Grégoire referma la porte de la classe derrière lui. Laura se mordit la lèvre pour ne pas hurler. Enfin, qu'avait-elle espéré ? Il dépendait d'elle pour son mémoire et il fallait bien qu'ils s'entendent pour sa réussite. Mais quand même, elle aurait sûrement préféré qu'il revienne en cours parce qu'elle lui manquait. Elle boucla les attaches de son cartable en un claquement sec en se traitant d'imbécile. Pourquoi lui faisait-il tant d'effet ? De plus, cela aurait été sans doute plus judicieux de sa part de lui proposer un autre lieu de rencontre que celui où ils avaient fait l'amour avec passion. Trop tard. Elle aviserait pour la séance suivante.
Tout en consultant ses messages, elle se pressa vers le métro. Nicolas ne cessait de l'appeler pour lui réclamer une explication en bonne et due forme ou pour la supplier de revenir avec lui. Aujourd'hui, il lui avait écrit « quoi que tu aies fait, je te pardonne ». Laura soupçonna Ãlise d'avoir raconté son aventure à d'autres amis, qui à leur tour⦠jusqu'à ce que l'histoire remonte à Nicolas. Ce ne serait pas la première fois que son amie ferait preuve d'indiscrétion. Cependant, Laura ne lui en voulait pas. Elle préférait que la rumeur circule parmi ses amis plutôt qu'avoir à leur expliquer les choses elle-même. En tout cas, elle ne reviendrait pas en arrière. Elle se sentait soulagée d'avoir enfin quitté Nicolas. Leur histoire lui pesait bien plus qu'elle ne s'en était rendu compte ces derniers temps. Et puis retourner avec lui alors qu'elle l'avait trompé⦠Non, si elle en arrivait là , elle ne pourrait plus jamais se regarder dans une glace.
Pour l'instant, elle restait chez Ãlise, mais elle profitait de son hospitalité depuis bientôt deux semaines, et cela ne durerait pas éternellement. Il lui fallait un appartement. Elle aimerait rester à Paris, mais seule, son budget serait sans doute trop juste. Peut-être qu'en cherchant bien, elle dégotterait un studio dans un quartier pas trop coté. Elle éplucherait encore les petites annonces sur le Net en rentrant. Nicolas gagnait plus d'argent qu'elle et avait toujours payé la majeure partie du loyer. Elle désespérait donc de trouver un logement dans ses maigres moyens de chargée de TD à la fac.
Ãlise ne la poussait pas dehors ; à vrai dire, elle se réjouissait d'avoir quelqu'un à la maison le soir. Les deux amies sortaient souvent prendre un verre ou regardaient des comédies sentimentales tire-larmes en DVD. Bref, pour l'instant, Laura s'amusait bien et ne se montrait pas pressée de partir. Pourtant, rester chez Ãlise ne constituait pas une solution à long terme. Son deux pièces était vraiment minuscule et les deux amies se marchaient dessus. Laura se demanda si Grégoire avait son propre appartement ou s'il vivait chez ses parents. Elle frissonna à la dernière idée. La perspective de sortir avec un garçon encore chez papa-maman ne lui plaisait pas du tout. à son âge, elle attendait des hommes de la maturité et de l'indépendance. Elle secoua la tête. De toute façon, sortir avec Grégoire n'était pas à l'ordre du jour, ni de cette vie. Cette réflexion lui pinça le cÅur. Elle la chassa de ses pensées alors qu'elle arrivait à sa station de métro et rentra se confier auprès d'Ãlise.
*Â Â *Â Â *
â Bonjour Laura ! Quel plaisir de vous voir !
Duvivier, le chef du département d'histoire moderne, s'approcha d'elle pour lui faire la bise, lui étreignant le bras, mais elle recula et lui présenta sa main. Il se renfrogna, puis la serra. Grégoire épiait la scène sur le pas de la porte. Un mélange de gêne et de dégoût se lisait sur le visage de Laura, qui s'efforçait quand même de sourire à son supérieur. Celui-ci reprit :
â J'aimerais dîner avec vous bientôt. Un colloque interdisciplinaire sur le théâtre au
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 siècle se profile, et je peux sans doute vous négocier une conférence.
Le regard sceptique que lui jeta Laura en disait long sur ce qu'elle pensait de ce dîner et de cette vaine promesse. Visiblement, elle avait l'habitude des attentions indélicates de son chef.
â Je ne suis pas très disponible en ce moment. Ma vie personnelle est⦠chaotique.
â On trouve toujours un moment. Je vous laisse jusqu'à demain pour me proposer un lieu et une heure.
Tournant les talons, il se dirigea vers la sortie. Grégoire s'empressa de disparaître de l'encadrement et fit mine d'arriver au moment où Duvivier repartait. Lorsqu'il entra dans la bibliothèque, il n'y restait que Laura. Elle sortit sa trousse de son sac et l'abattit avec rage sur la table la plus proche.
â Bonjour, dit Grégoire prudemment pour l'avertir de sa présence.
â Bonjour, répondit-elle d'une voix étranglée.
Les larmes aux yeux, elle s'assit et se prit la tête entre les mains. L'étudiant n'osa pas la toucher bien qu'il en mourût d'envie, mais il s'installa sur la chaise la plus proche et posa ses affaires à côté de lui.
Sentir Grégoire près d'elle apaisa Laura. Il émanait de lui un calme et une assurance contagieux. Elle sentait aussi sa chaleur, et son odeur légèrement épicée.
â J'ai entendu ta conversation avec Duvivier, avoua-t-il.
â Oh. Il n'arrête pas de me faire des avances. Et bien sûr, il a son mot à dire dans le recrutement des chargés de TD. Si je ne ménage pas sa susceptibilité, il m'enlèvera sans doute mon poste l'année prochaine au profit d'une collègue moins farouche. C'est juste⦠dégoûtant.
â Tu ne peux pas lui dire que tu as un copain pour le décourager ?
â En fait, c'était vrai⦠Jusqu'à il y a peu.
Jusqu'à ce que je te rencontre, précisément.
Au moins maintenant, Grégoire savait que Laura était célibataire. Elle ne savait pas trop à quoi cela l'avançait, mais elle se sentait plus légère. Elle continua :
â Sauf que Duvivier ne s'embarrasse pas de tels détails. D'ailleurs, il est marié. Si tu savais le nombre d'universitaires qui pratiquent le harcèlement sexuel ! C'est un milieu très machiste et, malheureusement, les compétences ne suffisent pas toujours à s'assurer une place au soleil.
â Tu dois trouver un moyen de détourner son attention. Tu veux que je me fasse passer pour ton copain devant lui ? Il perdra la face.
Elle afficha un sourire condescendant.
â C'est gentil. Mon ex ne serait jamais allé le trouver pour moi. Mes mésaventures avec Duvivier l'amusaient plus qu'autre chose.
Mais pourquoi je lui raconte tout ça ?
â Enfin, bref. Je crois que si on te prenait pour mon copain, les choses seraient encore pires pour moi : je te rappelle que je suis ta prof et que tu es mon étudiant. Sans compter qu'il est ton directeur de mémoire et qu'il te connaît très bien.
Grégoire baissa la tête.
â Tu as raison.
Il se pencha sur son sac pour prendre son ordinateur et une boîte en plastique qu'il tendit à Laura.
â Qu'est-ce que c'est ?
En l'ouvrant, elle découvrit une montagne de petites meringues.
â Elles sont pour moi ?
â Oui, je ne savais pas que tu aurais besoin de douceurs, mais, finalement, ça tombe plutôt bien.
Si tu savais de quelles douceurs j'ai envie, là maintenantâ¦
Laura en porta une à la bouche. La gourmandise à la fois craquante et fondante lui charma le palais. Penser qu'elle lui était spécialement destinée en décupla sa saveur. Elle plongea de nouveau la main dans le Tupperware et croisa le regard de Grégoire. Ses yeux brillaient. Il semblait prendre autant de plaisir qu'elle sans pour autant s'être servi en meringue. Laura n'était pas habituée à ce qu'on cuisine pour elle. Chaque friandise lui apparaissait comme un baiser soyeux. Elle se força à fermer la boîte. Devant le regard interrogateur et légèrement désappointé de l'étudiant, elle se sentit obligée de se justifier :
â Elles sont délicieuses, juste comme je les aime, mais j'ai mangé beaucoup de bonbons ces derniers temps, je dois surveiller ma ligne.
â Ta ligne est parfaite, lâcha Grégoire.
Laura lui adressa un regard de reproche. Décidément, depuis le début, la conversation prenait un tour trop personnel, voire ambigu. Il sourit, contrit :
â Bien, j'ai compris. La prochaine fois, je te cuisinerai quelque chose de plus diététique.
Désemparée, Laura ne savait pas si elle devait lui dire de ne plus rien cuisiner pour elle ou poursuivre la conversation et lui demander s'il cuisinait souvent, et quoi. Avec lui, elle avait envie de discuter pendant des heures. Finalement, la raison l'emporta sur ses émotions et elle toussota avant de désigner l'écran du doigt :
â Pourquoi ne pas se mettre au travail ? Tu m'as dit qu'on avait un certain nombre de documents à déchiffrer, non ?
*Â Â *Â Â *
Quand Grégoire rentra chez lui, Damien bouquinait allongé sur le canapé. Aussi en master, mais d'histoire médiévale, il ne s'était pas encore mis au travail, et il préférait utiliser son temps libre pour lire des romans de fantasy. Il répétait que comme l'action avait lieu dans des mondes médiévisants, ses lectures constituaient une sorte d'introduction à ses études. Bref, il s'allégeait la conscience du mieux qu'il le pouvait. En revanche, il n'avait pas d'excuse pour les heures passées devant les jeux vidéo. Grégoire aurait été bien en peine de le lui reprocher, vu qu'ils jouaient souvent à deux.
Idem
pour les innombrables films qu'ils regardaient ensemble, possédant chacun une carte d'abonnement au cinéma.
Grégoire déposa ses affaires dans sa chambre, puis tira un des tabourets qui entouraient la table pour s'asseoir devant son ami.
â Mmmh, tu as une tête à vouloir discuter, toi. Juste quand j'arrive à la page où la grande bataille débute, comme par hasard !
Marquant sa marge en la cornant, Damien se redressa :
â Qu'est-ce qui t'arrive ?
â J'ai un service à te demander, mais j'aimerais que tu ne poses pas de questions.
â Une sorte de test d'amitié ? Tu crois vraiment qu'on a besoin de ça ? C'est un supplice pour moi de faire quelque chose sans en connaître la raison. Tu devras me renvoyer la balle après ça.
â Tout ce que tu voudras.
â Le sujet est grave alors. Dis-moi ce dont tu as besoin, mon ami.
Grégoire réfléchit à la meilleure manière de présenter les choses.
â J'aimerais que tu fasses semblant d'être le petit ami d'une fille pour que son chef cesse de la harceler.
â Quelle fille ?
Le sourire en coin de Damien montrait qu'il n'était pas dupe du ton neutre de Grégoire.
â On a dit « pas de questions ».
Damien redevint tout à coup sérieux.
â J'espère que tu n'es pas en train de te créer des ennuis, Greg.
L'intéressé n'en avait aucune idée. Laura lui avait demandé de ne pas intervenir et elle assurait que voir son pseudo-petit ami n'empêcherait pas Duvivier de la draguer. Mais Grégoire tenait à son idée, une intuition lui soufflait qu'il avait raison. Il ne savait même pas pourquoi tirer Laura des griffes de Duvivier revêtait tant d'importance pour lui. Enfin, il avait bien sa petite idée, mais elle lui paraissait totalement extravagante : il ne pouvait rien envisager avec une de ses professeurs.
*Â Â *Â Â *
Le lendemain, avant les cours, Grégoire se présenta au secrétariat administratif de la faculté d'histoire. Une dame replète se trouvait derrière le comptoir. Elle le foudroya du regard comme s'il l'interrompait dans une tâche de la première importance. Pour toute réponse, il lui sourit, ce qui eut l'effet de l'adoucir un peu.
â Bonjour madame, je suis en master et j'ai entendu dire qu'au début de l'année, on peut encore changer de séminaire.
â C'est vrai, mais il faut une bonne raison.
La raison principale de Grégoire était Laura, mais il doutait qu'elle convainque son interlocutrice.
â Qui décide si les raisons sont bonnes ?
â Moi, votre directeur de mémoire et le professeur du séminaire que vous voulez quitter.
â Donc il faut que je vous explique pourquoi je veux quitter mon cours de paléographie ?
â Tout à fait.
La secrétaire croisa les doigts et les plaça sous son menton, dans l'attente. Grégoire repoussa la mèche qui tombait sur ses yeux.
â Dans le cadre de mon mémoire, j'étudie des documents notariés, et je fais donc déjà beaucoup de paléographie. à côté de mes déchiffrages, le cours me semble trop simple, aussi je voudrais changer d'option.
â On dirait que ça tient la route.
Elle sortit un formulaire d'une bannette et prit un stylo.
â Quelle matière préféreriez-vous ? Vous avez le choix entre géographie, archéologie, sociologie, philosophieâ¦
La grimace de Grégoire balaya toutes ces options. Il ne restait plus qu'un choix possible :
â ⦠ou histoire de l'art.
Cette fois, le jeune homme s'éclaira. Il avait trouvé la matière parfaite pour compléter ses recherches sur son comédien du
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 siècle. Il trouverait sans doute beaucoup de représentations du théâtre à cette époque. Tout élément graphique sur les costumes ou le jeu des acteurs lui servirait. La secrétaire remplit les premières lignes du formulaire et le lui tendit afin qu'il complète ses données personnelles.
â Faites-le signer par votre directeur de mémoire et votre professeur de paléographie puis revenez me voir.
â Merci madame.
Il s'inclina respectueusement. Se trémoussant sur sa chaise, la dame lui fit un petit salut de la main. Impressionnant comme un peu d'amabilité apaisait les pires roquets.
*Â Â *Â Â *
â Tu es sûre de toi ? Tu veux vraiment dîner avec lui demain soir ?
Ãlise ne pouvait se résoudre à laisser Laura sortir avec son pervers de chef. Depuis la veille au soir, elle n'arrêtait pas de lui répéter qu'elle était encore trop fragile pour faire face à ce genre d'individu et qu'il valait mieux l'ignorer. Toutefois, Laura campait sur ses positions.