Les particules élémentaires (9 page)

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Authors: Michel Houellebecq

BOOK: Les particules élémentaires
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Ensuite, c’est devenu plus difficile. Je l’ai emmenée chez moi, on est tout de suite montés dans ma chambre. J’avais peur que mon père la voie ; c’est quand même un homme qui avait eu de très belles femmes, dans sa vie. Mais il dormait, en fait cette après-midi-là il était complètement ivre, il ne s’est réveillé qu’à dix heures du soir. Bizarrement, elle n’a pas accepté que je lui retire son slip. Elle ne l’avait jamais fait, m’a-t-elle dit ; elle n’avait jamais rien fait avec un garçon, à vrai dire. Mais elle m’a branlé sans hésitation, avec beaucoup d’enthousiasme ; je me souviens qu’elle souriait. Ensuite, j’ai approché ma bite de sa bouche ; elle a tété quelques petits coups, mais elle n’a pas tellement aimé. Je n’ai pas insisté, je me suis mis à califourchon sur elle. Quand j’ai serré mon sexe entre ses seins j’ai senti qu’elle était vraiment heureuse, elle a poussé un petit gémissement. Ça m’a terriblement excité, je me suis relevé et j’ai fait glisser son slip. Cette fois elle n’a pas protesté, elle a même relevé les jambes pour m’aider. Ce n’était vraiment pas une jolie fille, mais sa chatte était attirante, aussi attirante que celle de n’importe quelle femme. Elle avait fermé les yeux. Au moment où j’ai glissé mes mains sous ses fesses, elle a complètement écarté les cuisses. Ça m’a fait un tel effet que j’ai éjaculé aussitôt, avant même d’avoir pu entrer en elle. Il y avait un peu de sperme sur ses poils pubiens. J’étais terriblement désolé, mais elle m’a dit que ça ne faisait rien, qu’elle était contente.

Nous n’avons pas tellement eu le temps de parler, il était déjà huit heures, elle devait rentrer tout de suite chez ses parents. Elle m’a dit, je ne sais trop pourquoi, qu’elle était fille unique. Elle avait l’air tellement heureuse, tellement fière d’avoir une raison d’être en retard pour le dîner que j’ai failli me mettre à pleurer. On s’est embrassés très longuement dans le jardin devant la maison. Le lendemain matin, je suis reparti à Paris. »

À l’issue de ce mini-récit, Bruno marquait un temps d’arrêt. Le thérapeute s’ébrouait avec discrétion, puis disait en général : « Bien. » Suivant l’horaire écoulé il prononçait une phrase de redémarrage, ou se contentait d’ajouter : « On en reste là pour aujourd’hui ? », montant légèrement sur le finale pour marquer une nuance d’interrogation. Son sourire à ces mots était d’une légèreté exquise.

13

Ce même été 1974, Annabelle se laissa embrasser par un garçon dans une discothèque de Saint-Palais. Elle venait de lire dans Stéphanie un dossier sur l’amitié garçons-filles. Abordant la question de l’ami d’enfance, le magazine développait une thèse particulièrement répugnante : il était extrêmement rare que l’ami d’enfance se transforme en petit ami ; son destin naturel était bien plutôt de devenir un copain, un copain fidèle ; il pouvait même souvent servir de confident et de soutien lors des troubles émotionnels provoqués par les premiers flirts.

Dans les secondes qui suivirent ce premier baiser, et malgré les assertions du périodique, Annabelle se sentit atrocement triste. Quelque chose de douloureux et de nouveau emplissait rapidement sa poitrine. Elle sorts du Kathmandou, refusant que le garçon la suive. Ella tremblait légèrement en détachant l’antivol de sa mobylette. Ce soir-là elle avait mis sa plus jolie robe. La maison de son frère n’était qu’à un kilomètre, il était à peine plus de onze heures quand elle arriva, il y avait encore de la lumière dans le salon ; en apercevant la lumière, elle se mit à pleurer. Ce fut en ces circonstances, une nuit de juillet 1974, qu’Annabelle accéda à la conscience douloureuse et définitive de son existence individuelle. D’abord révélée à l’animal sous la forme de la douleur physique, l’existence individuelle n’accède dans les sociétés humaines à la pleine conscience d’elle-même que par l’intermédiaire du mensonge, avec lequel elle peut en pratique se confondre. Jusqu’à l’âge de seize ans, Annabelle n’avait pas eu de secrets pour ses parents ; elle n’avait pas eu non plus – et cela avait été, elle s’en rendait compte à présent, quelque chose de rare et de précieux – de secrets pour Michel. En quelques heures cette nuit-là Annabelle prit conscience que la vie des hommes était une succession ininterrompue de mensonges. Par la même occasion, elle prit conscience de sa beauté.

L’existence individuelle, le sentiment de liberté qui en découle constituent le fondement naturel de la démocratie. En régime démocratique, les relations entre individus sont classiquement réglées par la forme du contrat. Tout contrat outrepassant les droits naturels d’un des cocontractants, ou non assorti de clauses claires de révocation, est par le fait même réputé nul.

S’il évoquait volontiers et dans le détail son été 1974, Bruno se montrait peu loquace sur l’année scolaire qui s’ensuivit ; elle ne lui laissait à vrai dire que le souvenir d’une gêne grandissante. Un segment temporel indéfini, mais d’une tonalité un peu glauque. Il voyait toujours aussi souvent Annabelle et Michel, en principe ils étaient très proches ; cependant ils allaient passer le bac, inévitablement la fin de l’année scolaire allait les séparer. Michel avait changé : il écoutait Jimi Hendrix et se roulait sur la moquette, c’était très intense ; longtemps après tous les autres, il commençait à donner des signes évidents d’adolescence. Annabelle et lui semblaient gênés, ils se prenaient moins facilement la main. En bref, et comme Bruno le résuma une fois à l’intention de son psychiatre, « tout se barrait en couille ».

Depuis son histoire avec Annick, qu’il avait tendance à enjoliver dans son souvenir (il avait d’ailleurs prudemment évité de la rappeler), Bruno se sentait un peu plus sûr de lui. Cette première conquête n’avait pourtant nullement été relayée par d’autres, et il se fit brutalement rembarrer lorsqu’il tenta d’embrasser Sylvie, une jolie brune très minette qui était dans la même classe qu’Annabelle. Cependant une fille avait voulu de lui, il pouvait y en avoir d’autres ; et il commença à éprouver un vague sentiment de protection à l’égard de Michel. Après tout c’était son frère, et il était son aîné de deux ans. « Tu dois faire quelque chose avec Annabelle, répétait-il ; elle n’attend que ça, elle est amoureuse de toi et c’est la plus belle fille du lycée. » Michel se tortillait sur sa chaise, répondait : « Oui. » Les semaines passaient. Il hésitait visiblement au bord de l’âge adulte. Embrasser Annabelle aurait pourtant été, pour eux deux, le seul moyen d’échapper à ce passage ; mais il n’en avait pas conscience ; il se laissait bercer par un fallacieux sentiment d’éternité. Au mois d’avril, il fit l’indignation de ses professeurs en négligeant de remplir un dossier d’inscription en classes préparatoires. Il était pourtant évident qu’il avait, plus que tout autre, de très bonnes chances d’intégrer une grande école. Le bac était dans un mois et demi, et il donnait de plus en plus l’impression de flotter. À travers les fenêtres grillagées de la salle de cours il regardait les nuages, les arbres du préau, les autres élèves ; plus aucun événement humain ne semblait en mesure de le toucher vraiment.

Bruno, pour sa part, avait décidé de s’inscrire en fac de lettres : il commençait à en avoir marre des développements de Taylor – Maclaurin, et surtout en fac de lettres il y avait des filles, beaucoup de filles. Son père ne souleva aucune objection. Comme tous les vieux libertins il devenait sentimental sur le tard, et se reprochait amèrement d’avoir gâché la vie de son fils par son égoïsme ; ce n’était d’ailleurs pas entièrement faux. Début mai il se sépara de Julie, sa dernière maîtresse, une femme splendide pourtant ; elle s’appelait Julie Lamour, mais son nom de scène était Julia Love. Elle tournait dans les premiers pornos à la française, les films aujourd’hui oubliés de Burd Tranbaree ou de Francis Leroi. Elle ressemblait un peu à Janine, mais en beaucoup plus con. « Je suis damné… Je suis damné… » se répéta le père de Bruno lorsqu’il prit conscience de la ressemblance en retombant sur une photo de jeunesse de son ex-femme. Lors d’un dîner chez Bénazéraf sa maîtresse avait rencontré Deleuze, et depuis elle se lançait régulièrement dans des justifications intellectuelles du porno, ce n’était plus supportable. En plus elle lui coûtait cher, elle s’était habituée sur les tournages aux Rolls de location, aux manteaux de fourrure, à toute cette quincaillerie erotique qui, l’âge venant, lui devenait de plus en plus pénible. Fin 74, il avait dû vendre la maison de Sainte-Maxime. Quelques mois plus tard, il acheta un studio pour son fils près des jardins de l’Observatoire : un très beau studio, clair, calme, sans vis-à-vis. En le faisant visiter à Bruno il n’avait nullement l’impression de lui faire un cadeau exceptionnel, mais plutôt d’essayer, dans la mesure du possible, de réparer ; et de toute façon c’était visiblement une bonne affaire. En balayant l’espace du regard, cependant, il s’anima un peu. « Tu pourras recevoir des filles ! » lâcha-t-il par inadvertance. En voyant le visage de son fils, il le regretta aussitôt.

Michel s’inscrivit finalement à la fac d’Orsay, en section maths-physique ; il avait surtout été séduit par la proximité d’une cité universitaire : c’est comme ça qu’il raisonnait. Sans surprise, ils obtinrent tous deux leur bac. Annabelle les accompagnait le jour des résultats, son visage était grave, en un an elle avait beaucoup mûri. Légèrement amincie, avec un sourire plus intérieur, elle était malheureusement encore plus belle. Bruno décida de prendre une initiative : il n’y avait plus de maison de vacances à Sainte-Maxime, mais il pouvait aller dans la propriété de di Meola, comme le lui avait proposé sa mère ; il proposa aux deux autres de l’accompagner. Ils partirent un mois plus tard, à la fin du mois de juillet.

14

L’été 75

« Leurs œuvres ne leur permettent pas de revenir à leur Dieu,
Parce que l’esprit de prostitution est au milieu d’eux
Et parce qu’ils ne connaissent pas l’Éternel. »

(Osée, 5, 4)

Ce fut un homme affaibli, malade qui les accueillit à la sortie du bus de Carpentras. Fils d’un anarchiste italien émigré aux États-Unis dans les années vingt, Francesco di Meola avait sans nul doute réussi sa vie, sur le plan financier s’entend. Comme Serge Clément, le jeune Italien avait compris au sortir de la Seconde Guerre mondiale qu’on entrait dans un monde radicalement nouveau, et que des activités longtemps considérées comme élitistes ou marginales allaient prendre un poids économique considérable. Alors que le père de Bruno investissait dans la chirurgie esthétique, di Meola s’était lancé dans la production de disques ; certains gagnèrent beaucoup plus d’argent que lui, c’est certain, mais il réussit quand même à ramasser une jolie part du gâteau. La quarantaine venue, il eut comme beaucoup de Californiens l’intuition d’une vague nouvelle, bien plus profonde qu’un simple mouvement de mode, appelée à balayer l’ensemble de la civilisation occidentale ; c’est ainsi que, dans sa villa de Big Sur, il put s’entretenir avec Allan Watts, Paul Tillich, Carlos Castaneda, Abraham Maslow et Carl Rogers. Un peu plus tard il eut même le privilège di rencontrer Aldous Huxley, le véritable père spirituel du mouvement. Vieilli et presque aveugle, Huxley ne lui accorda qu’une attention restreinte ; cette rencontre, cependant, devait lui laisser une impression décisive.

Les raisons qui le poussèrent en 1970 à quitter la Californie pour acheter une propriété en Haute-Provence n’étaient pas très claires à ses propres yeux. Plus tard, presque sur la fin, il en vint à se dire qu’il avait souhaité, pour d’obscures raisons, mourir en Europe ; mais sur le moment il n’eut conscience que de motivations plus superficielles. Le mouvement de mai 1968 l’avait impressionné, et au moment où la vague hippie commença à refluer en Californie il se dit qu’il y avait peut-être quelque chose à faire avec la jeunesse européenne. Jane l’encourageait dans cette voie. La jeunesse française en particulier était coincée, étouffée par le carcan paternaliste du gaullisme ; mais selon elle il suffirait d’une étincelle pour tout embraser. Depuis quelques années le plus grand plaisir de Francesco était de fumer des cigarettes de marijuana avec de très jeunes filles attirées par l’aura spirituelle du mouvement ; puis de les baiser, au milieu des mandalas et des odeurs d’encens. Les filles qui débarquaient à Big Sur étaient en général de petites connes protestantes ; au moins la moitié d’entre elles étaient vierges. Vers la fin des années soixante, le flux commença à se tarir. Il se dit alors qu’il était peut-être temps de rentrer en Europe ; il trouvait lui-même bizarre d’y songer en cess termes, alors qu’il avait quitté l’Italie à peine âgé de cinq ans. Son père n’avait pas seulement été un militant révolutionnaire, mais aussi un homme cultivé, amoureux du beau langage, un esthète. Cela avait dû laisser des traces en lui, probablement. Au fond, il avait toujours un peu considéré les Américains comme des cons.

Il était encore très bel homme, avec un visage ciselé et mat, de longs cheveux blancs, ondulés et épais ; pourtant à l’intérieur de son corps les cellules se mettaient à proliférer n’importe comment, à détruire le code génétique des cellules avoisinantes, à sécréter des toxinés. Les spécialistes qu’il avait consultés se contredisaient sur pas mal de points, sauf sur celui-ci, essentiel : il allait bientôt mourir. Son cancer était inopérable, il continuerait inéluctablement à développer ses métastases. La plupart des praticiens penchaient pour une agonie paisible, et même, avec quelques médicaments ; exempte jusqu’à la fin de souffrances physiques ; de fait, jusqu’à présent, il ne ressentait qu’une grande fatigue générale. Cependant, il n’acceptait pas ; il n’avait même pas réussi à imaginer l’acceptation. Pour l’Occidental contemporain, même lorsqu’il est bien portant, la pensée de la mort constitue une sorte de bruit de fond qui vient emplir son cerveau dès que les projets et les désirs s’estompent. L’âge venant, la présence de ce bruit se fait de plus en plus envahissante ; on peut le comparer à un ronflement sourd, parfois accompagné d’un grincément. À d’autres époques, le bruit de fond était constitué par l’attente du royaume du Seigneur ; aujourd’hui, il est constitué par l’attente de la mort. C’est ainsi.

Huxley, il s’en souviendrait toujours, avait paru indifférent à la perspective de sa propre mort ; mais il était peut-être simplement abruti, ou drogué. Di Meola avait lu Platon, la Bhagavad-Gita et le Tao-te-King ; aucuô de ces livres ne lui avait apporté le moindre apaisement. Il avait à peine soixante ans, et pourtant il était en train de mourir, tous les symptômes étaient là, on ne pouvait s’y tromper. Il commençait même à se désintéresser du sexe, et ce fut en quelque sorte distraitement qu’il prit note de la beauté d’Annabelle. Quant aux garçons, il ne les remarqua même pas. Depuis longtemps il vivait entouré de jeunes, et c’est peut-être par habitude qu’il avait manifesté une vague curiosité à l’idée de rencontrer les fils de Jane ; au fond, de toute évidence, il s’en foutait complètement. Il les déposa au milieu de la propriété, leur indiquant qu’ils pouvaient planter leur tente n’importe où ; il avait envie de se coucher, de préférence sans rencontrer personne. Physiquement il représentait encore à merveille le type de l’homme avisé et sensuel, au regard pétillant d’ironie, voire de sagesse ; certaines filles particulièrement sottes avaient même jugé son visage lumineux et bienveillant. Il ne ressentait en lui-même aucune bienveillance, et de plus il avait l’impression d’être un comédien de valeur moyenne : comment tout le monde avait-il pu s’y laisser prendre ? Décidément, se disait-il parfois avec une certaine tristesse, ces jeunes à la recherche de nouvelles valeurs spirituelles étaient vraiment des cons.

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