Les Poisons de la couronne (12 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: Les Poisons de la couronne
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— Que signifie ceci ?
demanda-t-elle en aparté à Béatrice. Ne dirait-on pas une dérobade pour ne
point me voir ?

Et une brusque angoisse lui vint.
Tout ce voyage, et la pinte de sang tirée de son bras, le philtre, les
civilités du gardien de Dourdan, n’étaient-ils pas les éléments d’une comédie
montée où Béatrice jouait la mauvaise larronne ? Jeanne, après tout,
n’avait aucune preuve que son mari l’eût vraiment réclamée. N’était-on pas en
train simplement de la conduire d’une prison dans une autre, tout en entourant
ce transfert, pour de mystérieuses raisons, des apparences de la liberté ?
À moins, à moins… et Jeanne frémissait d’envisager le pire… qu’on n’eût pris la
précaution de la montrer, à Paris, libre et graciée, pour ensuite la faire
impunément disparaître. Béatrice ne lui avait pas caché que Marguerite était
morte dans des conditions fort suspectes. Jeanne se demandait si elle n’allait pas
subir un sort semblable.

Elle apprécia peu le repas que Denis
d’Hirson lui offrit. L’état de bonheur qu’elle connaissait depuis huit jours
avait fait place brusquement à une atroce anxiété, et elle cherchait à lire son
destin sur les visages qui l’entouraient. Béatrice, la voix traînante et
toujours vaguement ironique, était impénétrable. Son oncle le trésorier, lui,
parlait à peine, répondait de travers aux questions et montrait tous les signes
de la préoccupation. Il y avait là deux seigneurs, les sires de Licques et de
Nédonchel, qui avaient été présentés à Jeanne comme ses escorteurs jusqu’à
Hesdin. Elle leur trouvait la mine peu avenante. N’étaient-ils pas chargés
d’une sinistre besogne à quelque tournant de route ?

Nul, s’adressant à Jeanne, ne faisait
allusion à sa détention ; tout le monde affectait d’ignorer qu’elle eût
jamais été en prison, et cela même ne la rassurait guère. Les conversations,
auxquelles elle ne comprenait rien, roulaient uniquement sur la situation en
Artois, sur les coutumes, sur l’entrevue de Compiègne proposée par les envoyés
du roi, sur les troubles.

— N’avez-vous point remarqué,
Madame, d’agitation sur votre chemin, ni de rassemblement d’hommes en
armes ? demanda Denis d’Hirson à Jeanne.

— Je n’ai rien vu de tel,
messire Denis, répondit-elle, et les campagnes m’ont paru fort calmes.

— On m’a pourtant signalé des
mouvements ; deux de nos prévôts ont été attaqués ce matin.

Jeanne inclinait de plus en plus à
croire que toutes ces paroles n’avaient d’autre objet que d’endormir sa
méfiance. Il lui semblait qu’un filet invisible se resserrait. Elle se sentait
seule, abominablement seule…

La dame enceinte mangeait avec une
extraordinaire gloutonnerie et continuait à pousser de gros soupirs en
regardant son ventre.

Le sire de Nédonchel, homme aux
longues dents, au visage jaune et aux épaules voûtées, disait :

— La comtesse Mahaut, je vous
assure, messire Denis, sera forcée de céder. Usez de votre empire sur elle.
Qu’elle cède, au moins en partie. Qu’elle renonce à votre frère, si dur qu’il
nous soit de vous le dire, ou qu’elle feigne d’y renoncer, car jamais les
alliés ne voudront traiter tant qu’il sera chancelier. Le sire de Licques et
moi-même risquons gros à demeurer fidèles à la comtesse, tout en faisant mine
d’agir avec les autres barons. Plus elle attend, plus son neveu Robert gagne
sur les esprits.

À ce moment, un sergent, nu-tête et
hors d’haleine, pénétra dans la salle du repas.

— Qu’y a-t-il, Cornillot ?
demanda Denis d’Hirson.

Le sergent Cornillot chuchota
quelques phrases hachées à l’oreille de Denis d’Hirson. Celui-ci devint blême,
rabattit la nappe qui lui couvrait les genoux, sauta de son banc.

— Un moment, mes seigneurs, il
me faut aller voir…

Et il s’enfuit à toutes jambes par
une des petites portes de la salle, suivi de Cornillot qui lui collait aux
chausses. Leurs pas précipités décrurent dans un escalier.

L’instant d’après, alors que les
convives n’étaient pas encore revenus de leur surprise, une grande clameur
monta de la cour. On eût dit qu’une armée entière venait d’y entrer au galop.
Un chien, qui avait dû recevoir un coup de sabot, hurlait à la mort. Licques et
Nédonchel coururent aux fenêtres, tandis que les femmes d’escorte de la
comtesse de Poitiers se tassaient dans un coin de la pièce comme un troupeau de
pintades. Auprès de Jeanne, seules étaient restées Béatrice et la dame enceinte
dont le visage avait pris une mauvaise couleur.

Béatrice joignit les mains ;
elle tremblait. Jeanne comprit qu’elle n’était certainement pas de connivence
avec les assaillants. Mais cela ne rendait pas la situation plus gaie et, de
toute manière, le temps manquait pour penser.

La porte vola plutôt qu’elle ne
s’ouvrit, et une vingtaine de barons, conduit par Souastre et Caumont,
entrèrent l’épée au poing, en hurlant :

— Où est le traître, où est le
traître ? Où se cache-t-il ?

Ils s’arrêtèrent, un peu hésitants
devant le spectacle qui s’offrait à eux. Ils avaient plusieurs motifs de
surprise. D’abord, l’absence de Denis d’Hirson, qu’ils étaient sûrs de trouver
là et qui venait de disparaître comme derrière le voile d’un enchanteur. Et
puis ce groupe de femmes jacassantes ou pâmées, se serrant les unes contre les
autres et qui se voyaient déjà promises à un viol général. Enfin et surtout la
présence de Licques et de Nédonchel. L’avant-veille encore, à Saint-Pol, ces
deux chevaliers étaient du nombre des conjurés, et voici qu’on les découvrait
attablés dans une maison du camp adverse.

Les transfuges furent copieusement
insultés ; on leur demanda combien ils touchaient pour leur parjure, s’ils
s’étaient vendus aux Hirson pour trente deniers ; et Souastre appliqua son
gantelet de fer sur la longue face jaune de Nédonchel, qui se mit à saigner de
la bouche.

Licques s’efforçait de s’expliquer,
de se justifier.

— Nous étions venus plaider votre
cause, nous voulions éviter des morts et des ravages inutiles. Nous étions près
d’obtenir par paroles mieux que vous par vos épées.

On le contraignit à se taire en
l’accablant d’injures. Dans la cour, les autres alliés continuaient de mener
tapage. Ils n’étaient pas moins d’une centaine.

— Ne dites pas mon nom, souffla
Béatrice à la comtesse de Poitiers, car c’est à ma famille qu’ils en ont.

La dame enceinte eut une crise de
nerfs et s’écroula sur son banc.

— Où est la comtesse
Mahaut ? criaient les barons. Il faudra bien qu’elle nous entende !
Nous savons qu’elle se trouve ici, nous avons suivi son char.

Les choses commençaient à
s’éclaircir pour Jeanne Ce n’était pas à sa vie, spécialement, que les
braillards en voulaient. Son premier mouvement de frayeur passé, la colère lui
vint à la gorge, le sang des d’Artois se réveillait en elle.

— Je suis la comtesse de
Poitiers, s’écria-t-elle, et le char que vous avez vu me transportait.
J’apprécie peu qu’on pénètre avec tant de fracas dans le lieu où je suis.

Comme les insurgés ignoraient
qu’elle fût sortie de prison, cette annonce imprévue les rendit un moment
silencieux. Ils allaient décidément de surprise en surprise.

— Voulez-vous me dire vos noms,
reprit Jeanne, car j’ai coutume de ne parler qu’aux gens qui me sont nommés, et
j’ai peine à savoir qui vous êtes sous vos harnois de guerre.

— Je suis le sire de Souastre,
répondit le meneur aux gros sourcils roux, et celui-ci est mon compagnon
Caumont Et voici Monseigneur Jean de Fiennes, et messire de Saint-Venant, et
messire de Longvillers ; nous cherchons la comtesse Mahaut.

— Comment ? coupa Jeanne.
Je n’entends que noms de gentilshommes ! Je ne l’aurais point cru à votre
manière d’en user avec des dames qu’il vous conviendrait de protéger et non
d’assaillir. Voyez madame de Beaumont qui est grosse presque à mettre bas, et
que vous venez de faire pâmer. N’en avez-vous point honte ?

Un flottement se dessina parmi les
alliés. Jeanne était belle, et sa manière de tenir tête leur en imposait. Et
puis, elle était la belle-sœur du roi et paraissait revenue en grâce. Jean de
Fiennes, le mieux né et le plus important de ces seigneurs, se souvenait
d’avoir vu Jeanne, naguère, à la cour. Il l’assura qu’ils ne lui voulaient
aucun mal, leur expédition ne visait que Denis d’Hirson, parce qu’il avait juré
qu’il reniait son frère et ne tenait pas son serment.

En vérité, ils avaient espéré
prendre Mahaut dans un piège et la contraindre par la force. Pour se venger de
leur déconvenue, ils mirent la maison au pillage. Pendant une heure, le manoir
de Vitz résonna du fracas des portes claquées, de l’éventrement des meubles et
de bris des vaisselles. On arrachait des murs tapisseries et tentures, on
raflait l’argenterie sur les crédences.

Puis, un peu calmés mais toujours
menaçants, les insurgés firent remonter Jeanne et ses femmes dans le grand char
doré, Souastre et Caumont prirent le commandement de l’escorte, et le char,
environné d’un bruissement d’acier, s’engagea sur la route d’Hesdin.

Les alliés, de cette façon, étaient
sûrs maintenant de parvenir jusqu’à la comtesse d’Artois.

À la sortie du bourg d’Ivergny,
distant d’environ une lieue, un arrêt se produisit. Quelques alliés, lancés à
la recherche de Denis d’Hirson, venaient de le rattraper au moment où il
essayait de franchir l’Authie en traversant les marécages. Il apparut crotté,
battu, saignant, enchaîné, et titubant entre deux barons à cheval.

— Que vont-ils lui faire ?
Que vont-ils lui faire ? murmura Béatrice. Dans quel état l’ont-ils
mis !

Et elle commença de prononcer à voix
basse de mystérieuses prières qui n’avaient de sens ni en latin ni en français.

Après quelques palabres, les barons
décidèrent de le garder comme otage, en l’enfermant dans un château voisin.
Mais leur fureur meurtrière avait besoin d’une victime.

Le sergent Cornillot avait été pris
en même temps que Denis. Or ce même Cornillot, pour son malheur, avait
participé quelque temps auparavant à l’arrestation de Souastre et de Caumont.
Ceux-ci le reconnurent et les alliés exigèrent qu’on lui réglât son compte
sur-le-champ. Mais il fallait que sa mort servît d’exemple et donnât à
réfléchir à tous les sergents de Mahaut. Certains préconisaient la pendaison,
d’autres voulaient que Cornillot fût roué, d’autres encore qu’il fût enterré
vif. Dans une grande émulation de cruauté, on discutait devant lui de la
manière dont on allait le tuer, tandis qu’à genoux, le visage en sueur, le
sergent braillait son innocence et suppliait qu’on l’épargnât.

Souastre trouva une solution qui mit
tout le monde d’accord, sauf le condamné.

On alla chercher une échelle. On
hissa Cornillot dans un arbre où on le hala par les aisselles, puis, quand il
eut gigoté un bon moment pour la joie des barons, on coupa la corde et on le
laissa tomber sur le sol. Le malheureux, les jambes brisées, hurla tout le
temps qu’on creusa sa tombe. On l’enterra debout, sa tête seule émergeant où
roulaient des yeux fous.

Le char de la comtesse de Poitiers
attendait toujours au milieu du chemin, et les dames d’escorte se bouchaient
les oreilles pour ne pas entendre les cris du supplicié. La comtesse de
Poitiers se sentait défaillir mais n’osait intervenir, de peur que la colère
des alliés ne se retournât contre elle.

Enfin, Souastre tendit sa grande
épée à l’un de ses valets d’armes. La lueur de la lame brilla au ras du sol et
la tête du sergent Cornillot roula sur l’herbe, tandis qu’un flot de sang,
jailli comme d’une rouge fontaine, arrosait à l’entour la terre meuble.

Au moment où le char se remit en
route, la dame enceinte fut prise de douleurs ; elle commença de hurler,
en se renversant en arrière. On sut aussitôt qu’elle n’irait pas au terme de sa
grossesse.

 

III
LE SECOND COUPLE DU ROYAUME

Hesdin était une importante
forteresse à trois enceintes, entrecoupée de fossés, hérissée de tours
flanquantes, truffée de bâtiments, d’écuries, de greniers, de resserres, et
reliée par plusieurs souterrains à la campagne environnante. Une garnison de
huit cents archers pouvait y tenir à l’aise. À l’intérieur de la troisième cour
se trouvait la résidence principale des comtes d’Artois, composée de divers
corps de logis somptueusement meublés.

— Tant que j’aurai cette place,
avait coutume de dire Mahaut, mes méchants barons ne viendront pas à bout de
moi. Ils s’useront bien avant que mes murs n’aient cédé, et mon neveu Robert se
leurre s’il pense que jamais je le laisserai s’emparer d’Hesdin.

— Hesdin m’appartient de droit
et d’héritage, déclarait de son côté Robert d’Artois ; ma tante Mahaut me
l’a volé comme tout mon comté. Mais je ferai tant que je le lui reprendrai.

Lorsque les alliés, escortant le
char de Jeanne de Poitiers, et portant au bout d’une pique la tête du sergent
Cornillot, parvinrent à la nuit tombante devant la première enceinte, leur
nombre s’était réduit sensiblement. Le sire de Journy, prétextant qu’il devait
surveiller la rentrée de son regain, avait quitté le cortège, imité bientôt du
sire de Givenchy récemment marié et qui craignait que sa jeune femme ne
s’ennuyât ou ne s’inquiétât. D’autres, dont les manoirs se voyaient de la
route, avaient choisi d’aller souper chez eux, entraînant leurs meilleurs amis
et assurant qu’ils rejoindraient tout à l’heure. Les obstinés n’étaient plus
guère qu’une trentaine qui chevauchaient depuis de longs jours et se sentaient
un peu las du poids de leurs vêtements d’acier.

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