Read Les Assassins Online

Authors: R.J. Ellory

Tags: #Thriller

Les Assassins (44 page)

BOOK: Les Assassins
11.22Mb size Format: txt, pdf, ePub
ads

— Je sais, rétorqua Irving. Mais au train où vont les choses…

— Allez-y. Dites à vos responsables que c’est possible. »

48

  « J
amais de la vie », dit Farraday sans hausser le ton.

Quarante minutes plus tard. Commissariat n
o
 4. Dans le bureau du capitaine Farraday, Irving était debout près de la fenêtre.

Farraday avait écourté une conversation téléphonique pour le recevoir, pensant sans doute qu’il venait lui annoncer une bonne nouvelle, et non pas un plan délirant qui impliquait tout le service de l’assainissement de la ville de New York.

« Ils ont un système informatique, répéta Irving. Chaque conduite d’eau apparaît sur leur écran. Si quelqu’un balance un corps là-dedans…

— Ce type est armé, dangereux, à l’affût du moindre signe lui laissant penser qu’il est suivi, et vous comptez lui mettre un pauvre ingénieur sur le dos pour aller lui faire sauter sa putain de cervelle ? Non mais enfin, Ray, vous avez perdu la tête ou quoi ?

— Capitaine…

— C’est non. »

Farraday se leva de son bureau et se planta au milieu de la pièce. « Je sais que vous avez des éléments… La lettre, le fait qu’il y a de fortes probabilités pour que le prochain crime soit celui-là. Mais vous vous rendez compte une seconde de ce qu’il faudrait pour déclencher une opération conjointe entre la police de New York et le service d’assainissement ? Le fric que ça coûterait, les vies qui seraient mises en danger ? Sans même parler des ressources requises pour fermer l’autoroute et interroger tous les automobilistes dans un rayon de huit cents mètres… » Il s’interrompit pour reprendre son souffle. « Je n’ose même pas imaginer ce qu’une telle opération nécessiterait.

— Qu’est-ce que je fais, alors ? Hein ? Qu’est-ce que vous voulez que je fasse de tout ça ? Je me casse le cul à essayer de…

— Je sais. Je lis les rapports, Ray. Je lis vos rapports, et je les lis de la première à la dernière page. Je sais que vous travaillez dur, mais on en revient à une discussion qu’on a déjà eue, vous et moi. Ce n’est pas la seule affaire qu’on doit gérer, et vu les éléments dont nous disposons, on pourrait très bien considérer les autres affaires comme étant distinctes. En ce qui concerne ces dates anniversaires, en gros, on n’a rien de plus que des éléments circonstanciels…

— Je ne peux pas croire que quiconque…

— Puisse les considérer comme circonstanciels, termina Farraday à sa place. Je sais, je sais. Mais les gens à qui j’ai affaire ne sont pas des flics. Ce ne sont pas des inspecteurs de police. Ce sont des bureaucrates, Ray. Rien de plus que des bureaucrates qui regardent la situation dans son ensemble. Ils voient les agressions, les viols, les braquages de voitures, les vols qui ont augmenté de vingt-six pour cent l’an dernier… Voilà ce qu’ils regardent. Les homicides… Merde, Ray, les homicides ont chuté de dix-neuf pour cent par rapport à la même époque l’année dernière, et la période prise en compte par les statistiques est terminée. Vos victimes… Eh bien, elles concernent le prochain trimestre. Et au prochain trimestre, les élections seront derrière nous, le directeur Ellmann sera ou ne sera plus le directeur, et le maire sera ou ne sera plus le maire. Ce n’est pas plus compliqué que ça.

— Qu’est-ce que vous pouvez me donner alors ? Une annonce publique ?

— Une annonce publique ? À quel sujet ? On dit à toutes les jeunes filles de New York qu’elles doivent faire attention à quelqu’un qui essaierait de les tuer ? Que si un monsieur les embête et essaie de leur faire enfiler une foutue paire de chaussettes orange, elles doivent prendre leurs jambes à leur cou ? »

Irving ne répondit pas. Farraday se leva et fit les cent pas.

« Je vais vous dire ce que je peux vous donner, finit-il par ajouter. Peut-être vingt unités de motards et dix équipes de garde pour le 31. Je vois ce que vous avez, et ce que vous avez me paraît suffisamment solide. Je suis avant tout un flic et je me contrefous de cette élection, sauf que si celle-ci ne se passe pas comme prévu, ça peut vouloir dire beaucoup moins de flics dans les parages. Je ne vous raconte même pas ce que la prochaine équipe a en magasin si elle arrive au pouvoir. Les commissions publiques de surveillance et d’évaluation, la requalification des délits, les tonnes de paperasse à la con sous lesquelles on va se retrouver engloutis. Je suis obligé d’y penser, Ray, de me dire qu’il n’y a pas qu’une seule vie en jeu, mais des milliers, et je dois me demander ce qu’il adviendra d’elles si on change la donne. Le seul problème, c’est que les habitants de cette ville sont certainement assez myopes pour être tout excités par la nouveauté et ne pas réfléchir une seule seconde au désastre à long terme qui les attend.

— Vingt unités de motards et dix équipes de garde ?

— Quel jour tombe le 31 ? »

Farraday prit son calendrier de bureau. « Un mardi. Parfait. Beaucoup mieux qu’un vendredi ou un samedi. Oui, je peux vous donner ça, et peut-être même plus, selon la tournure des événements. »

Irving fit demi-tour.

« Et d’ici là ? » demanda Farraday dans son dos.

Irving se retourna. L’expression sur son visage indiquait que c’était précisément le genre de question qu’il ne voulait pas entendre.

Farraday n’insista pas et le laissa partir. Il travaillait à la Criminelle depuis assez longtemps pour savoir que c’était sans doute le secteur le plus sombre de tous.

À 18 h 15, Ray Irving attendait patiemment dans le hall du siège du
City Herald
. Il s’était fait annoncer auprès de Karen Langley. On lui avait répondu qu’elle ne serait pas longue.

Il lui proposa de prendre un café avant de la raccompagner chez elle, et dans la tranquillité rassurante d’une cafétéria de la 28
e
 Rue Ouest, il lui fit part de la réponse de Farraday à sa proposition.

« Le plus pénible, c’est de savoir qu’une fille va mourir, dit-il. De savoir
comment
elle va mourir et ce qu’il adviendra de son cadavre, mais de ne pas savoir qui ni où.

— C’est horrible. Je crois que c’est le truc le plus abject que j’aie jamais vu. Je n’en reviens pas… »

Elle secoua la tête. « Mais en fait, quand j’y pense… Je n’ai pas de mal à croire que quelqu’un puisse être aussi dingue.

— J’ai l’impression que ce type s’amuse. Il sait qui je suis, il connaît John, et pour s’assurer qu’on a bien conscience de son intelligence exceptionnelle, il vous envoie cette lettre… Pour être sûr qu’on sache à quel point il est malin.

— Qu’est-ce que vous allez faire, du coup ?

— J’ai repris les dossiers depuis le départ. J’ai parlé à tous les proches, à tous les témoins, à toutes les personnes directement ou indirectement impliquées.

— Vous avez pu en apprendre davantage sur le groupe auquel John appartient ?

— Les gens du Winterbourne Hotel ? Non, voilà une piste que je n’ai pas suivie. Pas directement, en tout cas. John m’a expliqué que, en plus de lui, il y avait quatre femmes et deux hommes.

— Et les femmes ?

— Notre bonhomme n’est pas une femme. »

Karen ne mit pas en doute la conviction d’Irving. Elle resta assise sans un mot. Elle but son café. Elle avait le sentiment de n’avoir rien d’intéressant à dire.

Ils s’en allèrent à 19 h 10. Langley prit sa voiture, Irving la suivit dans la sienne. Arrivés chez elle, à Chelsea, près du Joyce Theater, Irving lui demanda d’attendre dans l’entrée pendant qu’il inspectait les lieux.

Rien à signaler. Il l’avait prévu, elle aussi, mais ils avaient l’impression de faire quelque chose d’utile. Il était là pour protéger et servir. Alors il le faisait.

Sur le pas de la porte, elle lui baisa la joue, lui tint la main pendant quelques instants et le remercia.

« Peut-être que, quand tout ça sera terminé… » dit-elle. Irving sentit quelque chose remuer brièvement dans son vieux cœur brisé et fatigué.

Il s’en alla sans un mot, mais sourit dans l’escalier, et Karen leva la main.

Il regagna sa voiture en se dépêchant sur les derniers mètres car la pluie s’était mise à tomber. Il rentra au n
o
 4, pour la simple et bonne raison qu’il ne voulait pas être seul.

On était le 20 octobre. Jusque-là, dix victimes. Encore onze jours à attendre avant que quelqu’un d’autre meure.

49

  C
es onze jours furent parmi les pires de la vie de Ray Irving.

Dans sa tête, Deborah Wiltshire était deux fois morte. Après tant d’années d’une relation profonde – une relation qui signifiait sortir au restaurant, aller au cinéma, voir un concert à Central Park ; une fois, il avait eu la grippe et elle était venue chez lui avec du sirop pour la toux et du paracétamol –, il n’y avait plus rien. Quelque chose de bien avait disparu, et il eut sans doute plus conscience de cette absence au cours de ces onze jours que de toute l’année qui avait suivi la mort de Deborah.

Karen Langley aussi était une femme bien. Il le savait. Mais ils vivaient dans deux mondes qui ne pardonnaient rien, deux univers qui semblaient suivre des orbites différentes. Et essayer d’aller plus loin que leur amitié paraissait inapproprié autant qu’ingérable.

Le Commémorateur, car c’était ainsi qu’Irving avait décidé de le surnommer, avait bouleversé son existence.

Le Commémorateur avait anéanti toute possibilité d’une vie normale, et Irving lui en voulait. Un inconnu avait heurté de plein fouet son monde, et sous les décombres, Irving attendait avec hâte que l’auteur de ce désastre montre son visage.

La nuit du 30 au 31 octobre, il ne trouva pas le sommeil.

Quatre minutes après minuit, le téléphone sonna.

« Ray ?

— John ?

— Oui… Je vous appelais pour savoir comment ça allait.

— Je pense que je ne vais pas dormir, fit Irving. Merci d’avoir appelé.

— Pas de problème. »

Costello observa un silence. « Je peux me rendre utile ?

— Oh… Je ne vois pas ce qu’on peut faire d’autre, à part attendre.

— Ce n’est pas une situation agréable.

— Il faut bien affronter la réalité. Si les choses se passent comme je le pense, quelqu’un sera mort demain à la même heure.

— C’est épouvantable.

— Mais c’est vrai. »

Costello se tut quelques secondes, puis s’éclaircit la gorge et répondit : « Vous avez mon numéro.

— S’il me vient une idée de génie, je vous appelle. »

Irving dit cette phrase avec l’envie de donner l’impression qu’il souriait, qu’il était optimiste, qu’il pensait que quelque chose de bon finirait par sortir de tout cela. Il ne voyait pas bien quoi, mais ça ne l’empêchait pas d’espérer.

« À demain, alors, dit Costello.

— Oui, à demain. »

 

Au matin du 31, il pleuvait à torrents. Irving téléphona à Victor Grantham vers 7 h 30. Ils s’étaient parlé à deux reprises la semaine précédente, et Grantham avait reçu l’autorisation de travailler avec Irving toute la journée.

« Je suis assis devant l’écran, dit-il. J’ai une bouche d’égout défectueuse sur la 128
e
 Rue Est, juste avant qu’elle enjambe l’Hudson pour retrouver la I-87. À part ça, tout va bien. Au pire, la pluie va nous aider.

— Comment ça ?

— Tout le réseau étant conçu pour évacuer l’eau, si ça ne marche pas, on le sait tout de suite.

— Qui avez-vous aujourd’hui ?

— En théorie, j’ai environ quatre-vingt-dix équipes disponibles. Il y a des sous-stations dans toute la ville, avec des tournées et des missions différentes, mais d’après ce que je vois, il n’y a aucune rupture dans le réseau. On a toute la journée devant nous.

— Je m’en serais bien passé. »

Grantham ne fit aucun commentaire.

« Donc vous restez sur la ligne directe, n’est-ce pas ? demanda Irving.

— Je suis là sans interruption. Ma femme m’a préparé des sandwichs, une gourde de café, et j’ai deux bouquins avec moi. Je resterai avec vous jusqu’au bout, quoi qu’il arrive.

— Bien… Je vous remercie beaucoup, Victor.

— En même temps, qu’est-ce que vous voulez que je fasse d’autre ? Il y a une vie en jeu, non ?

— Exactement. Donc je peux vous joindre à ce numéro. Vous me confirmez que c’est une ligne restreinte ? Personne d’autre sur cette ligne à part vous et moi, n’est-ce pas ?

— Vous avez tout compris, inspecteur. Vous et moi. »

Les deux hommes se turent un instant, puis Victor Grantham posa la question à laquelle ni l’un ni l’autre ne voulait répondre.

« Vous pensez qu’on a une petite chance ?

— Vous voulez savoir la vérité, Victor ? Non, je ne pense pas qu’on ait une petite chance. Mais comme vous le dites, qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse d’autre ?

— Bonne chance.

— Pareillement. »

Irving raccrocha, se cala au fond de son siège et reporta son attention sur les panneaux de liège accrochés au mur d’en face.

« On y est », dit-il, tout en regrettant que ce fût le cas.

 

Il y eut trois fausses alertes avant la tombée de la nuit. Deux d’entre elles n’étaient que de simples dysfonctionnements mécaniques, la troisième due à un sac plastique rempli de cannettes de bière que quelqu’un avait jeté d’une voiture en marche. Irving venait d’atteindre la station de métro de la 23
e
 Rue lorsque Grantham le rappela sur son portable pour lui annoncer la nouvelle. Gyrophare sur le toit et sirène hurlante, il avait démarré pied au plancher et quitté le commissariat en quelques minutes. Le cœur pantelant, il s’était garé sur le côté et avait martelé de ses mains le volant. Il avait juré de façon répétée et sonore, puis il était resté quelques minutes assis, les yeux clos, la nuque contre l’appuie-tête, jusqu’à ce que son corps retrouve un état normal. Lorsqu’il quitta le trottoir pour retourner au commissariat n
o
 4, il ne lui restait plus qu’un paquet de nerfs en feu au fond du ventre. La seule fois où il avait ressenti une chose pareille, avec une telle intensité, un tel désespoir impuissant, ça avait été le jour où le médecin était venu lui annoncer la mort de Deborah Wiltshire. Soit l’affaire de quelques minutes. Là, ça durait depuis le matin. Les émotions étaient incontrôlables, incessantes. Les émotions vous clouaient au sol, et vous n’aviez aucune échappatoire.

BOOK: Les Assassins
11.22Mb size Format: txt, pdf, ePub
ads

Other books

The Drifters by James A. Michener
Read Bottom Up by Neel Shah
The Gleaning by Kling, Heidi R.
Time Siege by Wesley Chu
Crazy About You by Katie O'Sullivan
La cruz de la perdición by Andrea H. Japp