Les particules élémentaires (34 page)

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Authors: Michel Houellebecq

BOOK: Les particules élémentaires
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Elle repartit peu après, visiblement découragée. Assez étrangement, il n’avait ni faim ni sommeil. Il fit les cent pas dans le couloir, descendit jusqu’au hall d’entrée. Un Antillais installé à l’accueil faisait des mots fléchés, il lui adressa un signe de tête. Il prit un chocolat chaud au distributeur, s’approcha des baies vitrées. La lune flottait entre les tours ; quelques voitures circulaient dans l’avenue de Châlons. Il avait suffisamment de connaissances médicales pour savoir que la vie d’Annabelle ne tenait qu’à un souffle. Sa mère avait eu raison de refuser de comprendre ; l’homme n’est pas fait pour accepter la mort : ni la sienne, ni celle des autres. Il s’approcha du gardien, lui demanda s’il pouvait lui emprunter du papier ; un peu surpris, celui-ci lui tendit une liasse de feuilles à en-tête de l’hôpital (ce fut cet en-tête qui, bien plus tard, devait permettre à Hubczejak d’identifier le texte au milieu de la masse de notes retrouvées à Clifden). Certains êtres humains s’accrochent avec férocité à la vie, ils la quittent, comme disait Rousseau, de mauvaise grâce ; tel ne serait pas, il le pressentait déjà, le cas d’Annabelle.

Elle était cette enfant faite pour le bonheur,

Tendait à qui voulait le trésor de son cœur

Elle aurait pu donner sa vie pour d’autres vies,

Au milieu des petits nés de son même lit.

Par le cri des enfants,

Par le sang de la race

Son rêve toujours présent

Laisserait une trace

Inscrite dans le temps,

Inscrite dans l’espace

Inscrite dans la chair

À jamais sanctifiée

Dans les montagnes, dans l’air

Et dans l’eau des rivières,

Dans le ciel modifié.

Maintenant tu es là,

Sur ton lit de mourante

Si calme dans ton coma

Et à jamais aimante.

Nos corps deviendront froids et simplement présents

Dans l’herbe, mon Annabelle

Ce sera le néant

De l’être individuel.

Nous aurons peu aimé

Sous nos formes humaines

Peut-être le soleil, et la pluie sur nos tombes, le vent et la gelée

Mettront fin à nos peines.

4

Annabelle mourut le surlendemain, et pour la famille c’était peut-être mieux. Dans les cas de décès, on a toujours tendance à dire une connerie de ce genre, mais il est vrai que sa mère et son frère auraient difficilement supporté un état d’incertitude prolongé.

Dans le bâtiment de béton blanc et d’acier, là même où sa grand-mère était morte, Djerzinski prit conscience, pour la deuxième fois, de la puissance du vide. Il traversa la chambre et s’approcha du corps d’Annabelle. Ce corps était identique à ce qu’il avait connu, à ceci près que la tiédeur l’abandonnait lentement. Sa chair, maintenant, était presque froide.

Certains êtres vivent jusqu’à soixante-dix, voire quatre-vingts ans, en pensant qu’il y a toujours du nouveau, que l’aventure est, comme on dit, au coin de la rue, il faut en définitive pratiquement les tuer, ou du moins les réduire à un état d’invalidité très avancé, pour leur faire entendre raison. Tel n’était pas le cas de Michel Djerzinski. Sa vie d’homme il l’avait vécue seul, dans un vide sidéral. Il avait contribué au progrès des connaissances, c’était sa vocation, c’était la manière dont il avait trouvé à exprimer ses dons naturels, mais l’amour, il ne l’avait pas connu. Annabelle non plus, malgré sa beauté, n’avait pas connu l’amour, et maintenant elle était morte. Son corps reposait à mi-hauteur, désormais inutile, analogue à un poids pur, dans la lumière. On referma le couvercle du cercueil.

Dans sa lettre d’adieux, elle avait demandé à être incinérée. Avant la cérémonie, ils prirent un café au Relais H du hall d’accueil, à la table à côté, un gitan sous perfusion parlait bagnoles avec deux de ses amis venus lui rendre visite. L’éclairage était faible – quelques appliques dans le plafond, au milieu d’une décoration déplaisante évoquant d’énormes bouchons de liège.

Ils sortirent, sous le soleil. Les bâtiments du crématorium étaient situés non loin de l’hôpital, dans le même complexe. La chambre d’incinération était un gros cube de béton blanc, au milieu d’un parvis d’une blancheur égale, la réverbération était éblouissante. L’air chaud ondulait autour d’eux comme une myriade de petits serpents.

Le cercueil fut assujetti sur une plate-forme mobile qui conduisait à l’intérieur du four. Il y eut trente secondes de recueillement collectif, puis un employé déclencha le mécanisme. Les roues dentées qui actionnaient la plate-forme grincèrent légèrement ; la porte se referma. Un hublot de Pyrex permettait de surveiller la combustion. Au moment où les flammes jaillirent des énormes brûleurs, Michel détourna la tête. Pendant environ vingt secondes, un éclat rouge persista à la périphérie de son champ visuel ; puis ce fut tout. Un employé recueillit les cendres dans une petite boîte, un parallélépipède de sapin blanc, et les remit au frère aîné d’Annabelle.

Ils repartirent vers Crécy en conduisant lentement. Le soleil brillait entre les feuilles des marronniers le long de l’allée de l’Hôtel-dé-Ville. Annabelle et lui s’étaient promenés dans cette même allée, vingt-cinq ans auparavant, après la sortie des cours. Une quinzaine de personnes étaient réunies dans le jardin du pavillon de sa mère. Son frère cadet était revenu des États-Unis pour l’occasion ; il était maigre, nerveux, visiblement stressé, vêtu avec un peu trop d’élégance.

Annabelle avait demandé à ce que ses cendres soient dispersées dans le jardin de la maison de ses parents, cela aussi fut fait. Le soleil commençait à décroître. C’était une poussière – une poussière presque blanche. Elle se déposa doucement, comme un voile, sur la terre entre les rosiers. À ce moment on entendit, dans le lointain, la sonnerie du passage à niveau. Michel se souvint des après-midi de ses quinze ans, quand Annabelle venait l’attendre à la gare, et se serrait dans ses bras. Il regarda la terre, le soleil, les roses ; la surface élastique de l’herbe. C’était incompréhensible. L’assistance était silencieuse, la mère d’Annabelle avait servi un vin d’honneur. Elle lui tendit un verre, le regarda dans les yeux. « Vous pouvez rester quelques jours, Michel, si vous voulez » dit-elle à voix basse. Non, il allait partir, il allait travailler. Il ne savait rien faire d’autre. Le ciel lui parut traversé de rayons ; il se rendit compte qu’il pleurait.

5

Au moment où l’avion s’approchait du plafond nuageux qui s’étendait, à l’infini, en dessous du ciel intangible, il eut l’impression que sa vie entière devait conduire à ce moment. Pendant quelques secondes encore il n’y eut que la coupole immense de l’azur, et un plan immense, ondulé, où alternaient un blanc éblouissant et un blanc mat ; puis ils pénétrèrent dans une zone intermédiaire, mobile et grise, où les perceptions étaient confuses. En dessous, dans le monde des hommes, il y avait des prairies, des animaux et des arbres, tout était vert, humide, et infiniment détaillé.

Walcott l’attendait à l’aéroport de Shannon. C’était un homme trapu, aux gestes vifs ; sa calvitie prononcée était entourée par une couronne de cheveux blond-roux. Il conduisait rapidement sa Toyota StarJet entre les pâturages brumeux, les collines. Le centre était installé un peu au nord de Galway, sur le territoire de la commune de Rosscahill. Walcott lui fit visiter les installations et lui présenta les techniciens ; ils seraient à sa disposition pour réaliser les expériences, pour programmer le calcul des configurations moléculaires. Tous les équipements étaient ultramodernes, les salles d’une propreté immaculée – l’ensemble avait été financé sur un budget de la CEE. Dans une salle réfrigérée, Djerzinski jeta un regard sur les deux grands Cray, en forme de tour, dont les panneaux de contrôle luisaient dans la pénombre. Leurs millions de processeurs à l’architecture massivement parallèle se tenaient prêts à intégrer les lagrangiens, les fonctions d’onde, les décompositions spectrales, les opérateurs de Hermite ; c’est dans cet univers, dorénavant, qu’allait se dérouler sa vie. Croisant les bras sur la poitrine, serrant ses bras contre son corps, il ne parvenait pourtant pas à dissiper une impression de tristesse, de froid intérieur. Walcott lui offrit un café au distributeur automatique. Par les baies vitrées on distinguait des pentes verdoyantes, qui plongeaient dans les eaux sombres du Lough Corrib.

En descendant la route qui menait à Rosscahill ils longèrent un pré en pente douce où paissait un troupeau de vaches plus petites que la moyenne, d’un beau brun clair. « Vous les reconnaissez ? demanda Walcott avec un sourire. Oui… ce sont les descendantes des premières vaches issues de vos travaux, il y a déjà de ça dix ans. À l’époque nous étions un tout petit centre, pas très bien équipé, vous nous avez donné un sacré coup de main. Elles sont robustes, elles se reproduisent sans difficultés et elles donnent un lait excellent. Vous voulez les voir ? » Il se gara dans un chemin creux. Djerzinski s’approcha du muret en pierres qui délimitait le pré. Les vaches broutaient calmement, frottaient leurs têtes contre les flancs de leurs compagnes ; deux ou trois étaient allongées. Le code génétique qui gouvernait la réplication de leurs cellules c’est lui qui l’avait créé, qui l’avait amélioré tout du moins. Pour elles, il aurait dû être comme un Dieu ; pourtant, elles semblaient indifférentes à sa présence. Un banc de brume descendit du sommet de la colline, les cachant progressivement à sa vue. Il retourna à la voiture.

Assis au volant, Walcott fumait une Craven ; la pluie avait recouvert le pare-brise. De sa voix douce, discrète (mais dont la discrétion, pourtant, ne paraissait nullement un signe d’indifférence), il lui demanda : « Vous avez eu un deuil ?… » Alors il lui raconta l’histoire d’Annabelle, et de sa fin. Walcott écoutait, de temps en temps il hochait la tête, ou poussait un soupir. Après le récit il demeura silencieux, alluma, puis éteignit une nouvelle cigarette et dit : « Je ne suis pas d’origine irlandaise. Je suis né à Cambridge, et il paraît que je suis resté très anglais. On dit souvent que les Anglais ont développé des qualités de sang-froid et de réserve, une manière aussi d’envisager les événements de la vie – y compris les plus tragiques – avec humour. C’est assez vrai ; c’est complètement idiot de leur part. L’humour ne sauve pas, l’humour ne sert en définitive à peu près à rien. On peut envisager les événements de la vie avec humour pendant des années, parfois de très longues années, dans certains cas on peut adopter une attitude humoristique pratiquement jusqu’à la fin ; mais en définitive la vie vous brise le cœur. Quelles que soient les qualités de courage, de sang-froid et d’humour qu’on a pu développer tout au long de sa vie, on finit toujours par avoir le cœur brisé. Alors, on arrête de rire. Au bout du compte il n’y a plus que la solitude, le froid et le silence. Au bout du compte, il n’y a plus que la mort. »

Il actionna les essuie-glaces, remit le moteur en marche. « Beaucoup de gens, ici, sont catholiques, dit-il encore. Enfin, c’est en train de changer. L’Irlande se modernise. Plusieurs entreprises de haute technologie se sont installées en profitant des réductions de charges sociales et d’impôts – dans la région on a Roche et Lilly. Et, bien sûr, il y a Microsoft : tous les jeunes de ce pays rêvent de travailler pour Microsoft. Les gens vont moins à la messe, la liberté sexuelle est plus grande qu’il y a quelques années, il y a de plus en plus de discothèques et d’antidépresseurs. Enfin, le scénario classique… »

Ils longeaient à nouveau le lac. Le soleil émergea au milieu d’un banc de brume, dessinant à la surface des eaux des irisations étincelantes. « Quand même… poursuivit Walcott, le catholicisme est resté très fort ici. La plupart des techniciens du centre, par exemple, sont catholiques. Ça ne facilite pas mes rapports avec eux, Ils sont corrects, courtois, mais ils me considèrent comme quelqu’un d’un peu à part, avec qui on ne peut pas vraiment parler. »

Le soleil se dégagea complètement, formant un cercle d’un blanc parfait ; le lac entjer apparut, baigné de lumière. À l’horizon, les chaînes des Twelve Bens Mountains se superposaient dans une gamme de gris décroissants, comme les pellicules d’un rêve. Ils gardèrent le silence. À l’entrée de Galway, Walcott parla de nouveau : « Je suis resté athée, mais je peux comprendre qu’on soit catholique ici. Ce pays a quelque chose de très particulier. Tout vibre constamment, l’herbe des prairies comme la surface des eaux, tout semble indiquer une présence. La lumière est mobile et douce, elle est comme une matière changeante. Vous verrez. Le ciel, lui aussi, est vivant. »

6

Il loua un appartement près de Clifden, sur la Sky Road, dans une ancienne maison de garde-côtes qui avait été réaménagée en location pour touristes. Les pièces étaient décorées de rouets, de lampes à pétrole, enfin d’objets anciens supposés faire la joie des touristes, cela ne le dérangeait pas. Dans cette maison, dans la vie en général, il savait désormais qu’il se sentirait comme à l’hôtel.

Il n’avait aucune intention de retourner en France, mais pendant les premières semaines il dut plusieurs fois se rendre à Paris pour s’occuper de la vente de son appartement, du transfert de ses comptes. Il prenait le vol de 11 h 50 à Shannon. L’avion survolait la mer, le soleil chauffait à blanc la surface des eaux ; les vagues ressemblaient à des vers, qui s’enchevêtraient et se tordaient sur une distance énorme. En dessous de cette immense pellicule de vers, il le savait, des mollusques engendraient leur propre chair ; des poissons aux dents fines dévoraient les mollusques, avant d’être dévorés par d’autres poissons plus massifs. Souvent il s’endormait, il faisait de mauvais rêves. Lorsqu’il s’éveillait, l’avion survolait la campagne. Dans son état de demi-sommeil, il s’étonnait de l’uniforme couleur des champs. Les champs étaient bruns, parfois verts, mais toujours ternes. La banlieue parisienne était grise. L’avion perdait de l’altitude, s’enfonçait avec lenteur, irrésistiblement attiré par cette vie, cette palpitation de millions de vies.

À partir de la mi-octobre une brume épaisse recouvrit la péninsule de Clifden, venue tout droit de l’Atlantique. Les derniers touristes étaient partis. Il ne faisait pas froid, mais tout baignait dans un gris profond et doux. Djerzinski sortait peu. Il avait emporté trois DVD, représentant plus de 40 gigaoctets de données. De temps à autre il allumait son micro-ordinateur, examinait une configuration moléculaire, puis s’allongeait sur le lit immense, son paquet de cigarettes à portée de la main. Il n’était pas encore retourné au centre. À travers la baie vitrée, les masses de brume bougeaient lentement.

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