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Authors: Michel Houellebecq

Les particules élémentaires (36 page)

BOOK: Les particules élémentaires
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« Les formes de la nature, écrit Djerzinski, sont des formes humaines. C’est dans notre cerveau qu apparaissent les triangles, les entrelacements et les branchages. Nous les reconnaissons, nous les apprécions ; nous vivons au milieu d’eux. Au milieu de nos créations, créations humaines, communicables à l’homme, nous nous développons et nous mourons. Au milieu de l’espace, espace humain, nous effectuons des mesures ; par ces mesures nous créons l’espace, l’espace entre nos instruments.

L’homme peu instruit, poursuit Djerzinski, est terrorisé par l’idée de l’espace ; il l’imagine immense, nocturne et béant. Il imagine les êtres sous la forme élémentaire d’une boule, isolée dans l’espace, recroquevillée dans l’espace, écrasée par l’éternelle présence des trois dimensions. Terrorisés par l’idée de l’espace, les êtres humains se recroquevillent ; ils ont froid, ils ont peur. Dans le meilleur des cas ils traversent l’espace, ils se saluent avec tristesse au milieu de l’espace. Et pourtant cet espace est en eux-mêmes, il ne s’agit que de leur propre création mentale.

Dans cet espace dont ils ont peur, écrit encore Djerzinski, les êtres humains apprennent à vivre et à mourir ; au milieu de leur espace mental se créent la séparation, l’éloignement et la souffrance. À cela, il y a très peu de commentaires : l’amant entend l’appel de son aimée, par-delà les océans et les montagnes ; par-delà les montagnes et les océans, la mère entend l’appel de son enfant. L’amour lie, et il lie à jamais. La pratique du bien est une liaison, la pratique du mal une déliaison. La séparation est l’autre nom du mal ; c’est, également, l’autre nom du mensonge. Il n’existe en effet qu’un entrelacement magnifique, immense et réciproque. »

Hubczejak note avec justesse que le plus grand mérite de Djerzinski n’est pas d’avoir su dépasser le concept de liberté individuelle (car ce concept était déjà largement dévalué à son époque, et chacun reconnaissait au moins tacitement qu’il ne pouvait servir de base à aucun progrès humain), mais d’avoir su, par le biais d’interprétations il est vrai un peu hasardeuses des postulats de la mécanique quantique, restaurer les conditions de possibilité de l’amour. Il faut à ce propos évoquer encore une fois l’image d’Annabelle : sans avoir lui-même connu l’amour, Djerzinski avait pu, par l’intermédiaire d’Annabelle, s’en faire une image, il avait pu se rendre compte que l’amour, d’une certaine manière, et par des modalités encore inconnues, pouvait avoir lieu. Cette notion le guida, très probablement, au cours de ses derniers mois d’élaboration théorique, sur lesquels nous avons si peu de détails.

Selon le témoignage des rares personnes qui ont côtoyé Djerzinski en Irlande au cours des dernières semaines, une acceptation paraissait être descendue en lui. Son visage anxieux et mobile semblait s’être apaisé. Il marchait longuement, sans but précis, sur la Sky-Road, en de longues promenades rêveuses ; il marchait dans la présence du ciel. La route de l’Ouest serpentait le long des collines, alternativement abrupte et douce. La mer scintillait, réfractait une lumière mobile sur les derniers îlots rocheux. Dérivant rapidement à l’horizon, les nuages formaient une masse lumineuse et confuse, d’une étrange présence matérielle. Il marchait longtemps, sans effort, le visage baigné d’une brume aquatique et légère. Ses travaux, il le savait, étaient terminés. Dans la pièce qu’il avait transformée en bureau, dont la fenêtre donnait sur la pointe d’Errislannan, il avait mis en ordre ses notes – plusieurs centaines de pages, traitant des sujets les plus variés. Le résultat de ses travaux scientifiques proprement dits tenait en quatre-vingts pages dactylographiées – il n’avait pas jugé nécessaire de détailler les calculs.

Le 27 mars 2009, en fin d’après-midi, il se rendit à la poste centrale de Galway. Il expédia un premier exemplaire de ses travaux à l’Académie des sciences de Paris, puis un second à la revue Nature, en Grande-Bretagne. Sur ce qu’il advint ensuite, on n’a aucune certitude. Le fait que sa voiture ait été retrouvée à proximité immédiate d’Aughrus Point devait naturellement faire penser au suicide – d’autant que ni Walcott, ni aucun technicien du centre ne se montrèrent réellement surpris par cette issue. « Il y avait en lui quelque chose d’atrocement triste, devait déclarer Walcott, je crois que c’est l’être le plus triste que j’aie rencontré de ma vie, et encore le mot de tristesse me paraît-il bien faible : je devrais plutôt dire qu’il y avait en lui quelque chose de détruit, d’entièrement dévasté. J’ai toujours eu l’impression que la vie lui était à charge, qu’il ne se sentait plus le moindre rapport avec quoi que ce soit de vivant. Je crois qu’il a tenu exactement le temps nécessaire à l’achèvement de ses travaux, et qu’aucun d’entre nous ne peut imaginer l’effort qu’il a eu à accomplir. »

Le mystère demeurant malgré tout autour de la disparition de Djerzinski, le fait que son corps n’ait jamais été retrouvé devaient nourrir une légende tenace selon laquelle il se serait rendu en Asie, en particulier au Tibet, afin de confronter ses travaux avec certains enseignements de la tradition bouddhique. Cette hypothèse est aujourd’hui unanimement rejetée. D’une part, on n’a pu découvrir aucune trace d’un passage aérien au départ de l’Irlande ; d’autre part, les dessins tracés sur les dernières pages de son carnet de notes, qu’on avait un temps interprétés comme des mandalas, ont pu finalement être identifiés comme des combinaisons de symboles celtiques proches de ceux utilisés dans le Book of Kells.

Nous pensons aujourd’hui que Michel Djerzinski a trouvé la mort en Irlande, là même où il avait choisi de vivre ses dernières années. Nous pensons également qu’une fois ses travaux achevés, se sentant dépourvu de toute attache humaine, il a choisi de mourir. De nombreux témoignages attestent sa fascination pour cette pointe extrême du monde occidental, constamment baignée d’une lumière mobile et douce, où il aimait à se promener, où, comme il l’écrit dans une de ses dernières notes, « le ciel, la lumière et l’eau se confondent ». Nous pensons aujourd’hui que Michel Djerzinski est entré dans la mer.

Épilogue

Sur la vie, l’apparence physique, le caractère des personnages qui ont traversé ce récit, nous connaissons de nombreux détails ; ce livre doit malgré tout être considéré comme une fiction, une reconstitution crédible à partir de souvenirs partiels, plutôt que comme le reflet d’une vérité univoque et attestable. Même si la publication des Clifden Notes, complexe mélange de souvenirs, d’impressions personnelles et de réflexions théoriques jetées sur le papier par Djerzinski entre 2000 et 2009, dans le même temps qu’il travaillait à sa grande théorie, devait nous en apprendre beaucoup sur les événements de sa vie, les bifurcations, les confrontations et les drames qui conditionnèrent sa vision particulière de l’existence, il demeure, dans sa biographie comme dans sa personnalité, beaucoup de zones d’ombre. Ce qui suit, par contre, appartient à l’Histoire, et les événements qui découlent de la publication des travaux de Djerzinski ont été tant de fois retracés, commentés et analysés qu’on pourra se limiter à un résumé bref.

La publication en juin 2009, dans un tiré à part de la revue Nature, sous le titre Prolégomènes à la réplication parfaite, des quatre-vingts pages synthétisant les derniers travaux de Djerzinski, devait aussitôt provoquer une onde de choc énorme dans la communauté scientifique. Partout dans le monde des dizaines de chercheurs en biologie moléculaire tentèrent de refaire les expériences proposées, de vérifier le détail des calculs. Au bout de quelques mois les premiers résultats tombèrent, et ensuite semaine après semaine ils ne cessèrent de s’accumuler, tous confirmant avec une précision parfaite la validité des hypothèses de départ. À la fin de 2009, il ne pouvait plus subsister aucun doute : les résultats de Djerzinski étaient valides, on pouvait les considérer comme scientifiquement démontrés. Les conséquences pratiques, évidemment, étaient vertigineuses : tout code génétique, quelle que soit sa complexité, pouvait être réécrit sous une forme standard, structurellement stable, inaccessible aux perturbations et aux mutations. Toute cellule pouvait donc être dotée d’une capacité infinie de réplications successives. Toute espèce animale, aussi évoluée soit-elle, pouvait être transformée en une espèce apparentée, reproductible par clonage, et immortelle.

Lorsqu’il découvrit les travaux de Djerzinski, en même temps que plusieurs centaines de chercheurs à la surface de la planète, Frédéric Hubczejak était âgé de vingt-sept ans, et terminait son doctorat de biochimie à l’université de Cambridge. Esprit inquiet, brouillon, mobile, il parcourait l’Europe depuis plusieurs années – on retrouve les traces de ses inscriptions successives dans les universités de Prague, de Göttingen, de Montpellier et de Vienne – à la recherche, selon ses propres termes, « d’un nouveau paradigme, mais d’autre chose aussi : non seulement d’une autre manière d’envisager le monde, mais aussi d’une autre manière de me situer par rapport à lui ». Il fut en tout cas le premier, et pendant des années le seul, à défendre cette proposition radicale issue des travaux de Djerzinski : l’humanité devait disparaître, l’humanité devait donner naissance à une nouvelle espèce, asexuée et immortelle, ayant dépassé l’individualité, la séparation et le devenir. Il est superflu de noter l’hostilité qu’un tel projet devait déchaîner chez les partisans des religions révélées – judaïsme, christianisme et islam, pour une fois d’accord, jetèrent ensemble l’anathème sur ces travaux « gravement attentatoires à la dignité humaine, constituée dans la singularité de sa relation à son Créateur » ; seuls les bouddhistes firent observer qu’après tout la réflexion du Bouddha s’était au départ constituée sur la prise de conscience de ces trois empêchements qu’étaient la vieillesse, la maladie et la mort, et que l’Honoré du monde, s’il s’était plutôt consacré à la méditation, n’aurait pas forcément rejeté a priori une solution d’ordre technique. Quoi qu’il en soit, Hubczejak avait à l’évidence peu de soutien à attendre de la part des religions constituées. Il est par contre plus surprenant de noter que les partisans traditionnels de l’humanisme réagirent par un rejet radical. Même si ces notions nous paraissent aujourd’hui difficiles à comprendre, il faut se souvenir de la place centrale qu’occupaient, pour les humains de l’âge matérialiste (c’est-à-dire pendant les quelques siècles qui séparèrent la disparition du christianisme médiéval de la publication des travaux de Djerzinski) les concepts de liberté individuelle, de dignité humaine et de progrès. Le caractère confus et arbitraire de ces notions devait naturellement les empêcher d’avoir la moindre efficacité sociale réelle – c’est ainsi que l’histoire humaine, du XVe au XXe siècle de notre ère, peut essentiellement se caractériser comme étant celle d’une dissolution et d’une désagrégation progressives ; il n’empêche que les couches instruites ou demi instruites qui avaient, tant bien que mal, contribué à mettre en place ces notions, s’y accrochaient avec une vigueur particulière, et on comprend que Frédéric Hubczejak ait eu, les premières années, tant de difficultés à se faire entendre.

L’histoire de ces quelques années qui permirent à Hubczejak de faire accepter un projet, au départ accueilli avec une réprobation et un dégoût unanimes, par une part croissante de l’opinion publique mondiale, jusqu’à le faire finalement financer par l’Unesco, nous retracent le portrait d’un être extraordinairement brillant, pugnace, à la pensée à la fois pragmatique et mobile – le portrait, en définitive, d’un extraordinaire agitateur d’idées. Il n’avait certes pas, par lui-même, l’étoffe d’un grand chercheur, mais il sut mettre à profit le respect unanime qu’inspiraient, dans la communauté scientifique internationale, le nom et les travaux de Michel Djerzinski. Il avait encore moins la tournure d’esprit d’un philosophe original et profond, mais il sut, préfaçant et commentant les éditions de Méditation sur l’entrelacement et des Clifden Notes, donner des réflexions de Djerzinski une présentation à la fois percutante et précise, accessible à un large public. Le premier article de Hubczejak, Michel Djerzinski et l’interprétation de Copenhague, est malgré son titre construit comme une longue méditation autour de cette remarque de Parménide : « L’acte de la pensée et l’objet de la pensée se confondent. » Dans son ouvrage suivant, Traité de la limitation concrète, ainsi que dans celui plus sobrement intitulé La Réalité, il tente une curieuse synthèse entre le positivisme logique du cercle de Vienne et le positivisme religieux de Comte, sans s’interdire par endroits des élans lyriques, comme en témoigne ce passage fréquemment cité : « Il n’y a pas de silence éternel des espaces infinis, car il n’y a en vérité ni silence, ni espace, ni vide. Le monde que nous connaissons, le monde que nous créons, le monde humain est rond, lisse, homogène et chaud comme un sein de femme. » Il sut quoi qu’il en soit installer dans un public croissant l’idée que l’humanité, au stade où elle en était parvenue, pouvait et devait contrôler l’ensemble de l’évolution du monde – et, en particulier, pouvait et devait contrôler sa propre évolution biologique. Il reçut dans ce combat l’appui précieux d’un certain nombre de néo-kantiens, qui, profitant du reflux général des pensées d’inspiration nietzschéenne, avaient pris le contrôle de plusieurs leviers de commande importants dans le monde intellectuel, universitaire et éditorial.

De l’avis général, le véritable trait de génie d’Hubczejak fut cependant, par une appréciation incroyablement précise des enjeux, d’avoir su retourner au profit de ses thèses cette idéologie bâtarde et confuse apparue à la fin du XX
e
siècle sous l’appellation de New Age. Le premier à son époque il sut voir qu’au-delà de la masse de superstitions désuètes, contradictoires et ridicules qui le constituait au premier abord, le New Age répondait à une réelle souffrance issue d’une dislocation psychologique, ontologique et sociale. Au-delà du répugnant mélange d’écologie fondamentale, d’attraction pour les pensées traditionnelles et le « sacré » qu’il avait hérité de sa filiation avec la mouvance hippie et la pensée d’Esalen, le New Age manifestait une réelle volonté de rupture avec le XX
e
siècle, son immoralisme, son individualisme, son aspect libertaire et antisocial ; il témoignait d’une conscience angoissée qu’aucune société n’est viable sans l’axe fédérateur d’une religion quelconque ; il constituait en réalité un puissant appel à un changement de paradigme.

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