et qui font ce que les couples font généralement ensemble. » Il se tut.

« J’ai l’impression de ne me souvenir de rien.

— Je sais, John. Je sais. Mais je suis là pour vous aider à vous souvenir. »

 

« Le premier amour est le plus important », dit Erskine Costello à son fils.

Il était assis à une table dans l’arrière-cuisine, son repas terminé, un verre de bière à côté.

« Il faut que je te dise. Ta mère n’était pas mon premier amour.

— On dirait que tu veux t’excuser de quelque chose.

— Je ne voudrais pas que tu sois déçu.

— Déçu ? Pourquoi est-ce que je serais déçu ? »

Erskine haussa ses larges épaules. Il leva une main et la passa dans ses cheveux noir de jais.

« Cette Nadia McGowan… C’est une fille magnifique.

— Oui.

— Ses parents sont au courant que vous flirtez ?

— “Flirtez” ? Mais qui dit encore “flirter” en 1984 ? Je crois que les gens ont arrêté de flirter en 1945.

— Très bien, John, très bien. Alors n’y allons pas par quatre chemins. Est-ce que ses catholiques de parents savent que leur fille couche avec un gamin de 16 ans dont le père est un ivrogne qui n’a pas mis les pieds à l’église depuis plus de trente ans ? Ça te va comme ça, fiston ? »

John acquiesça. « Ça me va. Et non, ils ne savent pas.

— Et s’ils l’apprennent ?

— Ça va barder, c’est sûr. »

Il leva les yeux vers son père, s’attendant à prendre une volée de bois vert, mais Erskine Costello, les parties affûtées de son cerveau et de sa langue émoussées par le travail de sape du bon whisky irlandais, se contenta de répondre : « Alors fais gaffe à pas te faire attraper, d’accord ?

— Je ferai gaffe. »

Et John Costello savait que si sa mère avait été vivante, il y aurait eu de l’orage.

 

« Comment est-ce que je peux me souvenir de ce dont je ne me souviens pas ? »

Frank Gorman, inspecteur de la brigade criminelle de Jersey City, ne répondit pas. Il sourit, comme s’il savait quelque chose que le monde entier ignorait, et regarda encore vers la fenêtre.

« Vous pouvez me raconter ? »

John voulut parler, lui répondre qu’il avait essayé de se rappeler mille fois ce qui s’était passé, mais que chaque fois, rien ne lui venait.

« Je sais que vous vous l’êtes raconté tout seul, insista Gorman, mais pas devant moi… Et il faut que vous le fassiez. »

John le regarda, détailla son sourire – celui d’un enfant qui aurait fait une bêtise et voudrait qu’on soit patient à son égard, compréhensif, indulgent.

« S’il vous plaît, dit-il doucement. Allongez-vous, fermez les yeux et racontez-moi du début jusqu’à la fin. Commencez par le matin même et dites-moi le premier souvenir que vous avez de ce jour-là. »

John Costello le regarda pendant quelques secondes, puis cala l’oreiller sous sa nuque et s’allongea. Il ferma les yeux,
comme le lui avait demandé Frank, et essaya de se rappeler comment la matinée avait commencé.

« Il faisait froid », commença-t-il…

 

John Costello se tourna sur le côté et resta allongé un moment sous les draps. Six jours s’étaient écoulés depuis le soir où il avait dormi chez Nadia.

Il jeta un coup d’œil à la pendule près du lit : 4 h 55. Dans un instant, son père viendrait tambouriner à la porte et hurler son nom. Il était bien au chaud, mais dès qu’il sortit un bout de pied de sous la couverture, il fut transi de froid. Il adorait ces quelques minutes avant le lever du soleil, conscient que sa vie avait changé plus qu’il ne l’aurait jamais imaginé.

À 5 h 03, il se leva et entrouvrit la porte de sa chambre, pour que son père comprenne qu’il était réveillé.

Il fallait cuire le pain. Faire frire le bacon, les saucisses, les pancakes, les galettes de pomme de terre. Et moudre des seaux entiers de café en grains.

Il entendit l’eau couler dans la salle de bains. Erskine Costello se servait encore d’un rasoir manuel : il l’affûtait sur un affiloir en cuir, le faisait aller et venir sans réfléchir, puis se rasait à l’eau froide et au savon au goudron. À l’ancienne. Un type normal.

La journée se déroula comme toutes les autres. Du petit déjeuner on passa doucement au déjeuner, puis aux sandwichs de l’après-midi, aux cafés et aux tartes aux pommes préparées pour les bûcherons de la scierie McKinnon. L’obscurité commença à tomber aux alentours de 16 heures. Il fallut moins d’une heure pour qu’elle comble tous les interstices et projette des ombres autour des lumières.

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