Les Poisons de la couronne (17 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: Les Poisons de la couronne
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— Avez-vous éclairé les
questions que je vous ai posées ? lui dit d’emblée le Hutin.

— Je l’ai fait, Sire, je l’ai
fait, avec grand honneur d’être consulté par vous.

— Alors, dites-moi le vrai,
même s’il doit être mauvais ; je ne crains pas de l’entendre.

Un astrologue tel que maître Martin
savait ce qu’il fallait penser de pareil préambule, surtout venant d’un roi.

— Sire, répondit-il, notre
science n’est pas absolue, et si les astres ne mentent jamais, notre
entendement, lui, peut errer en les observant. Toutefois, je ne vois pas que
vos inquiétudes soient fondées, et rien ne paraît empêcher que vous ayez une
descendance. Le ciel de votre naissance vous est plutôt favorable en cela, et
les astres y sont disposés de bonne façon pour la paternité. En effet, Jupiter
s’y montre à la pointe du Cancer, ce qui est signe de fécondité, et ce Jupiter
de votre naissance, de plus, forme trigone d’amitié avec la Lune et la planète
Mercure. Vous ne devez donc pas renoncer à l’espérance d’engendrer, loin de là.
En revanche, l’opposition que la Lune fait à Mars n’annonce point à l’enfant
une vie exempte de difficultés ; il faudra l’entourer, dès ses premiers
jours, de soins bien vigilants et de serviteurs fidèles.

Maître Martin s’était acquis une
belle notoriété en annonçant longtemps à l’avance, encore qu’à mots fort
couverts, la mort de Philippe le Bel comme devant coïncider avec l’éclipse de
novembre 1314. Il avait écrit : « Un puissant monarque d’Occident…»,
se gardant bien de préciser. Louis X tenait depuis lors maître Martin en
grande estime.

— Votre avis m’est précieux,
maître Martin, et vos paroles me confortent. Avez-vous pu discerner les moments
les plus favorables à concevoir les héritiers que je souhaite ?

Toujours maître Martin s’exprimait
avec lenteur, pour se donner le temps de trouver à ses réponses le tour le plus
encourageant.

— Ne parlons que du premier,
Sire, car pour les autres je ne pourrais me prononcer avec assez d’assurance…
Il me manque l’heure de naissance de la reine, qu’elle ne sait point et que
personne n’a pu me fournir ; mais je ne pense pas commettre une grande
erreur en vous disant qu’avant l’entrée du soleil dans le Sagittaire, un enfant
vous sera né, ce qui placerait le temps de la conception environ la mi-février.

— Il convient donc de me hâter
d’accomplir à Saint-Jean d’Amiens le pèlerinage que la reine souhaite tant. Et
quand pensez-vous, maître Martin, que je doive reprendre ma guerre contre les
Flamands ?

— Je crois qu’il vous faut
suivre en cela, Sire, les inspirations de votre sagesse. Avez-vous fait le
choix d’une date ?

— Je compte réunir l’ost avant
l’août prochain.

Le regard rêveur de maître Martin
resta un instant en suspens sur le roi, sur sa couronne, sur la main de justice
qui semblait l’embarrasser et qu’il portait sur l’épaule comme un jardinier sa
bêche.

— Avant le mois d’août, il y
aura juin à franchir… murmura l’astrologue. Puis, plus haut :

— À l’août prochain, Sire, il
se peut que les Flamands aient cessé de vous inquiéter.

— Je le crois volontiers,
s’écria le Hutin ; car je leur ai inspiré grand-peur l’été passé, et ils
viendront sans doute à merci sans bataille, avant la saison des chevauchées.

C’est une étrange impression que de
regarder un homme avec la quasi-certitude qu’avant six mois il sera mort, et de
l’entendre faire des projets pour un avenir qu’il ne verra probablement pas.
« À moins qu’il ne dure jusqu’à novembre…» se disait Martin. Car, en
dehors de la redoutable échéance de juin, l’astrologue avait décelé un second
aspect funeste, une méchante direction de Saturne à vingt-sept ans et
quarante-quatre jours de la naissance de Louis. « Deux conjonctions de fatalité,
à six mois d’intervalle. Si vraiment il engendre, la seconde se rencontrerait
alors avec la naissance de l’enfant… De toute manière, ce ne sont pas choses à
dire. »

Pourtant, avant de partir, la paume
garnie d’une bourse que le roi venait de lui tendre, maître Martin se sentit
tenu d’ajouter :

— Sire, un mot encore pour la
sauvegarde de votre santé Défiez-vous des venins, surtout au déclin du
printemps.

— Faut-il m’abstenir des
mousserons, giroles et morilles ? demanda Louis. J’en suis friand, mais il
est vrai qu’ils m’ont causé parfois des dérangements d’entrailles.

Puis soudain soucieux :

— Venin… Entendez-vous les
morsures de vipère ?

— Non, Sire, je parle bien des
nourritures de bouche.

— Ah bien… Je vous sais gré du
conseil, maître Martin.

Aussitôt, tandis qu’il se dirigeait
vers la Chambre de justice, Louis prescrivit à son grand chambellan qu’on
redoublât de surveillance aux cuisines, qu’on s’assurât de n’employer que des
denrées de provenance connue, et qu’on fit éprouver tous les mets deux fois au lieu
d’une avant de les lui servir.

Puis il entra dans la grand-salle où
l’assistance s’était levée et attendait qu’il fût installé sous le dais.

Bien assis, les pans de son manteau
ramenés sur les genoux, et la main de justice un peu inclinée dans la saignée
du bras, Louis se sentit pareil, un instant, au Seigneur du ciel sur les
vitraux d’églises. À sa droite et à sa gauche, ses barons bellement vêtus
inclinaient la tête dévotement. Il y avait quand même des moments de
satisfaction dans le métier de roi, et Louis faisait durer son plaisir.

« Voila, pensait-il, je vais
rendre ma sentence et chacun va s’y conformer, et je vais rétablir la paix et
la bonne harmonie parmi mes sujets. »

Devant lui se tenaient les deux
partis entre lesquels il allait rendre arbitrage. D’un côté, la comtesse
Mahaut, dépassant de la tête et de la couronne ses conseillers groupés autour
d’elle. De l’autre, la délégation des « alliés » d’Artois. Il y avait
chez ces derniers un certain manque d’unité dans l’apparence, car chacun avait
mis ses meilleurs vêtements qui n’étaient pas toujours à la dernière mode. Ces
petits seigneurs sentaient leur province, Souastre et Caumont s’étaient
affublés comme pour paraître en tournoi, et semblaient un peu embarrassés de
leurs heaumes qu’ils portaient à la main, devant la poitrine.

Les grands barons désignés pour
assister le roi avaient été sagement choisis en nombre égal parmi les amis des
deux camps. Charles de Valois et son fils Philippe, Charles de la Marche, Louis
de Clermont, Beraud de Mercœur, et surtout Robert d’Artois lui-même,
constituaient le soutien des alliés. On savait que de l’autre part Philippe de
Poitiers, Louis d’Évreux, Henri de Sully, les comtes de Boulogne, de Savoie, de
Forez, et messire Miles de Noyers donnaient appui à Mahaut.

— In nomme patris et filis.

Les assistants se regardèrent,
surpris. C’était la première fois que le roi ouvrait séance par une prière, et
appelait sur ces décisions les lumières divines.

— On nous l’a changé, souffla
Robert d’Artois à Philippe de Valois, le voilà maintenant qui se prend pour
évêque en chaire.

— Mes bien chers frères, mes
bien chers oncles, mes bons cousins, mes bien-aimés vassaux, nous avons le
désir très grand, et le devoir, par commission de Dieu, de maintenir la paix en
notre royaume et de condamner la division entre nos sujets.

Louis, qui souvent bredouillait en
public, s’exprimait cette fois d’une parole lente, mais claire : vraiment,
il se sentait inspiré, et l’on se demandait, à l’écouter ce jour-là, si son
véritable destin n’eût pas été de faire un bon vicaire en un modeste bailliage.

Il se tourna d’abord vers la
comtesse Mahaut, et la pria de suivre ses conseils. Mahaut répondit :

— Sire, je ne désire rien tant
que la concorde et souhaite pouvoir en tout vous complaire.

Le roi adressa ensuite aux alliés la
même recommandation.

— Sire, répondit Gérard Kiérez,
nous n’avons d’autre vouloir que l’apaisement, et nous montrer vos fidèles
vassaux.

Louis regarda autour de lui ses
oncles, frères et cousins. « Voyez, semblait-il dire, comme j’ai bien su
arranger toutes choses. »

Puis l’assemblée s’assit, et le
chancelier Étienne de Mornay lut la sentence d’arbitrage qui débutait par une
déclaration d’intention.

Le passé, selon la formule chère au
roi, était oublié, et les haines, offenses et rancunes pardonnées de part et
d’autre. La comtesse Mahaut reconnaissait ses obligations envers ses sujets,
elle s’engageait à maintenir bonne paix au pays d’Artois, à n’exercer aucunes
représailles sur les alliés ni chercher aucune occasion de leur causer mal ou
nuisance. Elle scellerait, comme le roi l’avait fait, les coutumes en usage au
temps de Saint Louis et qui seraient prouvées devant elle par gens dignes de
foi, chevaliers, clercs, bourgeois, avocats.

Louis X écoutait à peine. Ayant
dicté la première phrase, il estimait avoir tout fait. Le détail des
dispositions juridiques, dont il avait laissé la rédaction à Mornay, ne
l’intéressait guère. Sa pensée dérivait ailleurs. Il était en train de compter
sur ses doigts « Février, mars, avril, mai ainsi ce serait donc vers
novembre qu’il me naîtrait un héritier …»

« Si l’on se plaint de la
comtesse, lisait Étienne de Mornay, le roi fera examiner par des enquêteurs si
la plainte est fondée et, dans ce cas, si la comtesse refuse justice, le roi la
contraindra D’autre part, la comtesse devra, pour les amendes qu’elle réclame,
en déclarer le montant pour chaque délit. La comtesse devra rendre aux
seigneurs les terres qu’elle détient sans jugement…»

Mahaut commençait à s’agiter ;
mais les quatre frères d’Hirson, autour d’elle, le chancelier, le trésorier, le
panetier, le bailli, la calmèrent.

— Il n’a jamais été question de
ceci à l’entrevue de Compiègne ! disait Mahaut. C’est un mauvais ajout.

— Il vaut mieux perdre un peu
que tout perdre, lui souffla Denis.

Le souvenir de la promenade qu’il
avait faite, enchaîné, le jour de la décapitation du sergent Cornillot,
l’incitait au compromis.

Mahaut retroussa ses manches et
continua d’écouter, contenant sa colère.

La lecture durait depuis près d’un
quart d’heure quand un frémissement d’intérêt passa sur la salle ; Mornay
abordait le passage relatif à Thierry d’Hirson. Tous les regards se tournèrent
vers le chancelier de Mahaut et vers ses frères.

— «… En ce qui concerne maître
Thierry d’Hirson dont les alliés ont réclamé qu’il fût mis en jugement, le roi
décide que les accusations devront être portées devant l’évêque de Thérouanne,
dont maître Thierry dépend ; mais il ne pourra aller en Artois présenter
sa défense pour ce que ledit maître Thierry est moult haï au pays. Ses frères,
sœurs et neveux n’y pourront point aller non plus tant que le jugement n’aura
pas été rendu par l’évêque de Thérouanne et certifié par le roi…»

Dès ce moment, les d’Hirson
abandonnèrent l’attitude conciliante qu’ils avaient observée jusque-là.

— Voyez votre neveu, Madame,
voyez comme il triomphe ! dit Pierre, le bailli d’Arras.

Robert d’Artois, en effet,
échangeait des sourires avec ses cousins Valois.

— Tout n’est pas dit, mes amis,
tout n’est pas dit ! murmura Mahaut, les mâchoires serrées. Vous ai-je
jamais abandonné, Thierry ?

Quand la lecture de la sentence
d’arbitrage fut terminée, l’évêque de Soissons, qui avait participé aux
négociations, s’avança. Il tenait un Évangile qu’il alla présenter aux
alliés ; ceux-ci se levèrent tous ensemble et tendirent la main droite,
tandis que Gérard Kiérez, en leur nom, jurait qu’ils respecteraient
scrupuleusement l’arbitrage du roi. Puis l’évêque se dirigea vers Mahaut.

La pensée de Louis X, dans ce
moment-là, voyageait sur les routes. « Pour ce pèlerinage d’Amiens, nous
le ferons à pied, pendant les dernières lieues. Quant au reste, nous irons en
char. Il nous faudra de bonnes bottes fourrées… Et puis j’emmènerai mes queux
et mes sauciers, puisque je dois me défier des venins… Espérons que Clémence
sera délivrée de ces douleurs qui la gênent pour l’amour…» Il rêvait, tout en
contemplant les doigts d’or de la main de justice, quand soudain il entendit
Mahaut prononcer d’une voix forte :

— Je refuse de jurer ; je
ne scellerai point cette méchante sentence !

Un grand silence tomba sur
l’assemblée. L’audace de ce refus, lancé à la face du souverain, effrayait. On
se demandait quelle sanction terrible allait tomber de la bouche royale.

— Que se passe-t-il ? dit
Louis en se penchant vers son chancelier. Pourquoi refuse-t-elle ? Cet
arbitrage pourtant me semblait bien rendu.

Il regardait les assistants, l’air
absent et plus surpris que contrarié. Robert d’Artois alors se leva et lança de
sa voix de bataille :

— Sire mon cousin, allez-vous
accepter qu’on vous brave et qu’on vous soufflette au visage ? Nous, vos
parents et vos conseillers, ne le supporterons point. Voyez le gré qu’on vous a
d’user de mansuétude ! Vous savez que, pour ma part, j’étais opposé à
toute amiable convention avec Madame Mahaut, dont j’ai honte qu’elle soit de
mon sang ; car toute bienveillance qu’on lui accorde ne l’encourage qu’à
plus de vilenie. Me croira-t-on enfin, Messeigneurs, continua-t-il en prenant à
témoin l’assemblée, me croira-t-on quand je dis, quand j’affirme, et depuis
tant d’années, que j’ai été frustré, trahi, volé par ce monstre femelle qui n’a
respect ni pour le pouvoir du roi ni pour le pouvoir de Dieu ! Mais
faut-il s’en étonner de la part d’une femme qui n’a point obéi aux volontés de
son père mourant, s’est approprié le bien qui ne lui revenait pas, et a profité
de mon enfance pour me dépouiller ?

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