Lovecraft, contre le monde, contre la vie (2 page)

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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Essai, #critique littéraire

BOOK: Lovecraft, contre le monde, contre la vie
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Qu'est ce que le grand Ctulhu ? Un arrangement d'électrons, comme nous. L'épouvante de Lovecraft est rigoureusement matérielle. Mais il est fort possible, de par le libre jeu des forces cosmiques, que le grand Ctulhu dispose d’un pouvoir et d’une puissance d’action considérablement supérieurs aux nôtres. Ce qui n’a,
a priori
, rien de spécialement rassurant.

De ses voyages dans les terres douteuses de l’indicible, Lovecraft n'est pas venu nous rapporter de bonnes nouvelles. Peut-être bien, nous confirme-t-il, quelque chose se dissimule, et se laisse parfois apercevoir, derrière le rideau de la réalité. Quelque chose d'ignoble, en vérité.

Il est en effet possible qu’au-delà du rayon limité de notre perception, d’autres entités existent. D’autres créatures, d’autres races, d’autres concepts et d’autres intelligences Parmi ces entités, certaines nous sont probablement supérieures en intelligence et en savoir. Mais ce n'est pas forcément une bonne nouvelle. Qu'est-ce qui nous fait penser que ces créatures, aussi différentes soient-elles de nous, manifestent en quelque façon une nature
spirituelle
? Rien ne permet de supposer une transgression aux lois universelles de l'égoïsme et de la méchanceté. Il est ridicule d'imaginer que des êtres nous attendent aux confins du cosmos, pleins de sagesse et de bienveillance, pour nous guider vers une quelconque harmonie. Pour imaginer la manière dont ils nous traiteraient si nous parvenions à entrer en contact avec eux, mieux vaut se rappeler la manière dont nous traitons ces « intelligences inférieures » que sont les lapins et les grenouilles. Dans le meilleur des cas, elles nous servent
nourriture
; parfois aussi, souvent, nous les tuons par simple plaisir de tuer. Telle est, nous avertit Lovecraft, la véridique image de nos futurs rapports avec les « intelligences étrangères ». Peut-être certains beaux spécimens humains auront-ils l’honneur de finir sur une table à dissection ; et voilà tout.

Et rien de tout cela n’aura, une fois encore, le moindre sens.

Humains du XX
e
siècle finissant, ce cosmos désespéré est absolument le nôtre. Cet univers abject, où le peur s'étage en cercles concentriques jusqu'à l'innommable révélation, cet univers où notre seul destin imaginable est d'être
broyés
et
dévorés
, nous le reconnaissons absolument comme notre univers mental. Et pour qui veut connaître l’état des mentalités par un coup de sonde rapide et précis, le succès de Lovecraft est déjà à soi seul un symptôme. Aujourd’hui plus que jamais, nous pouvons faire nôtre cette déclaration de principe qui ouvre
Arthur Jermyn
: «
La vie est une chose hideuse ; et à l’arrière-plan, derrière ce que nous en savons, apparaissent les lueurs d'une vérité démoniaque qui nous la rendent mille fois plus hideuse.
»

Le paradoxe est cependant que nous préférions cet univers, aussi hideux soit-il, à notre réalité. En cela, nous sommes absolument les lecteurs que Lovecraft attendait. Nous lisons ses contes dans la même disposition d’esprit qui les lui a fait écrire. Satan ou Nyarlathothep, qu’importe, mais nous ne supportons plus une minute supplémentaire de réalisme. Et, s'il faut tout dire, Satan est un peu dévalué par ses rapports prolongés avec les détours honteux de nos péchés ordinaires. Mieux vaut Nyarlathothep, froid, mauvais et inhumain comme la glace.
Subb-haqqua Nyarlathotep !

On aperçoit bien pourquoi la lecture de Lovecraft constitue un paradoxal réconfort pour les âmes lasses de vie. On peut en fait le conseiller à tous ceux qui, pour une raison ou pour une autre, en viennent à éprouver à éprouver une véritable
aversion
pour la vie sous toutes ses formes. L'ébranlement nerveux provoqué par une première lecture est, dans certains cas, considérable. On sourit tout seul, on se met à fredonner des airs d’opérette. Le regard sur l’existence, en résumé, se modifie.

Depuis l'introduction du virus en France par Jacques Bergier, la progression du nombre de lecteurs a été considérable. Comme la plupart des contaminés, j’ai moi-même découvert HPL à l’âge de seize ans par l’intermédiaire d’un « ami ». Pour un choc, c’en fut un. Je ne savais pas que la littérature pouvait faire ça. Et, d'ailleurs, je n'en suis toujours pas persuadé. Il y a quelque chose de
pas vraiment littéraire
chez Lovecraft.

Pour s'en convaincre, on considérera d’abord qu’une bonne quinzaine d’écrivains (parmi lesquels on peut citer Frank Belknap Long, Robert Bloch, Lin Carter, Fred Chappell, August Derleth, Donald Wandrei...) ont consacré tout ou partie de leur œuvre à développer et enrichir les mythes créés par HPL. Et cela non pas furtivement, à la dérobée, mais de manière absolument avouée. La filiation est même systématiquement renforcée par l'emploi des mêmes
mots
, qui prennent ainsi valeur incantatoire (les collines sauvages à l'ouest d'Arkham, la Miskatonic University, la cité d'Irem au mille piliers... R’lyeh, Sarnath, Dagon, Nyarlathothep... et par-dessus tout l'innommable, le blasphématoire
Necronomicon
, dont le nom ne peut être prononcé qu'à voix basse).
Iâ ! Iâ ! Shub-Niggurath ! la chèvre aux mille chevreaux !

A une époque qui valorise l’originalité comme valeur suprême dans les arts, le phénomène a de quoi surprendre. De fait, comme le souligne opportunément Francis Lacassin, rien de tel n'avait été enregistré depuis Homère et les chansons de geste médiévales Nous avons ici affaire, il faut humblement le reconnaître, à ce qu’on appelle un « mythe fondateur ».

Littérature rituelle

Créer un grand mythe populaire, c’est créer un rituel que le lecteur attend avec impatience, qu’il retrouve avec un plaisir grandissant, à chaque fois séduit par une nouvelle répétition en des termes légèrement différents, qu’il sent comme un nouvel approfondissement.

Présentées ainsi, les choses paraissent presque simples. Et pourtant, les réussites sont rares dans l’histoire de la littérature. Ce n’est guère plus facile, en réalité, que de créer une nouvelle religion. Pour se représenter ce qui est en jeu, il faut pouvoir personnellement ressentir cette sensation de frustration qui a envahi l’Angleterre à la mort de Sherlock Holmes. Conan Doyle n’a pas eu le choix : il a dû ressusciter son héros. Lorsque, vaincu par la mort, il déposa les armes à son tour, un sentiment de tristesse résignée passa sur le monde. Il allait falloir se contenter de la cinquantaine de « Sherlock Holmes » existants. Il allait falloir se contenter de continuateurs et de commentateurs. Accueillir avec un sourire résigné les inévitables (et parfois amusantes) parodies, en gardant au cœur la nostalgie d’une impossible prolongation du noyau central, du cœur absolu du mythe. Une vieille malle de l’armée des Indes, où se trouveraient magiquement conservés des Sherlock Holmes » inédits…

Lovecraft, qui admirait Conan Doyle, a réussi à créer un mythe aussi populaire, aussi vivace et irrésistible. Les deux hommes avaient en commun, dit-on, un remarquable
talent de conteur
. Bien sûr. Mais autre chose est en jeu. Ni Alexandre Dumas, ni Jules Verne n’étaient de médiocres conteurs. Pourtant rien dans leur œuvre n’approche la stature du détective de Baker Street.

Les histoires de Sherlock Holmes sont centrées sur un personnage, alors que chez Lovecraft on ne rencontre aucun véritable spécimen d’humanité. Bien sûr c’est là une différence importante, très importante ; mais pas véritablement essentielle. On peut la comparer à celle qui sépare les religions théistes des religions athées. Le caractère vraiment fondamental qui les rapproche, le caractère à proprement parler
religieux
, est autrement difficile à définir – et même à approcher face à face.

Une petite différence qu’on peut noter aussi – minime pour l’histoire littéraire, tragique pour l’individu – est que Conan Doyle a eu amplement d’occasion de se rendre compte qu’il était en train d’engendrer une mythologie essentielle. Lovecraft, non. Au moment où il meurt, il a nettement l’impression que sa création va sombrer avec lui.

Pourtant, il a déjà des disciples. Mais il ne les considère pas comme tels. Il correspond certes avec de jeunes écrivains (Bloch, Belnap Long…), mais il ne leur conseille pas forcément de s’engager dans la même voie que lui. Il ne se pose pas en maître, ni en modèle. Il accueille leurs premiers essais avec une délicatesse et une modestie exemplaires. Il sera pour eux un véritable ami, courtois, prévenant et gentil ; jamais un maître à penser.

Absolument incapable de laisser une lettre sans réponse, négligeant de relancer ses créanciers lorsque ses travaux de révision littéraire ne lui étaient pas payés, sous-estimant systématiquement sa contribution à des nouvelles qui, sans lui, n’auraient même pas vu le jour, Lovecraft se comportera toute sa vie en authentique
gentleman
.

Bien sûr, il aimerait devenir un écrivain. Mais il n’y tient pas par dessus tout. En 1925, dans un moment d’abattement, il note : « Je suis presque résolu à ne plus écrire de contes, mais simplement à rêver lorsque j’ai l’esprit à cela, sans m’arrêter à faire une chose aussi vulgaire que de transcrire mon rêve pour un public de porcs. J’ai conclu que la littérature n’était pas un objectif convenable pour un gentleman ; et que l’écriture ne doit jamais être considérée que comme un art élégant auquel on doit s’adonner sans régularité et avec discernement. »

Heureusement, il continuera, et ses plus grands contes sont postérieurs à cette lettre. Mais jusqu’au bout, il restera, avant tout, un « vieux gentleman bienveillant natif de Providence (Rhode Island) ». Et jamais, au grand jamais, un écrivain professionnel.

Paradoxalement, le personnage de Lovecraft fascine en partie parce que son système de valeurs est entièrement opposé au nôtre. Foncièrement raciste, ouvertement réactionnaire, il glorifie les inhibitions puritaines, juge évidemment repoussantes les « manifestations érotiques directes ». Résolument anti-commercial, il méprise l’argent, considère la démocratie comme une sottise et le progrès comme une illusion. Le mot « liberté », cher aux américains, ne lui arrache que des ricanements attristés. Il conservera toute sa vie une attitude typiquement aristocratique de mépris de l’humanité en général, joint à une extrême gentillesse pour les individus en particulier.

Quoi qu’il en soit, tous ceux qui ont eu affaire à Lovecraft en tant qu’individu ont éprouvé une immense tristesse à l’annonce de sa mort. Robert Bloch, par exemple, écrira : « Si j’avais su la vérité sur son état de santé, je me serais traîné à genoux jusqu’à Providence pour le voir. » August Derleth consacrera le reste de son existence à réunir, mettre en forme et publier les fragments posthumes de son ami disparu.

Et, grâce à Derleth et à quelques autres (mais surtout grâce à Derleth), l’œuvre de Lovecraft vint au monde. Elle se présente aujourd’hui à nous comme une imposante architecture baroque, étagée par paliers larges et somptueux, comme une succession de cercles concentriques autour d’un vortex d’horreur et d’émerveillement absolus.

— Premier cercle, le plus extérieur : la correspondance et les poèmes. Ne sont que partiellement publiés, encore plus partiellement traduits. La correspondance est, il est vrai, impressionnante : environ cent mille lettres, dont certaines de trente ou quarante pages. Quant aux poèmes, aucun recensement complet n’existe à ce jour.

— Un deuxième cercle comprendrait les nouvelles auxquelles Lovecraft a participé, soit que l’écriture ait été conçue dès le départ sous la forme d’une collaboration (comme avec Kenneth Sterling ou Robert Barlow), soit que Lovecraft ait fait bénéficier l’auteur de son travail de révision (exemples extrêmement nombreux ; l’importance de la collaboration de Lovecraft est variable, allant parfois jusqu’à la réécriture complète du texte).

On pourra y ajouter les nouvelles écrites par Derleth à partir de notes et fragments laissés par Lovecraft
[2]
.

— Avec le troisième cercle, nous abordons les nouvelles effectivement écrites par Howard Phillips Lovecraft. Ici, évidemment, chaque mot compte ; l’ensemble est publié en français, et nous ne pouvons plus espérer qu’il s’agrandisse.

— Enfin, nous pouvons sans arbitraire délimiter un quatrième cercle, le cœur absolu du mythe HPL, constitué par ce que les lovecraftiens les plus rassis continuent d’appeler, comme malgré eux, les « grands textes ». Je les cite par pur plaisir, avec leur date de composition :

L’appel de Ctulhu
(1926)

Le couleur tombée du ciel
(1927)

L’abomination de Dunwich
(1928)

Celui qui chuchotait dans les ténèbres
(1930)

Les montagnes hallucinées
(1931)

La maison de la sorcière
(1932)

Le cauchemar d’Innsmouth
(1932)

Dans l’abîme du temps
(1934)
[3]

Sur l’ensemble de l’édifice conçu par HPL plane en outre, comme une atmosphère aux mouvances brumeuses, l’ombre étrange de se propre personnalité. On pourra juger exagérée, voire morbide, l’ambiance de culte qui entoure le personnage, ses faits et gestes, ses moindres écrits. Mais on changera d’avis, je le garantis, dès qu’on se plongera dans les « grands textes ». A un homme qui vous apporte de pareils bienfaits, il est naturel de rendre un culte.

Les générations successives de lovecraftiens n’y ont pas manqué. Ainsi qu’il advient toujours, la figure du reclus de Providence est devenue presque aussi mythique que ses propres créations. Et, ce qui est spécialement merveilleux, toutes les tentatives de démystification ont
échoué
. Aucune biographie « serrée » n’a réussi à dissiper l’aura de pathétique étrangeté qui entoure le personnage. Et Sprague de Camp, au bout de cinq cents pages, doit avouer : « Je n’ai pas totalement compris qui était H.P. Lovecraft. » Quelle que soit la manière dont on l’envisage, Howard Phillips Lovecraft était vraiment un être humain
très
particulier.

L’œuvre de Lovecraft est comparable à une gigantesque machine à rêver, d’une ampleur et d’une efficacité inouïes. Rien de tranquille ni de réservé dans sa littérature ; l’impact sur la conscience du lecteur est d’une brutalité sauvage, effrayante ; et il ne se dissipe qu’avec une dangereuse lenteur. Entreprendre une relecture n’amène aucune modification notable ; sinon, éventuellement, d’en arriver à se demander :
comment fait-il ?

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