Read Les Assassins Online

Authors: R.J. Ellory

Tags: #Thriller

Les Assassins (29 page)

BOOK: Les Assassins
10.9Mb size Format: txt, pdf, ePub
ads

— Vous comprenez, j’en suis sûr.

— Je comprends pourquoi on peut
penser
qu’il devrait être caviardé, mais pas pourquoi on juge nécessaire de le faire.

— Mais parce que nous ne sommes pas là pour satisfaire l’ego d’un psychopathe en expliquant au monde entier à quel point il est intelligent…

— Vous êtes de cet avis ?

— De quel avis ?

— Du fait que les gens qui font ce genre de choses cherchent uniquement à attirer l’attention sur eux.

— Je ne sais pas, madame Langley. Je n’en sais vraiment rien et, pour être très franc, je m’intéresse toujours moins au pourquoi qu’au comment et au quand. »

Pendant quelques secondes, Langley ne dit rien. Elle changea de sujet. « John… Il vous a aidé ?

— John Costello ? »

Irving se pencha vers l’avant et posa les coudes sur son bureau, une main sur son front plissé, l’autre tenant le combiné. « John Costello est… C’est…

— Un mystère ? tenta Langley.

— C’est le moins qu’on puisse dire. J’ai eu deux ou trois conversations avec lui…

— Et l’idée vous a traversé qu’il pourrait très bien être l’homme que vous recherchez ?

— Toute personne est suspecte tant que son innocence n’est pas prouvée.

— Mais vous vous demandez si lui l’est pour de bon ?

— C’est une habitude chez vous, madame Langley ?

— Quoi donc ?

— De terminer les phrases des autres. »

Elle rit. « Je suis désolée, inspecteur Irving. C’est juste que je suis…

— Mal élevée ?

— Exactement.

— Alors j’ai une question à vous poser, madame Langley.

— Karen, je vous prie. »

Irving eut un sourire espiègle. « Madame Langley, insista-t-il. Nous entretenons vous et moi une relation purement professionnelle, je dirais même une relation de travail très limitée… Nos prénoms n’ont donc pas à entrer en ligne de compte et je trouve que c’est très bien ainsi.

— Vous êtes un dur à cuire, inspecteur Irving.

— Plus que je n’en ai l’air.

— Quelle est votre question, donc ?

— Il s’agit de John Costello… J’ai fait quelques recherches, mais pas très approfondies. Quelle est votre relation avec lui ?

— C’est mon enquêteur. Il travaillait déjà pour mon prédécesseur, et je l’ai gardé. Il est là depuis une vingtaine d’années.

— Vous diriez que c’était un ami ?

— Oui…
C’est
un ami. Mais avec John Costello, vous ne nouez pas une amitié qui ressemble aux autres.

— Comment ça ?

— Je ne sais pas… Vous me demandez d’être objective à propos d’une chose très subjective. Je sais, sans la moindre hésitation, qu’il n’est pas le coupable. Je sais qu’il veut vous aider, mais il a parfois du mal dans ses relations avec les autres.

— Vous connaissez le groupe auquel il appartient, n’est-ce pas ?

— Les rescapés ?

— C’est comme ça qu’ils s’appellent ?

— Non, je ne crois pas qu’ils se donnent un nom particulier. Il s’agit simplement d’un groupe de gens qui se retrouvent chaque mois pour parler de choses qu’eux seuls connaissent.

— Au Winterbourne Hotel.

— Je ne sais pas où ils se rencontrent. John y va le deuxième lundi de chaque mois. Rien ne peut l’en empêcher et rien ne passe avant, même si on a du travail en retard. Vous voyez un peu ?

— Oui, bien sûr. Qu’est-ce que vous pensez de lui ? Franchement.

— Mon Dieu, par où commencer ? Il est brillant… Mais d’une façon dérangeante, si vous voyez ce que je veux dire.

— C’est une drôle de formule.

— Ça ne vous est jamais arrivé de rencontrer quelqu’un et de comprendre au bout de cinq minutes que son intellect est tellement plus puissant que le vôtre que le mieux serait peut-être de ne rien dire du tout ? »

Irving réfléchit. Il repensa à un voisin, quand il était petit. « Si, répondit-il.

— Eh bien, John est comme ça. Il a une mémoire phénoménale, il est capable de se remémorer une discussion qu’on a eue il y a cinq ans… Il se rappelle les noms, les dates, les lieux, les numéros de téléphone. Des choses dont il n’y a apparemment aucune raison de se souvenir. Mais le jour où vous en avez besoin, vous lui demandez et il vous donne la réponse avant même que vous ayez terminé votre question.

— Et c’est tout le temps comme ça ? Il est capable de se souvenir de tout ?

— Il semblerait. Je me suis même dit qu’il devait être autiste ou quelque chose dans le genre. Bref, un de ces types qui possèdent une intelligence absolue mais qui, dès qu’il s’agit de la vraie vie, de parler avec les autres ou de garder la tête froide, ne sont plus bons à rien, incapables de se faire une tartine beurrée. Mais lui n’est pas comme ça… En revanche, il a ses trucs à lui.

— C’est-à-dire ?

— Des choses qu’il ne fait pas. Des tics, des manies. On en a tous, non ? Disons que John en a peut-être un peu plus que la moyenne.

— Par exemple ? »

Langley réfléchit quelques secondes. « Je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ça. C’est personnel. John est un de mes bons amis…

— Qui a choisi d’être mêlé à une enquête sur plusieurs homicides et qui a toutes les chances de se retrouver dans l’œil du cyclone si je n’arrive pas à expliquer et à justifier ce qu’il est en train de faire. Voilà où on en est, madame Langley : il fait partie des suspects potentiels. Et même s’il a tout l’air d’être un garçon très gentil, manies ou pas, il s’est placé dans le collimateur tout seul. J’ai même caressé l’idée de le convoquer au commissariat pour faire des photos et une petite séance d’identification qui…

— Ce n’est pas lui, l’interrompit Langley.

— Si ce n’est pas lui, j’ai besoin de savoir qui il est et surtout pourquoi il a l’air d’avoir très envie de s’impliquer dans une affaire qui ne le concerne pas vraiment.

— Je ne peux pas vous en dire plus pour le moment, fit Langley avec une tension soudaine dans la voix.

— Très bien… Dans ce cas, je vais devoir poursuivre ma propre enquête au sujet de M. Costello.

— Non. Écoutez-moi… Je ne peux pas vous en dire plus
pour le moment
. »

Irving comprit. « Il est à côté de vous, c’est ça ?

— Oui.

— D’accord. Alors qu’est-ce…

— Vous voulez aller quelque part ?

— Parfait. Allons boire un café ou autre chose.

— Oui, ou autre chose. Sauf, bien sûr, si ce n’est pas convenable pour vous de sortir avec moi.

— Convenable ? demanda Irving. Comment ça ?

— Je vous invite quelque part. Vous comprenez ce que ça veut dire ?

— Dehors ?

— N’ayez pas l’air si étonné. On dirait que je vous ai proposé d’assassiner votre mère.

— Euh… Oui, oui… Bien sûr.

— Ne soyez pas sur la défensive, nom de Dieu ! s’exclama Langley. Vous avez la tête d’un type qui repasse lui-même ses chemises, donc j’en déduis que vous n’avez personne en ce moment.

— La tête d’un type qui repasse lui-même ses chemises… Mais qu’est-ce que c’est censé vouloir dire, bordel ?

— Ce que j’ai dit, rien de plus. Vous ressemblez à une doublure de Columbo.

— Vous êtes vraiment une personne délicieuse.

— Bon, alors ? Vous voulez sortir ou non ? On peut manger un morceau et terminer notre petite discussion. »

Irving n’hésita pas longtemps. « Oui, répondit-il tout en se rendant compte qu’il en avait envie. Pourquoi pas, après tout ?

— C’est très aimable, répondit Langley. J’ai l’impression d’être le dernier recours d’un homme désespéré.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire…

— Pas grave, inspecteur Irving. Détendez-vous. Je termine entre 18 heures et 18 h 30 et je ne vous emmène pas dans un endroit chic, donc pas la peine d’enfiler votre plus belle tenue.

— C’est
vous
qui m’emmenez ?

— Les années 1950 étaient peut-être une époque bénie, inspecteur, mais elles sont révolues depuis longtemps. Il est parfaitement acceptable d’être sorti par une femme.

— Oui, c’est sûr… D’accord. 18 heures ou 18 h 30. Je passe vous prendre, si ça vous va ?

— Vous ne voulez pas que vos collègues me voient. Je comprends. »

Irving fronça les sourcils. « Ce n’est pas ce que je voulais dire…

— Oh là là ! s’écria Langley. Vous tombez dans le panneau chaque fois. Mais détendez-vous, bon sang ! Je vous taquine. Passez me prendre juste avant 19 heures, entendu ?

— Entendu, madame Langley.

— Madame Langley ? »

Elle éclata de rire.

« À tout à l’heure,
inspecteur
Irving. »

La ligne coupa. Irving resta assis un moment avec le combiné collé à l’oreille. Puis il se pencha, raccrocha et, avec un curieux demi-sourire, se leva pour aller vers la fenêtre.

Il venait d’être invité à sortir. Par une femme. Par Karen Langley, du
New York City Herald
. Il l’avait rappelée, prêt à se battre, mais il n’avait pas eu sa bagarre. Karen lui avait fait une proposition, il l’avait acceptée, et d’ici – il consulta sa montre – environ huit heures et demie il sortirait avec une femme pour la première fois depuis très, très longtemps. La mort de Deborah Wiltshire lui avait brisé le cœur et l’avait laissé seul. Avait-il même envisagé une seconde la possibilité de tout recommencer ?

Il sourit. Il s’emballait. Cette femme l’avait invité. Ils devaient achever leur discussion. Pour l’instant, ce n’était que professionnel, ni plus ni moins. Mieux valait que les choses en restent là, mais Irving savait ce qu’était la solitude et il se retrouva absolument incapable de se concentrer sur ce qu’il avait à faire.

Ce fut ça, plus que tout, qui lui fit comprendre qu’il filait déjà un mauvais coton.

26

  R
ay Irving n’avait qu’un seul costume digne de ce nom. En laine et cachemire, d’un rose-brun profond, avec de belles rayures blanches. Il l’avait acheté pour un mariage auquel il était invité avec Deborah. C’était une de ses amies, une très bonne amie, et elle lui avait dit que s’il ne faisait pas un petit effort de présentation, elle irait seule. Mais il avait insisté pour y aller. C’était un événement important pour Deborah, il n’avait pas voulu la laisser en plan et il s’était acheté son costume chez un tailleur de la 34
e
 Rue Ouest, près de la synagogue. Il avait dépensé 600 dollars. Il l’avait porté une fois, le jour du mariage, puis il l’avait rangé au fond d’un placard.

En ce mercredi 13 septembre, il rentra chez lui à 17 heures. Il se doucha, se rasa, repassa une chemise, retrouva une cravate. Il ressortit son costume du placard où il traînait depuis maintenant cinq ans, en espérant qu’il lui irait encore. C’était le cas, sauf à la taille. Il avait maigri, quelques centimètres de tour de taille à peine, mais cela lui rappela qu’il vivait mieux avec Deborah. Elle insistait toujours pour qu’il mange bien. Elle lui avait fait arrêter la cigarette. Elle lui avait appris des choses sur la musique et la littérature, lui faisait écouter des heures de standards de jazz, de Chostakovitch, de Mahler, et lire Paul Auster, William Styron, John Irving. Pour elle, il avait fait un effort. Deborah était le genre de femme qui lui donnait envie d’être un homme meilleur.

Il enfila sa chemise à peine repassée, noua la cravate assortie et passa son seul costume valable, puis resta quelques instants planté devant la porte de son appartement, au croisement de la 40
e
 Rue Ouest et de la 10
e
 Avenue, en se demandant s’il avait le droit de faire ça.

Sortir avec une femme.

Une autre femme que Deborah Wiltshire.

Et s’il en avait le droit, serait-ce un nouveau départ, une remise en question, un changement de direction – ou serait-ce une trahison ?

Avant de partir, il retourna dans sa chambre et sortit une petite photo de son cadre d’argent. La seule de Deborah qu’il possédât. Tout le reste, il avait demandé à sa belle-sœur de passer le récupérer ; elle avait souri, compris, accepté de lui emprunter sa clé et de passer un autre jour avec son mari, pendant qu’il serait au travail. Ce jour-là, elle avait presque tout pris, et ce n’est que quelques semaines plus tard qu’il retrouva le fer à cheveux, la paire de chaussures plates au bout droit usé, ces objets qu’il regardait aujourd’hui avec un certain recul. Mais sa vie avait été jusque-là celle d’un homme seul, d’un homme qui n’avait personne. Maintenant voilà qu’il sortait un peu de sa coquille, qu’il regardait plus loin que les limites convenues posées par leur relation. Une unité. Un simple pacte. On est ensemble. Il n’y a personne en dehors de ça. Cet accord tacite s’était-il jamais étendu à
Il n’y aura jamais personne d’autre 
?

Irving toucha le verre lisse du cadre. Deborah Wiltshire le regardait. Elle souriait légèrement, une expression qui disait que toute l’importance de ce moment était déjà connue.
Je suis là,
disait ce sourire.
Je suis ce que je suis. Je ne serai jamais rien de plus ou de moins que ce que je suis aujourd’hui. C’est à prendre ou à laisser.

Irving remit la photo à sa place, sur la commode, et s’en alla sans un regard en arrière. Le visage de Deborah sur la photo n’exprimait ni jugement, ni censure. Elle connaissait Ray, elle l’avait connu mieux que quiconque et elle aurait compris sa situation. Aurait-elle souhaité qu’il reste fidèle à leurs souvenirs aux dépens de tous les autres, aux dépens de ses besoins physiques et affectifs ? Ou aurait-elle voulu qu’il refasse sa vie ? Il se dit qu’elle aurait préféré cette dernière solution. Aussi n’était-il pas rongé par la culpabilité lorsqu’il quitta l’appartement pour se diriger vers sa voiture, avec ses chaussures cirées, sa chemise repassée et son seul costume correct qui voyait la lumière du jour pour la première fois depuis des années.

La soirée avait commencé sans lui. Le ciel était chargé, et la pluie semblait sur le point de tomber.

 

Il arriva devant le siège du
New York City Herald
à 18 h 25. Il n’entra pas. Il ne voulait pas être vu. Surtout, il ne voulait pas être vu par John Costello. Quoi qu’il arrive, il devait garder un point de vue mesuré sur la situation. Il devait se montrer réaliste. Karen Langley était journaliste. Costello était son enquêteur et, pour l’instant, quelqu’un qui comprenait peut-être mieux que personne l’importance de ces meurtres récents.

BOOK: Les Assassins
10.9Mb size Format: txt, pdf, ePub
ads

Other books

Faustus by David Mamet
That Said by Jane Shore
Breath by Jackie Morse Kessler
The Awakened: Book One by Tesar, Jason
The Sixties by Jenny Diski
Watership Down by Richard Adams
Loving A Cowboy by Anne Carrole