Les particules élémentaires (29 page)

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Authors: Michel Houellebecq

BOOK: Les particules élémentaires
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Bruno et Christiane étaient eux aussi rentrés à Paris, le contraire n’aurait pas été concevable. Le matin de la reprise il pensa à ce médecin inconnu qui leur avait fait ce cadeau inouï : deux semaines d’arrêt-maladie injustifiées, puis il reprit le chemin de ses bureaux rue de Grenelle. En arrivant à l’étage il prit conscience qu’il était bronzé, en pleine forme, et que la situation était ridicule, il prit également conscience qu’il s’en foutait. Ses collègues, leurs séminaires de réflexion, la formation humaine des adolescents, l’ouverture à d’autres cultures… tout cela n’avait plus la moindre importance à ses yeux. Christiane lui suçait la bite et s’occupait de lui lui quand il était malade, Christiane était importante. Il sut à cette même minute qu’il ne reverrait jamais son fils.

Patrice, le fils de Christiane, avait laissé l’appartement dans un bordel épouvantable : des parts de pizza écrasées, des boîtes de Coca, des mégots jonchaient le sol, carbonisé par places. Elle hésita un moment, faillit aller à l’hôtel, puis elle décida de nettoyer, de reprendre. Noyon était une ville sale, inintéressante et dangereuse, elle prit l’habitude de venir à Paris tous les week-ends. Presque chaque samedi ils allaient dans une boîte pour couples – le 2+2, Chris et Manu, les Chandélles. Leur première soirée chez Chris et Manu devait laisser à Bruno un souvenir extrêmement vif. À côté de la piste de danse il y avait plusieurs salles, baignées d’un étrange éclairage mauve, des lits étaient disposés côte à côte. Partout autour d’eux des couples baisaient, se caressaient ou se léchaient. La plupart des femmes étaient nues, certaines avaient gardé un chemisier ou un tee-shirt, ou s’étaient contentées de retrousser leur robe. Dans la plus grande des salles, il y avait une vingtaine de couples. Presque personne ne parlait, on n’entendait que le bourdonnement du climatiseur et le halètement des femmes qui approchaient de la jouissance. Il s’assit sur un lit juste à côté d’une grande brune, aux seins lourds, qui était en train de se faire lécher par un type d’une cinquantaine d’années qui avait conservé sa chemise et sa cravate. Christiane déboutonna son pantalon et commença à le branler tout en regardant autour d’elle. Un homme s’approcha, passa une main sous sa jupe. Elle dégrafa l’attache, la jupe glissa sur la moquette, elle ne portait rien en dessous. L’homme s’agenouilla et commença à la caresser pendant qu’elle branlait Bruno. Près de lui, sur le lit, la brune gémissait de plus en plus fort, il prit ses seins entre ses mains. Il bandait comme un rat. Christiane approcha sa bouche, commença à titiller le sillon et le frein de son gland avec la pointe de la langue. Un autre couple vint s’asseoir à leurs côtés, la femme, une petite rousse d’une vingtaine d’années, portait une minijupe en skaï noir. Elle regarda Christiane qui le léchait, Christiane lui sourit, releva son tee-shirt pour lui montrer ses seins. L’autre retroussa sa jupe, découvrant une chatte fournie, aux poils également roux. Christiane prit sa main et la guida jusqu’au sexe de Bruno. La femme commença à le branler, cependant que Christiane approchait à nouveau sa langue. En quelques secondes, pris par un soubresaut de plaisir incontrôlable, il éjacula sur son visage. Il se redressa vivement, la prit dans ses bras. « Je suis désolé, dit-il. Désolé. » Elle l’embrassa, se serra contre lui, il sentit son sperme sur ses joues. « Ça ne fait rien, dit-elle tendrement, ça ne fait rien du tout. Tu veux qu’on s’en aille ? » proposa-t-elle un peu plus tard. Il acquiesça tristement, son excitation était complètement retombée. Ils se rhabillèrent rapidement et partirent tout de suite après.

Les semaines suivantes il parvint à se contrôler un peu mieux et ce fut le début d’une bonne période, une période heureuse. Sa vie avait maintenant un sens, limité aux week-ends passés avec Christiane. Il découvrit un livre au rayon santé de la FNAC, écrit par une sexologue américaine, qui prétendait apprendre aux hommes à maîtriser leur éjaculation par une série d’exercices gradués. Il s’agissait essentiellement de tonifier un petit muscle en arc situé juste en dessous des testicules, le muscle pubbo-coccygien. Par une contraction violente de ce muscle juste avant l’orgasme, accompagnée d’une inspiration profonde, il était en principe possible d’éviter l’éjaculation. Bruno commença à faire les exercices, c’était un but, qui méritait qu’on s’y attache. À chacune de leurs sorties il était stupéfait de voir des hommes, parfois plus âgés que lui, qui pénétraient plusieurs femmes d’affilée, se faisaient branler et sucer pendant des heures sans jamais perdre leur érection. Il était également gêné de constater que la plupart avaient des queues beaucoup plus grosses que la sienne. Christiane lui répétait que ça ne faisait rien, que ça n’avait aucune importance pour elle. Il la croyait, elle était visiblement amoureuse, mais il lui semblait également que la plupart des femmes rencontrées dans ces boîtes éprouvaient une légère déception lorsqu’il sortait son sexe. Il n’y eut jamais aucune remarque, la courtoisie de chacun était exemplaire, l’ambiance amicale et polie, mais il y avait des regards qui ne trompaient pas, et peu à peu il se rendait compte que, sur le plan sexuel non plus, il n’était pas tout à fait à la hauteur. Il éprouvait pourtant des moments de plaisir inouïs, fulgurants, à la limite de l’évanouissement, qui lui arrachaient des hurlements véritables, mais cela n’avait rien à voir avec la puissance virile, c’était plutôt lié à la finesse, à la sensibilité des organes. Par ailleurs il caressait très bien, Christiane le lui disait, et il savait que c’était vrai, il était rare qu’il ne parvienne pas amener une femme à l’orgasme. Vers la mi-décembre il se rendit compte que Christiane maigrissait un peu, que son visage se couvrait de plaques rouges. Sa maladie de dos ne s’arrangeait pas, dit-elle, elle avait été obligée d’augmenter les doses de médicaments, cette maigreur, ces taches n’étaient que les effets secondaire ; des médicaments. Elle changea très vite de sujet, il la sentit gênée, et en garda une impression de malaise. Elle était certainement capable de mentir pour ne pas l’inquiéter : elle était trop douce, trop gentille. En général le samedi soir elle faisait la cuisine, ils avaient un très bon repas, puis ils sortaient en boîte. Elle portait des jupes fendues, des petits hauts transparents, des porte-jarretelles, ou parfois un body ouvert à l’entrejambe. Sa chatte était douce, excitante, mouillée tout de suite. C’étaient des soirées merveilleuses, comme il n’aurait jamais espéré pouvoir en vivre. Parfois, lorsqu’elle se faisait prendre à la chaîne, le cœur de Christiane s’affolait, se mettait à battre un peu trop vite, elle transpirait d’un seul coup énormément, et Bruno prenait peur. Ils s’arrêtaient, alors, elle se blottissait dans ses bras, l’embrassait, lui caressait les cheveux et le cou.

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Naturellement, là non plus, il n’y avait pas d’issue. Les hommes et les femmes qui fréquentent les boîtes pour couples renoncent rapidement à la recherche du plaisir (qui demande finesse, sensibilité, lenteur) au profit d’une activité sexuelle fantasmatique, assez insincère dans son principe, de fait directement calquée sur les scènes de gang bang des pornos « mode » diffusés par Canal +. En hommage à Karl Marx plaçant au cœur de son système, telle une entéléchie délétère, l’énigmatique concept de « baisse tendancielle du taux de profit », il serait tentant de postuler, au cœur du système libertin dans lequel venaient d’entrer Bruno et Christiane, l’existence d’un principe de baisse tendancielle du taux de plaisir, ce serait à la fois sommaire et inexact. Phénomènes culturels, anthropologiques, seconds, le désir et le plaisir n’expliquent finalement à peu près rien à la sexualité ; loin d’être un facteur déterminant, ils sont au contraire, de part en part, sociologiquement déterminés. Dans un système monogame, romantique et amoureux, ils ne peuvent être atteints que par l’intermédiaire de l’être aimé, dans son principe unique. Dans la société libérale où vivaient Bruno et Christiane, le modèle sexuel proposé par la culture officielle (publicité, magazines, organismes sociaux et de santé publique) était celui de l’aventure : à l’intérieur d’un tel système le désir et le plaisir apparaissent à l’issue d’un processus de séduction, mettant en avant la nouveauté, la passion et la créativité individuelle (qualités par ailleurs requises des employés dans le cadre de leur vie professionnelle). L’aplatissement des critères de séduction intellectuels et moraux au profit de critères purement physiques conduisait peu à peu les habitués des boîtes pour couples à un système légèrement différent, qu’on pouvait considérer comme le fantasme de la culture officielle : le système sadien. À l’intérieur d’un tel système les bites sont uniformément rigides et démesurées, les seins siliconés, les chattes épilées et baveuses. Souvent lectrices de Connexion ou de Hot Video, les habituées des boîtes pour couples fixaient à leurs soirées un objectif simple : se faire empaler par une multiplicité de grosses bites. L’étape suivante, pour elles, était en général constituée par les clubs SM. La jouissance est affaire de coutume, comme aurait probablement dit Pascal s’il s’était intéressé à et genre de choses.

Avec sa bite de treize centimètres et ses érections espacées (il n’avait jamais bandé de manière très prolongée, sinon dans sa toute première adolescence, et le temps de latence entre deux éjaculations s’était notablement allongé depuis lors : certes, il n’était plus tout jeune), Bruno n’était au fond nullement à sa place dans ce genre d’endroits. Il était cependant heureux d’avoir à sa disposition plus de chattes et de bouches qu’il n’aurait jamais osé en rêver ; de cela, il se sentait redevable à Christiane. Les plus doux moments restaient ceux où elle caressait d’autres femmes, ses compagnes de rencontre se montraient toujours ravies par l’agilité de sa langue, par l’habileté de ses doigts à découvrir et exciter leur clitoris, malheureusement, lorsqu’elles se décidaient à les payer de retour, la déception était en général au rendez-vous. Démesurément élargies par les pénétrations à la chaîne et les doigtés brutaux (souvent pratiqués à plusieurs doigts, voire avec la main entière), leurs chattes étaient à peu près aussi sensibles qu’un bloc de saindoux. Obsédées par le rythme frénétique des actrices du porno institutionnel, elles branlaient sa bite avec brutalité, comme une tige de chair insensible, avec un ridicule mouvement de piston (l’omniprésence de la musique techno, au détriment de rythmes d’une sensualité plus subtile, jouait certainement aussi un rôle dans le caractère excessivement mécanique de leurs prestations). Il éjaculait vite, et sans réel plaisir, pour lui, alors, la soirée était terminée. Ils restaient encore une demi-heure à une heure, Christiane se laissait prendre à la chaîne tout en essayant, en général en vain, de ranimer sa virilité. Au réveil, ils faisaient l’amour à nouveau, les images de la nuit lui revenaient, adoucies, dans son demi-sommeil, c’étaient alors des moments d’une tendresse extraordinaire.

L’idéal aurait été au fond d’inviter quelques couples choisis, de passer une soirée à la maison, de bavarder amicalement tout en échangeant des caresses. Ils allaient s’engager dans cette voie, Bruno en avait la certitude intime, il fallait, aussi, qu’il reprenne les exercices de tonification musculaire proposés par cette sexologue américaine, son histoire avec Christiane, qui lui avait apporté plus de joie qu’aucun autre événement de sa vie, était une histoire importante et sérieuse. Du moins c’est ce qu’il pensait, parfois, en la regardant s’habiller ou s’affairer dans la cuisine. Le plus souvent pourtant, lorsqu’elle était loin de lui dans la semaine, il pressentait qu’il avait affaire à une mauvaise farce, à une ultime et sordide plaisanterie de l’existence. Notre malheur n’atteint son plus haut point que lorsque a été envisagée, suffisamment proche, la possibilité pratique du bonheur.

L’accident eut lieu une nuit de février, alors qu’ils étaient chez Chris et Manu. Allongé sur un matelas dans la pièce centrale, la tête calée par des coussins, Bruno se faisait sucer par Christiane, il lui tenait la main. Elle était agenouillée au-dessus de lui, les jambes bien écartées, la croupe offerte aux hommes qui passaient derrière elle, enfilaient un préservatif, la prenaient à tour de rôle. Cinq hommes s’étaient déjà succédé sans qu’elle leur jette un regard ; les yeux mi-clos, comme dans un rêve, elle promenait sa langue sur le sexe de Bruno, explorait centimètre après centimètre. Tout à coup elle poussa un cri bref, unique. Le type derrière elle, un grand costaud aux cheveux frisés, continuait à la pénétrer consciencieusement, à grands coups de reins, son regard était vide et un peu inattentif. « Arrêtez ! Arrêtez ! » lança Bruno, il avait eu l’impression de crier mais sa voix ne portait pas, il n’avait émis qu’un glapissement faible. Il se leva et repoussa brutalement le type qui resta interdit, le sexe dressé, les bras ballants. Christiane avait basculé sur le côté, son visage était tordu par la souffrance. « Tu ne peux pas bouger ? » demanda-t-il. Elle fit « Non » de la tête, il se précipita vers le bar, demanda le téléphone. L’équipe du SAMU arriva dix minutes plus tard. Tous les participants s’étaient rhabillés, dans un silence total ils regardèrent les infirmiers qui soulevaient Christiane, qui la déposaient sur une civière. Bruno monta à côté d’elle dans l’ambulance, ils étaient tout près de l’Hôtel-Dieu. Il attendit plusieurs heures dans le couloir tapissé de linoléum, puis l’interne de garde vint le prévenir : elle dormait, maintenant, sa vie n’était pas en danger.

Dans la journée du dimanche on effectua un prèlèvement de la moelle osseuse, Bruno revint vers six heures. Il faisait déjà nuit, une pluie fine et froide tombait sur la Seine. Christiane était assise dans son lit, le dos soutenu par un tas d’oreillers. Elle sourit en le voyant. Le diagnostic était simple : la nécrose de ses vertèbres coccygiennes avait atteint un point irrémédiable. Elle s’y attendait depuis plusieurs mois, cela pouvait arriver d’un moment à l’autre, les médicaments avaient permis de freiner l’évolution, sans toutefois la stopper. Maintenant la situation n’évoluerait plus, il n’y avait aucune complication à craindre, mais elle resterait définitivement paralysée des jambes.

Elle sortit de l’hôpital dix jours plus tard, Bruno était là. La situation était différente, maintenant, la vie se caractérise par de longues plages d’ennui confus, elle est le plus souvent singulièrement morne, puis tout à coup une bifurcation apparaît, et cette bifurcation s’avère définitive. Christiane avait désormais une pension d’invalidité, elle n’aurait plus jamais à travailler, elle avait même droit à une aide ménagère gratuite. Elle roula son fauteuil vers lui, elle était encore maladroite – il y avait un coup à prendre, et elle manquait de force dans les avant-bras. Il l’embrassa sur les joues, puis sur les lèvres. « Maintenant, dit-il, tu peux venir t’installer chez moi. À Paris. » Elle leva son visage vers lui, le regarda dans les yeux, il ne parvint pas à soutenir son regard. « Tu es sûr ? demanda-t-elle doucement, tu es sûr que c’est ce que tu veux ? » Il ne répondit pas, du moins, il tarda à répondre. Après trente secondes de silence, elle ajouta : « Tu n’es pas forcé. Il te reste un peu de temps à vivre, tu n’es pas forcé de le passer à t’occuper d’une invalide. » Les éléments de la conscience contemporaine ne sont plus adaptés à notre condition mortelle. Jamais, à aucune époque et dans aucune autre civilisation, on n’a pensé aussi longuement et aussi constamment à son âge ; chacun a dans la tête une perspective d’avenir simple : le moment viendra pour lui où la somme des jouissances physiques qui lui restent à attendre de la vie deviendra inférieure à la somme des douleurs (en somme il sent, au fond de lui-même, le compteur tourner – et le compteur tourne toujours dans le même sens). Cet examen rationnel des jouissances et des douleurs, que chacun, tôt ou tard, est conduit à faire, débouche inéluctablement à partir d’un certain âge sur le suicide. Il est à ce propos amusant de noter que Deleuze et Debord, deux intellectuels respectés de la fin du siècle, se sont l’un et l’autre suicidés sans raison précise, uniquement parce qu’ils ne supportaient pas la perspective de leur propre déclin physique. Ces suicides n’ont provoqué aucun étonnement, aucun commentaire, plus généralement les suicides de personnes âgées, de loin les plus fréquents, nous paraissent aujourd’hui absolument logiques. On peut également relever, comme un trait symptomatique, la réaction du public face à la perspective d’un attentat terroriste : dans la quasi-totalité des cas les gens préféreraient être tués sur le coup plutôt que d’être mutilés, ou même défigurés. En partie, bien sûr, parce qu’ils en ont un peu marre de la vie, mais surtout parce que rien, y compris la mort, ne leur paraît aussi terrible que de vivre dans un corps amoindri.

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