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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Essai, #critique littéraire

Lovecraft, contre le monde, contre la vie (8 page)

BOOK: Lovecraft, contre le monde, contre la vie
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A une époque de mercantilisme forcené, il est réconfortant de voir quelqu’un qui refuse si obstinément de « se vendre ». Voici, par exemple, la lettre d’accompagnement qu’il joint, en 1923, à son premier envoi de manuscrits à
Weird Tales
 :

« 
Cher Monsieur,

Ayant pour habitude d’écrire des récits étranges, macabres et fantastiques pour mon propre divertissement, j’ai récemment été assailli par une douzaine d’amis bien intentionnés, me pressant de soumettre quelques-unes de mes horreurs gothiques à votre magazine récemment fondé. Ci-joint cinq nouvelles écrites entre 1917 et 1923.

Les deux premières sont probablement les meilleures. Si elles ne vous convenaient pas, inutile, par conséquent, de lire les autres (…)

Je ne sais si elles vous plairont, car je n’ai aucun souci de ce que requièrent les textes « commerciaux ». Mon seul but est le plaisir que je retire à créer d’étranges situations, des effets d’atmosphère ; et le seul lecteur dont je tiens compte, c’est moi-même. Mes modèles sont invariablement les vieux maîtres, spécialement Edgar Poe, qui fut mon écrivain favori depuis ma première enfance. Si, par quelque miracle, vous envisagiez de publier mes contes, je n’ai qu’une condition à vous soumettre : qu’on n’y fasse aucune coupure. Si le texte ne peut être imprimé comme il fut écrit, au point-virgule et à la dernière virgule près, c’est avec reconnaissance qu’il acceptera votre refus. Mais je ne risque sans doute pas grand chose de ce côté-là, car il y a peu de chances pour que mes manuscrits rencontrent votre considération. « Dagon » a déjà été refusé par
Black Mask
, à qui je l’avais proposé sous une contrainte extérieure, comme c’est le cas pour l’envoi ci-joint.
 »

Lovecraft changera sur beaucoup de points, spécialement sur sa dévotion au style des « vieux maîtres ».

Mais son attitude à la fois hautaine et masochiste, farouchement anti-commerciale, ne variera pas : refus de dactylographier ses textes, envoi aux éditeurs de manuscrits sales et froissés, mention systématique des refus précédents… Tout pour déplaire. Aucune concession. Là encore, il joue contre lui-même.

« 
Naturellement, je ne suis pas familiarisé

 avec les phénomènes de l’amour, sinon

 par des lectures superficielles
. »

(lettre du 27 septembre 1919

 à Reinhardt Kleiner)

La biographie de Lovecraft comporte très peu d’événements. « Il ne se passe jamais rien », tel est le leitmotiv de ses lettres. Mais on peut se dire que sa vie, déjà réduite à peu de chose, aurait été rigoureusement vide s’il n’avait pas croisé le chemin de Sonia Haft Greene.

Comme lui, elle appartenait au mouvement du « journalisme amateur ». Très actif aux Etats-Unis vers 1920, ce mouvement a apporté à de nombreux écrivains isolés, situés en dehors des circuits de l’édition, la satisfaction de voir leur production imprimée, distribuée et lue. Ce sera la seule activité sociale de Lovecraft ; elle lui apportera l’intégralité de ses amis, et sa femme.

Quand elle le rencontre, elle a trente-huit ans, soit sept ans de plus que lui. Divorcée, elle a de son premier mariage une fille de seize ans. Elle vit à New York, et gagne sa vie comme vendeuse dans un magasin de vêtements.

Elle semble être immédiatement tombée amoureuse de lui. Pour sa pour, Lovecraft garde une attitude réservée. A vrai dire, il ne connaît absolument rien aux femmes. C’est elle qui doit faire le premier pas, et les suivants. Elle l’invite à dîner, vient lui rendre visite à Providence. Finalement, dans une petite ville du Rhode Island appelée Magnolia, elle prend l’initiative de l’embrasser. Lovecraft rougit, devient tout pâle. Comme Sonia se moque gentiment de lui, il doit lui expliquer que c’est la première fois qu’on l’embrasse depuis sa plus tendre enfance.

Ceci se passe en 1922, et Lovecraft a trente-deux ans. Lui et Sonia se marieront deux ans plus tard. Au fil des mois, il semble progressivement se dégeler. Sonia Greene est une femme exceptionnellement gentille et charmante ; de l’avis général, une très belle femme, aussi. Et l’inconcevable finit par se produire : le « vieux gentleman » est tombé amoureux.

Plus tard, après l’échec, Sonia détruira toutes les lettres que Lovecraft lui a adressées ; il n’en subsiste qu’une, bizarre et pathétique dans sa volonté de comprendre l’amour humain chez quelqu’un qui se sent, à bien des égards, si éloigné de l’humanité. En voici de brefs passages :

« 
Chère Mrs. Greene,

L’amour réciproque d’un homme et d’une femme est une expérience de l’imagination qui consiste à attribuer à son objet une certaine relation particulière avec la vie esthétique et émotionnelle de celui qui l’éprouve, et dépend de conditions particulières qui doivent être remplies par cet objet. (…)

Avec de longues années d’amour lentement entretenu viennent l’adaptation et une certaine entente ; les souvenirs, les rêves, les stimuli délicats, esthétiques et les impressions habituelles de beauté de rêve deviennent des modifications permanentes grâce à l’influence que chacun exerce tacitement sur l’autre (…)

Il y a une différence considérable entre les sentiments de la jeunesse et ceux de la maturité. Vers quarante ans ou peutêtre cinquante, un changement complet commence à s’opérer ; l’amour accède à une profondeur calme et sereine fondée sur une tendre association auprès de laquelle l’engouement érotique de la jeunesse prend un certain aspect de médiocrité et d’avilissement.

La jeunesse apporte avec elle des stimuli érogènes et imaginaires liés aux phénomènes tactiles des corps minces, aux attitudes virginales et à l’imagerie visuelle des contours esthétiques classiques, symbolisant une sorte de fraîcheur et d’immaturité printanière qui sont très belles, mais qui n’ont rien à voir avec l’amour conjugal
. »

Ces considérations ne sont pas fausses sur le plan théorique ; elles paraissent simplement un peu déplacées. Disons, en tant que lettre d’amour, l’ensemble est assez inhabituel. Quoi qu’il en soit, cet anti-érotisme affiché n’arrêtera pas Sonia. Elle se sent capable de venir à bout des réticences de son bizarre amoureux. Il y a dans les relations entre les êtres des éléments parfaitement incompréhensibles ; cette évidence se trouve spécialement illustrée dans le cas présent. Sonia semble très bien avoir compris Lovecraft, sa frigidité, son inhibition, son refus et son dégoût de la vie. Quant à lui, qui se considère comme un vieillard à trente ans, on est surpris qu’il ait pu envisager l’union avec cette créature dynamique, plantureuse, pleine de vie. Une juive divorcée, qui plus est ; ce qui, pour un antisémite conservateur comme lui, aurait dû constituer un obstacle insurmontable.

On a avancé qu’il espérait se faire entretenir ; cela n’a rien d’invraisemblable, même si la suite des événements devait donner un cruel démenti à cette perspective. En tant qu’écrivain, il a évidemment pu céder à la tentation d’« acquérir de nouvelles expériences » concernant la sexualité et le mariage. Enfin, il faut rappeler que c’est Sonia qui a pris les devants, et que Lovecraft, en quelque matière que ce soit, n’a jamais été capable de dire non. Mais c’est encore l’explication la plus invraisemblable qui semble la meilleure : Lovecraft semble bien avoir été,
d’une certaine manière
, amoureux de Sonia, comme Sonia était amoureuse de lui. Et ces deux êtres si dissemblables, mais qui s’aimaient, furent unis par les liens du mariage le 3 mars 1924.

Le choc de New York

 

Immédiatement après le mariage, le couple s’installe à Brooklyn, dans l’appartement de Sonia. Lovecraft va y vivre les deux années les plus surprenantes de sa vie. Le reclus misanthrope et un peu sinistre de Providence se transforme en un homme affable, plein de vie, toujours prêt pour une sortie au restaurant ou dans un musée. Il envoie des lettres enthousiastes pour annoncer son mariage :

« 
Deux ne forment plus qu’un. Une autre a porté le nom de Lovecraft. Une nouvelle famille est fondée !

Je voudrais que vous puissiez voir grand-papa cette semaine, se levant régulièrement avec le jour, allant et venant d’un pas rapide. Et tout cela avec la perspective dans le lointain d’un travail littéraire régulier – mon premier vrai boulot !
 »

Ses correspondants débarquent chez lui, l’appartement des Lovecraft ne désemplit pas. Ils sont tout surpris de découvrir un jeune homme de trente-quatre ans là où ils croyaient trouver un vieillard désenchanté ; Lovecraft, à cette date éprouve exactement le même type de surprise. Il commence même à caresser des rêves de notoriété littéraire, à prendre contact avec des éditeurs, à envisager une réussite. Ce miracle est signé Sonia.

Il ne regrette même pas l’architecture coloniale de Providence, qu’il croyait indispensable à sa survie. Son premier contact avec New York est au contraire marqué par l’émerveillement ; on en retrouve l’écho dans
Lui
, nouvelle largement autobiographique écrite en 1925 :

« 
En arrivant dans la ville, je l’avais aperçue dans le crépuscule, du haut d’un pont, s’élevant majestueusement au-dessus de l’eau. Ses pics et ses pyramides incroyables se dressaient dans la nuit comme des fleurs. Teintée par des brumes violettes, la cité jouait délicatement avec les nuages flamboyants et les premières étoiles du soir. Puis elle s’était éclairée, fenêtre après fenêtre. Et sur les flots scintillants où glissaient des lanternes oscillantes et où des cornes d’appel émettaient d’étranges harmonies, le panorama ressemblait à un firmament étoilé, fantastique, baigné de musiques féeriques.
 »

Lovecraft n’a jamais été aussi près du bonheur qu’en cette année 1924. Leur couple aurait pu durer. Il aurait pu trouver un emploi de rédacteur à
Weird Tales
. Il aurait pu…

Cependant, tout va basculer, à la suite d’un petit événement lourd de conséquences : Sonia va perdre son emploi. Elle tentera d’ouvrir sa propre boutique, mais l’affaire périclitera. Lovecraft sera donc contraint de chercher un travail pour assurer la subsistance du ménage.

La tâche s’avérera absolument impossible. Il essaiera pourtant, répondant à des centaines d’offres, adressant des candidatures spontanées… Echec total. Bien sûr, il n’a aucune idée des réalités que recouvrent des mots comme dynamisme, compétitivité, sens commercial, efficience… Mais quand même, dans une économie qui n’était à l’époque même pas en crise, il aurait dû être capable de trouver un emploi subalterne… Eh bien non. Rien du tout. Il n’y a aucune place concevable, dans l’économie américaine de son époque, pour un individu comme Lovecraft. Il y a là une espèce de
mystère
 ; et lui-même, bien qu’il ait conscience de son inadaptation et de ses insuffisances, ne comprend pas tout à fait.

Voici un extrait de la lettre circulaire qu’il finit par adresser à d’« éventuels employeurs » :

« 
La notion d’après laquelle même un homme cultivé et d’une bonne intelligence ne peut acquérir rapidement une compétence dans un domaine légèrement en dehors de ses habitudes me semblerait naïve ; cependant, des événements récents m’ont montré de la manière la plus nette à quel point cette superstition est largement répandue. Depuis que j’ai commencé, voici deux mois, la recherche d’un travail pour lequel je suis naturellement et par mes études bien armé, j’ai répondu à près de cent annonces sans même avoir obtenu une chance d’être écouté de manière satisfaisante – apparemment parce que je ne puis faire état d’un emploi occupé antérieurement dans le département correspondant aux différentes firmes auxquelles je m’adressais. Abandonnant donc les filières traditionnelles, j’essaie finalement à titre d’expérience de prendre l’initiative.
 »

Le côté vaguement burlesque de la tentative (« à titre d’expérience », notamment, n’est pas mal) ne doit pas dissimuler le fait que Lovecraft se trouvait dans une situation financière réellement pénible. Et son échec répété le surprend. S’il avait vaguement conscience de ne pas être tout à fait en phase avec la société de son époque, il ne s’attendait quand même pas à un rejet aussi net. Plus loin, la détresse perce lorsqu’il annonce qu’il est disposé, « 
eu égard aux usages et à la nécessité, à débuter aux conditions les plus modestes, et avec la rémunération réduite qui est habituellement versée aux novices
 ». Mais rien n’y fera. Quelle que soit la rémunération, sa candidature n’intéresse personne. Il est inadaptable à une économie de marché. Et il commence à vendre ses meubles.

Parallèlement, son attitude par rapport à l’environnement se détériore. Il faut être pauvre pour bien comprendre New York. Et Lovecraft va découvrir l’
envers du décor
. A la première description de la ville succèdent dans
Lui
les paragraphes suivants :

« 
Mais mes espérances furent rapidement déçues. Là où la lune m’avait donné l’illusion de la beauté et du charme, la lumière crue du jour ne me révéla que le sordide, l’aspect étranger et la malsaine prolifération d’une pierre qui s’étendait en largeur et en hauteur.

Une multitude de gens se déversaient dans ces rues qui ressemblaient à des canaux. C’étaient des étrangers trapus et basanés, avec des visages durs et des yeux étroits, des étrangers rusés, sans rêves et fermés à ce qui les entourait. Ils n’avaient rien de commun avec l’homme aux yeux bleus de l’ancien peuple des colons, qui gardait au fond du cœur l’amour des prairies verdoyantes et des blancs clochers des villages de la Nouvelle-Angleterre.
 »

Nous voyons ici se manifester les premières traces de ce racisme qui nourrira par la suite l’œuvre de HPL. Il se présente au départ sous une forme assez banale : au chômage, menacé par la pauvreté, Lovecraft supporte de plus en plus mal un environnement urbain agressif et dur. Il éprouve de surcroît une certaine amertume à constater que des immigrants de toute provenance s’engouffrent sans difficulté dans ce
melting-pot
tourbillonnant qu’est l’Amérique des années 1920, alors que lui-même, malgré sa pure ascendance anglo-saxonne, est toujours en quête d’une situation. Mais il y a plus. Il y aura plus.

Le 31 décembre 1924, Sonia part pour Cincinnati, où elle a trouvé un nouvel emploi. Lovecraft refuse de l’y accompagner. Il ne supporterait pas d’être exilé dans une ville anonyme du Middle West. De toute manière, il n’y croit déjà plus – et il commence à méditer un retour à Providence. On peut le suivre à la trace dans
Lui
 : « Ainsi donc, je parvins quand même à écrire quelques poèmes, tout en chassant l’envie que j’avais de retourner chez moi, dans ma famille, de peur d’avoir l’air de revenir humilié, la tête baissée après un échec. »

BOOK: Lovecraft, contre le monde, contre la vie
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