Les particules élémentaires (13 page)

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Authors: Michel Houellebecq

BOOK: Les particules élémentaires
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La seconde séquence d’écriture se déroula un peu mieux ; inspiré par une vision fugitive de la matinée, Bruno parvint à produire le poème suivant :

Je bronze ma queue

(Poil à la queue !)

À la piscine

(Poil à la pine !)

Je retrouve Dieu

Au solarium,

Il a de beaux yeux,

Il mange des pommes.

Où il habite ?

(Poil à la bite !)

Au paradis

(Poil au zizi !)

« Il y a beaucoup d’humour… commenta la yogini avec une légère réprobation. – Une mystique… hasarda la roteuse. Plutôt une mystique en creux… » Qu’allait-il devenir ? Jusqu’à quand est-ce qu’il allait supporter ça ? Est-ce que ça en valait la peine ? Bruno s’interrogeait réllement. L’atelier terminé il se précipita vers sa tente sans même tenter d’engager la conversation avec la petite rousse ; il avait besoin d’un whisky avant le déjeuner. Arrivant à proximité de son emplacement il tomba sur une des adolescentes qu’il avait matées à la douche ; d’un geste gracieux, qui faisait remonter ses seins, elle décrochait les petites culottes en dentelle qu’elle avait mises à sécher la veille. Il se sentait prêt à exploser dans l’atmosphère et à se répandre en filaments graisseux sur le camping. Qu’est-ce qui avait changé, exactement, depuis sa propre adolescence ? Il avait les mêmes désirs, avec la conscience qu’il ne pourrait probablement pas les satisfaire. Dans un monde qui ne respecte que la jeunesse, les êtres sont peu à peu dévorés. Pour le déjeuner, il repéra une catholique. Ce n’était pas difficile, elle portait une grande croix en fer autour du cou ; en outre elle avait ces paupières gonflées par en dessous, donnant de la profondeur au regard, qui signalent souvent la catholique, voire la mystique (parfois aussi, il est vrai, l’alcoolique). Longs cheveux noirs, peau très blanche, un peu maigre mais pas mal. En face d’elle était assise une fille aux cheveux blond-roux, genre suisse-californienne : au moins un mètre quatre-vingts, corps parfait, impression de santé effroyable. C’était la responsable de l’atelier tantra. En réalité elle était née à Créteil et s’appelait Brigitte Martin. En Californie, elle s’était fait refaire les seins et initier aux mystiques orientales ; elle avait en outre changé de prénom. De retour à Créteil elle animait pendant l’année un atelier tantra aux Flanades sous le nom de Shanti Martin ; la catholique semblait l’admirer énormément. Au début Bruno put prendre part à la conversation, qui roulait sur la diététique naturelle – il s’était documenté sur les germes de blé. Mais très vite on bascula vers des sujets religieux, et là il ne pouvait plus suivre. Pouvait-on assimiler Jésus à Krishna, ou sinon à quoi ? Fallait-il préférer Rintintin à Rusty ? Quoique catholique, la catholique n’aimait pas le pape ; avec son mental moyenâgeux, Jean-Paul Il freinait l’évolution spirituelle de l’Occident, telle était sa thèse. « C’est vrai, acquiesça Bruno, c’est un gogol. » L’expression, peu connue, lui valut un surcroît d’intérêt des deux autres. « Et le dalaï-lama sait faire bouger ses oreilles… » conclut-il tristement en finissant son steak de soja.

Avec entrain, la catholique se leva sans prendre de café. Elle ne voulait pas être en retard à son atelier de développement personnel, Les règles du oui-oui. «  Ah oui, le oui-oui c’est super ! » entonna la Suissesse avec chaleur en se levant à son tour. « Merci pour cet échange… » fit la catholique en tournant la tête de son côté avec un joli sourire. Allons, il ne s’en était pas trop mal tiré. « Parler avec ces pétasses, songeait Bruno en retraversant le camping, c’est comme pisser dans un urinoir rempli de mégots ; ou encore c’est comme chier dans une chiotte remplie de serviettes hygiéniques : les choses ne rentrent pas, et elles se mettent à puer. » L’espace sépare les peaux. La parole traverse élastiquement l’espace, l’espace entre les peaux. Non perçus, dépourvus d’écho, comme bêtement suspendus dans l’atmosphère, ses mots se mettaient à pourrir et à puer, c’était une chose indiscutable. Mise en relation, la parole peut également séparer.

À la piscine, il s’installa sur un transat. Les adolescentes se trémoussaient bêtement dans le but de se faire jeter à l’eau par les garçons. Le soleil était à son zénith ; des corps luisants et nus se croisaient autour de la surface bleue. Sans en tenir compte, Bruno se plongea dans Les Six Compagnons et l’Homme au gant, probablement le chef-d’œuvre de Paul-Jacques Bonzon, récemment réédité en Bibliothèque verte. Sous le soleil à peine tolérable, il était agréable de se retrouver dans les brumes lyonnaises, dans la présence rassurante du brave chien Kapi.

Le programme de l’après-midi lui laissait le choix entre sensitive gestaltmassage, libération de la voix et rebirth en eau chaude. À priori, le massage avait l’air le plus hot. Il eut un aperçu de la libération de la voix en remontant vers l’atelier de massage : ils étaient une dizaine, très excités, qui sautaient partout sous la conduite de la tantriste en glapissant comme des dindons effarés.

Au sommet de la colline, les tables à tréteaux, recouvertes de draps de bain, formaient un large cercle. Les participants étaient nus. Au centre du cercle, l’animateur de l’atelier, un petit brun qui louchait légèrement, entama un bref historique du sensitive gestaltmassage ; né des travaux de Fritz Péris sur le gestaltmassage ou « massage californien », il avait progressivement intégré certains acquis du sensitif jusqu’à devenir – c’était du moins son avis – la méthode de massage la plus complète. Il savait que certains au Lieu ne partageaient pas ce point de vue, mais il ne souhaitait pas entrer dans la polémique. Quoi qu’il en soit – et il conclurait là-dessus – il y avait massage et massage ; on pouvait même dire, à la limite, qu’il n’y avait pas deux massages identiques. Ces préambules posés, il entama la démonstration, faisant s’allonger une des participantes. « Sentir les tensions de sa partenaire… » fit-il observer en lui caressant les épaules ; sa bite se balançait à quelques centimètres des longs cheveux blonds de la fille. « Unifier, toujours unifier… » poursuivit-il en versant de l’huile sur ses seins. « Respecter l’intégrité du schéma corporel… » : ses mains descendaient sur le ventre, la fille avait fermé les yeux et écartait les cuisses avec un plaisir visible.

« Voilà, conclut-il, vous allez maintenant travailler à deux. Circulez, rencontrez-vous dans l’espace ; prenez le temps de vous rencontrer. » Hypnotisé par la scène précédente Bruno réagit avec retard, alors que c’est là que tout se jouait. Il s’agissait de s’approcher tranquillement de la partenaire convoitée, de s’arrêter devant elle en souriant et de lui demander avec calme : « Tu veux travailler avec moi ? » Les autres avaient l’air de connaître la musique, et en trente secondes tout était emballé. Bruno jeta un regard affolé autour de lui et se retrouva face à un homme, un petit brun râblé, velu, au sexe épais. Il ne s’en était pas rendu compte, niais il n’y avait que cinq filles pour sept mecs.

Dieu merci, l’autre n’avait pas l’air pédé. Visiblement furieux il s’allongea sur le ventre sans un mot, posa la tête sur ses bras croisés et attendit. « Sentir les tensions… respecter l’intégrité du schéma corporel… » Bruno rajoutait de l’huile sans parvenir à dépasser les genoux ; le type était immobile comme une bûche. Même ses fesses étaient velues. L’huile commençait à dégoutter sur le drap de bain, ses mollets devaient être complètement imbibés. Bruno redressa la tête. À proximité immédiate, deux hommes étaient allongés sur le dos. Son voisin de gauche se faisait masser les pectoraux, les seins de la fille bougeaient doucement ; il avait le nez à hauteur de sa chatte. Le radio-cassettes de l’animateur émettait de larges nappes de synthétiseur dans l’atmosphère ; le ciel était d’un bleu absolu. Autour de lui, les bites luisantes d’huile de massage se dressaient lentement dans la lumière. Tout cela était atrocement réel. Il ne pouvait pas continuer. À l’autre extrémité du cercle, l’animateur prodiguait des conseils à un couple. Bruno ramassa rapidement son sac à dos et descendit en direction de la piscine. Autour du bassin, c’était l’heure de pointe. Allongées sur la pelouse, des femmes nues bavardaient, lisaient ou prenaient simplement le soleil. Où allait-il se mettre ? Sa serviette à la main, il entama un parcours erratique en travers de la pelouse ; il titubait, en quelque sorte, entre les vagins. Il commençait à se dire qu’il lui fallait se décider quand il aperçut la catholique en conversation avec un petit brun trapu, vif, aux cheveux noirs et bouclés, aux yeux rieurs. Il lui fit un vague signe de reconnaissance – qu’elle ne vit pas – et s’affala à proximité. Un type héla le petit brun au passage : « Salut, Karim ! » Il agita la main en réponse sans interrompre son discours. Elle écoutait en silence, allongée sur le dos. Entre ses cuisses maigres elle avait une très jolie motte, bien bombée, aux poils délicieusement bouclés et noirs. Tout en lui parlant, Karim se massait doucement les couilles. Bruno posa la tête sur le sol et se concentra sur les poils pubiens de la catholique, un mètre devant lui : c’était un monde de douceur, il s’endormit comme une masse.

Le 14 décembre 1967, l’Assemblée nationale adopta en première lecture la loi Neuwirth sur la légalisation de la contraception ; quoique non encore remboursée par la Sécurité sociale, la pilule était désormais en vente libre dans les pharmacies. C’est à partir de ce moment que de larges couches de la population eurent accès à la libération sexuelle, auparavant réservée aux cadres supérieurs, professions libérales et artistes – ainsi qu’à certains patrons de PME. Il est piquant de constater que cette libération sexuelle a parfois été présentée sous la forme d’un rêve communautaire, alors qu’il s’agissait en réalité d’un nouveau palier dans la montée historique de l’individualisme. Comme l’indique le beau mot de « ménage », le couple et la famille représentaient le dernier îlot de communisme primitif au sein de la société libérale. La libération sexuelle eut pour effet la destruction de ces communautés intermédiaires, les dernières à séparer l’individu du marché. Ce processus de destruction se poursuit de nos jours.

Après le repas, le comité de pilotage du Lieu du Changement organisait le plus souvent des soirées dansantes. À priori surprenant dans un lieu aussi ouvert aux nouvelles spiritualités, ce choix confirmait à l’évidence le caractère indépassable de la soirée dansante comme mode de rencontre sexuelle en société non communiste. Les sociétés primitives, faisait remarquer Frédéric Le Dantec, axaient elles aussi leurs fêtes sur la danse, voire la transe. Une sono et un bar étaient donc installés sur la pelouse centrale ; et les gens gigotaient jusqu’à une heure avancée, sous la lune. Pour Bruno, c’était une deuxième chance. À vrai dire, les adolescentes présentes sur le camping fréquentaient peu ces soirées. Elles préféraient sortir dans les discothèques de la région (le Bilboquet, le Dynasty, le 2001, éventuellement le Pirates), qui offraient des soirées thématiques mousse, strip-tease masculin ou stars du X. Seuls demeuraient au Lieu deux ou trois garçons au tempérament rêveur et au sexe petit. Ils se contentaient d’ailleurs de rester sous leur tente en grattouillant mollement une guitare désaccordée, tandis que les autres les tenaient dans un objectif mépris. Bruno se sentait proche de ces jeunes ; mais quoi qu’il en soit, faute d’adolescentes de toute façon presque impossibles à capturer, il aurait bien, pour reprendre les termes d’un lecteur de Newlook rencontré à la cafétéria Angers-Nord, « planté son dard dans un bout de gras quelconque ». C’est fort de cette espérance qu’il descendit à vingt-trois heures, vêtu d’un pantalon blanc et d’un polo marine, vers le centre générateur du bruit.

Jetant un regard semi-circulaire sur la foule des danseurs, il aperçut d’abord Karim. Délaissant la catholique, celui-ci concentrait ses efforts sur une ravissante rosicrucienne. Elle et son mari étaient arrivés dans l’après-midi : grands, sérieux et minces, ils semblaient être d’origine alsacienne. Ils s’étaient installés sous une tente immense et complexe, toute en auvents et en décrochages, que le mari avait mis quatre heures à monter. En début de soirée, il avait entrepris Bruno sur les beautés cachées de la Rosé-Croix. Son regard brillait derrière ses petites lunettes rondes ; il avait tout du fanatique. Bruno avait écouté sans écouter. Selon les dires de l’individu, le mouvement était né en Allemagne ; il s’inspirait bien entendu de certains travaux alchimiques, mais il fallait également le mettre en relation avec la mystique rhénane. Des trucs de pédés et de nazis, vraisemblablement. « Fourre-toi ta croix dans le cul, mon bonhomme… » songea rêveusement Bruno en observant du coin de l’œil la croupe de sa très jolie femme agenouillée devant le Butagaz. « Et rajoute la rose par-dessus… » conclut-il mentalement lorsqu’elle se redressa, les seins à l’air, pour ordonner à son de venir changer l’enfant.

Toujours est-il qu’à l’heure actuelle elle dansait avec Karim. Ils formaient un couple bizarre, lui quinze centimètres de moins qu’elle, enveloppé et malin, face à cette grande gousse germanique. Il souriait et parlait sans discontinuer tout en dansant, quitte à perdre de vue son objectif de drague initial ; il n’empêche que les choses semblaient avancer : elle souriait aussi, le regardait avec une curiosité presque fascinée, une fois même elle rit aux éclats. À l’autre extrémité de la pelouse, son mari expliquait à un nouvel adepte potentiel les origines du mouvement, en 1530 dans un land de Basse-Saxe. À intervalles réguliers son fils de trois ans, un insupportable morveux blond, hurlait qu’on l’emmène se coucher. Bref, là encore, on assistait à un authentique moment de vie réelle. Près de Bruno deux individus maigrelets, d’apparence ecclésiastique, commentaient les performances du dragueur. « Il est chaleureux, tu comprends… dit l’un. Sur le papier il peut pas se la payer, il est moins beau, il a du ventre, il est même plus petit qu’elle. Mais il est chaleureux, le salaud, c’est comme ça qu’il fait la différence. » L’autre acquiesçait d’un air morne, égrenant entre ses doigts un chapelet imaginaire. En terminant sa vodka orange, Bruno se rendit compte que Karim avait réussi à entraîner la rosicrucienne sur une pente herbeuse. Une main passée autour de son cou, sans cesser de parler, il glissait doucement l’autre main sous sa jupe. « Elle écarte quand même les cuisses, la pétasse nazie… » songea-t-il en s’éloignant des danseurs. Juste avant de sortir du cercle lumineux, il eut la vision fugitive de la catholique en train de se faire peloter les fesses par une sorte de moniteur de ski. Il lui restait des raviolis en boîte sous sa tente.

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