Lovecraft, contre le monde, contre la vie (10 page)

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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Essai, #critique littéraire

BOOK: Lovecraft, contre le monde, contre la vie
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Vous les connaîtrez comme une immonde abomination. Leur main étreint la gorge, et vous ne le voyez pas ; et leur demeure ne fait qu’un avec votre seuil bien protégé. Yog-Sothoth est la clef de la porte par laquelle les sphères se rencontrent. L’homme règne à présent où ils régnaient jadis ; ils régneront bientôt où l’homme règne à présent. Après l’été vient l’hiver ; après l’hiver vient le printemps. Ils attendent en toute patience, en toute puissance, car ils régneront à nouveau ici-bas.
 »

Cette magnifique invocation appelle plusieurs remarques. D’abord que Lovecraft était un poète, il fait partie de ces écrivains qui ont
commencé par la poésie
. La première qualité qu’il manifeste, c’est le balancement harmonieux de ses phrases ; le reste ne viendra qu’après, et avec beaucoup de travail.

Ensuite, il faut dire que ces stances à la toute-puissance du Mal rendent un son désagréablement familier. Dans l’ensemble, la mythologie de Lovecraft es très originale ; mais elle se présente parfois comme une effroyable inversion de la thématique chrétienne. C’est particulièrement sensible dans
L’Abomination de Dunwich
, où une paysanne illettrée, qui ne connaît pas d’homme, donne naissance à une créature monstrueuse, dotée de pouvoirs surhumains. Cette incarnation inversée se termine par une répugnante parodie de la Passion, où la créature, sacrifiée au sommet d’une montagne dominant Dunwich, lance un appel désespéré « 
Père, père… YOGSOTHOTH ! »
, fidèle écho du « 
Eloi, Eloi, lamma sabachtani !
 ». Lovecraft retrouve une source fantastique très ancienne : le Mal issu d’une union charnelle contre nature. Cette idée s’intègre parfaitement à son racisme obsessionnel ; pour lui, comme pour tous les racistes, l’horreur absolue, plus encore que les autres races, c’est le métissage. Utilisant à la fois ses connaissances en génétique et sa familiarité avec les textes sacrés, il construit une synthèse explosive, d’un pouvoir d’abjection inouï. Au Christ nouvel Adam, venu régénérer l’humanité par l’amour, Lovecraft oppose le « nègre », venu régénérer l’humanité par la bestialité et par le vice. Car le jour du Grand Ctulhu est proche. Et l’époque de sa venue sera facile à reconnaître :

« 
A ce moment-là, les hommes seront devenus semblables aux Anciens : libres, farouches, au-delà du bien et du mal, rejetant toute morale, s’entretuant à grands cris au cours de joyeuses débauches. Les Anciens délivrés leur apprendront de nouvelles manières de crier, de tuer, de faire bombance ; et toute la terre flamboiera d’un holocauste d’extase effrénée. En attendant, le culte, par des rites appropriés, doit maintenir vivant le souvenir des mœurs d’autrefois, et présager leur retour.
 » Ce texte n’est rien d’autre qu’une effrayante paraphrase de Saint Paul.

Nous approchons ici des tréfonds du racisme de Lovecraft, qui se désigne lui-même comme victime, et qui a choisi ses bourreaux. Il n’éprouve aucun doute à ce sujet : les « êtres humains sensibles » seront vaincus par les « chimpanzés graisseux » ; ils seront broyés, torturés et dévorés ; leurs corps seront dépecés dans des rites ignobles, au son obsédant de tambourins extatiques. Déjà, le vernissage se fissure ; les forces du mal attendent « en toute patience, en toute puissance », car elles régneront à nouveau ici-bas.

Plus profondément que la méditation sur la décadence des cultures, qui n’est qu’une justification intellectuelle superposée, il y a la peur. La peur vient de loin ; le dégoût en procède ; il produit lui-même l’indignation et la haine.

Vêtus de costumes rigides et un peu tristes, habitués à réfréner l’expression de leurs émotions et de leurs désirs, les protestants puritains de la Nouvelle-Angleterre peuvent parfois faire oublier leur origine animale. Voilà pourquoi Lovecraft acceptera leur compagnie, encore qu’à dose modérée. Leur insignifiance elle-même le rassure. Mais, en présence des « nègres », il est pris d’une réaction nerveuse incontrôlable. Leur vitalité, leur apparente absence de complexes et d’inhibitions le terrifient et le dégoûtent. Ils dansent dans la rue, écoutent des musiques rythmées… Ils parlent fort. Ils rient en public. La vie semble les amuser ; ce qui est inquiétant. Car la vie, c’est le mal.

Contre le monde, contre la vie

 

Aujourd’hui plus que jamais, Lovecraft serait un inadapté et un reclus. Né en 1890, il apparaissait déjà à ses contemporains, dans ses années de jeunesse, comme un réactionnaire désuet. On peut aisément deviner ce qu’il penserait de la société de notre époque. Depuis sa mort, elle n’a cessé d’évoluer dans le sens qui la lui ferait détester d’avantage. La mécanisation et la modernisation ont inéluctablement détruit ce mode de vie auquel il était attaché de toutes ses fibres (il ne se fait d’ailleurs aucune illusion sur les possibilités humaines de contrôle sur les événements ; comme il l’écrit dans une lettre), « 
tout dans ce monde moderne n’est que la conséquence absolue et directe de la découverte et des applications de la vapeur et de l’énergie électrique à grande échelle
 ». Les idéaux de liberté et de démocratie, qu’il abhorrait, se sont répandus sur la planète. L’idée de progrès est devenue un credo indiscuté, presque inconscient, qui ne pourrait que hérisser un homme qui déclarait : « 
Ce que nous détestons, c’est simplement le changement en tant que tel
. » Le capitalisme libéral a étendu son emprise sur les consciences ; marchant de pair avec lui sont advenus le mercantilisme, la publicité, le culte absurde et ricanant de l’efficacité économique, l’appétit exclusif et immodéré pour les richesses matérielles. Pire encore, le libéralisme s’est étendu du domaine économique au domaine sexuel. Toutes les fictions sentimentales ont volé en éclats. La pureté, la chasteté, la fidélité, la décence sont devenues des stigmates ridicules. La valeur d’un être humain se mesure aujourd’hui par son efficacité économique et son potentiel érotique : soit, très exactement, les deux choses que Lovecraft détestait le plus fort.

Les écrivains fantastiques sont en général des réactionnaires, tout simplement parce qu’ils sont particulièrement, on pourrait dire
professionnellement
conscients de l’existence du Mal. Il est assez curieux que parmi les nombreux disciples de Lovecraft aucun n’ait été frappé par ce simple fait : l’évolution du monde moderne a rendu encore plus présentes, encore plus
vivantes
les phobies lovecraftiennes.

Signalons comme une exception le cas de Robert Bloch, un de ses plus jeunes correspondants (lors de leurs premières lettres, il a quinze ans), qui signe ses meilleures nouvelles lorsqu’il se laisse aller à déverser sa haine du monde moderne, de la jeunesse, des femmes libérées, du rock, etc. Le jazz est déjà pour lui une obscénité décadente ; quant au rock, Bloch l’interprète comme le retour de la sauvagerie la plus simiesque, encouragé par l’amoralité hypocrite des intellectuels progressistes. Dans
Sweet Sixteen
, une bande de Hell’s Angels, simplement décrits au départ comme des voyous ultraviolents, finit par se livrer à des rites sacrificiels sur la personne de la fille d’un anthropologue. Rock, bière et cruauté. C’est parfaitement réussi, parfaitement justifié. Mais de telles tentatives d’introduction du démoniaque dans un cadre moderne restent exceptionnelles. Et Robert Bloch, par son écriture réaliste, son attention portée à la situation sociale des personnages, s’est très nettement dégagé de l’influence de HPL. Parmi les écrivains plus directement liés à la mouvance lovecraftienne, aucun n’a repris à son compte les phobies raciales et réactionnaires du maître.

Il est vrai que cette voie est dangereuse et qu’elle n’offre qu’une issue étroite. Ce n’est pas uniquement une question de censure. Ce n’est pas uniquement une question de censure et de procès. Les écrivains fantastiques sentent probablement que l’hostilité à toute forme de liberté finit par engendrer l’hostilité à la vie. Lovecraft le sent aussi bien qu’eux, mais ne s’arrête pas en chemin. Que le monde soit mauvais, intrinsèquement mauvais, mauvais par essence, voilà une conclusion qui ne le gêne absolument pas ; et tel est le sens le plus profond de son admiration pour les Puritains : ce qui l’émerveille en eux, c’est qu’ils « 
haïssaient la vie et traitaient de platitude le fait de dire qu’elle vaut d’être vécue
 ». Nous franchirons cette vallée de larmes qui sépare l’enfance de la mort ; il nous faudra rester purs. HPL ne partage aucunement les espérances des Puritains ; mais il partage leurs refus. Il détaillera son point de vue dans une lettre à Belknap Long (écrite d’ailleurs quelques jours avant son mariage) :

« 
Quant aux inhibitions puritaines, je les admire un peu plus chaque jour. Ce sont des tentatives pour faire de la vie une œuvre d’art – pour façonner un modèle de beauté dans cette porcherie qu’est l’existence animale – et il jaillit là une haine de la vie qui marque l’âme la plus profonde et la plus sensible. Je suis tellement fatigué d’entendre des ânes superficiels tempêter contre le puritanisme que je crois que je vais devenir puritain. Un intellectuel puritain est un idiot – presque autant qu’un anti-puritain – mais un puritain est, dans la conduite de sa vie, le seul type d’homme qu’on puisse honnêtement respecter. Je n’ai ni respect ni aucune considération d’aucune sorte pour tout homme qui ne vit pas dans l’abstinence et dans la pureté.
 »

Sur la fin de ses jours, il lui arrivera de manifester des regrets, parfois poignants, devant la solitude et l’échec de son existence. Mais ces regrets restent, si l’on peut s’exprimer ainsi,
théoriques
. Il se remémore notamment les périodes de sa vie (la fin de l’adolescence, le bref et décisif intermède du mariage) où il aurait pu bifurquer vers ce qu’on appelle le bonheur. Mais il sait que, probablement, il n’était pas en mesure de se comporter différemment. Et finalement il considère, comme Schopenhauer, qu’il ne s’en est « pas trop mal tiré ».

Il accueillera la mort avec courage. Atteint d’un cancer à l’intestin qui s’est généralisé à l’ensemble du tronc, il est transporté le 10 mars 1937 au Jane Brown Memorial Hospital. Il se comportera en malade exemplaire, poli, affable, d’un stoïcisme et d’une courtoisie qui impressionneront ses infirmières, malgré ses très vives souffrances physiques (heureusement atténuées par la morphine). Il accomplira les formalités de l’agonie avec résignation, si ce n’est avec une secrète satisfaction. La vie qui s’échappe de son enveloppe charnelle est pour lui une vieille ennemie ; il l’a dénigrée, il l’a combattue ; il n’aura pas un mot de regret. Et il trépasse, sans aucun incident, le 15 mars 1937.

Comme disent les biographes, « Lovecraft mort, son œuvre naquit ». Et en effet nous commençons à la mettre à sa vraie place, égale ou supérieure à celle d’Edgar Poe, en tout cas résolument unique. Il a parfois eu le sentiment, devant l’échec de sa production littéraire, que le sacrifice de sa vie avait été, tout compte fait, inutile. Nous pouvons aujourd’hui en juger autrement ; nous pour qui il est devenu un initiateur essentiel à un univers
différent
, situé bien au-delà des limites de l’expérience humaine, et pourtant d’un impact émotionnel terriblement précis. Cet homme qui n’a pas réussi à vivre a réussi, finalement, à écrire. Il a eu du mal. Il a mis des années. New York l’a aidé. Lui qui était si gentil, si courtois, y a découvert la haine. De retour à Providence il a composé des nouvelles magnifiques, vibrantes comme une incantation, précises comme une dissection. La structure dramatique des « grands textes » est d’une imposante richesse, les procédés de narration sont nets, neufs, hardis ; tout cela ne suffirait peut-être pas si l’on ne sentait pas, au centre de l’ensemble, la pression d’une force intérieure dévorante.

Toute grande passion, qu’elle soit amour ou haine, finit par produire une œuvre authentique. On peut le déplorer, mais il faut le reconnaître : Lovecraft est plutôt du côté de la haine ; de la haine et de la peur. L’univers, qu’il conçoit intellectuellement comme indifférent, devient esthétiquement hostile. Sa propre existence, qui aurait pu n’être qu’une succession de déceptions banales, devient une opération chirurgicale, et une célébration inversée.

L’œuvre de sa maturité est restée fidèle à la prostration physique de sa jeunesse, en la transfigurant. Là est le profond secret du génie de Lovecraft, et la source pure de sa poésie : il a réussi à transformer son dégoût de la vie en une hostilité agissante.

Offrir une alternative à la vie sous toutes ses formes, constituer une opposition permanente, un recours permanent à la vie : telle est la plus haute mission du poète sur cette terre. Howard Phillips Lovecraft a rempli cette mission.

BREVE BIBLIOGRAPHIE

classée par ordre de préférence

I. Œuvres de Lovecraft

1.
                   
Dans l’abîme du temps
et
La Couleur tombée du ciel
(Denoël, Présence du Futur). Les « grands textes ».
2.
                   
Dagon
(J’ai Lu, ou Belfond). Certaines nouvelles du niveau des « grands textes », d’autres franchement ratées. Prodigieuse variété des décors et des époques. Un recueil éclectique, bizarre, finalement très réussi.
3.
                   
Fungi de Yuggoth et autres poèmes fantastiques
(Néo). Les poèmes de Lovecraft sont d’une surprenante beauté, mais toute musicalité disparaît à la traduction. Heureusement, l’édition est bilingue.
4.
                   
Par-delà le mur du sommei
l et
Je suis d’ailleurs
(Denoël, Présence du Fuur). Sélection de nouvelles de qualité.

II. Autour de Howard Phillips Lovecraft

1.
                     
  Le Necronomicon
, ouvrage collectif (J’ai Lu – L’Aventure  Mystérieuse, ou Belfond). Ce petit livre vise à semer le trouble dans les esprits… et y parvient. HPL était-il
vraiment
un initié ? Un ouvrage assez à part.
2.        
H.P. Lovecraft, Lettres 1
(Christian Bourgois). Choix de lettres sur la première partie de la vie de Lovecraft (jusqu’en 1926). Intéressant et émouvant. Belle préface de Francis Lacassin.

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