Les Poisons de la couronne (6 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: Les Poisons de la couronne
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— C’est une bonne manière qu’a
inventée ce clerc pour se venger de ses ennemis et soulager ses griefs, dit
Philippe de Poitiers en riant. Et où donc a-t-il placé ma parenté ?

— En purgatoire, Monseigneur,
répondit le bachelier qui était allé, à la demande de tous, quérir le volume
copié sur gros parchemin.

— Alors, lisez-nous ce qu’il en
écrit, ou plutôt traduisez, pour ceux d’entre nous qui n’entendent pas la
langue d’Italie.

— Je n’ose, Monseigneur…

— Mais si, ne craignez pas. Il
importe de savoir ce que pensent de nous ceux qui ne nous aiment pas.

— Messer Dante invente qu’il
rencontre une ombre qui gémit bien fort. Il interroge cette ombre sur la cause
de sa douleur et voici la réponse qu’il obtient :

 

Je fus la racine de cette plante
funeste

Qui projette tellement son ombre
sur la terre chrétienne

Que les bons fruits n’y peuvent
mûrir que rarement.

Si Douai, Gand, Lille et Bruges
le pouvaient,

Une éclatante vengeance en serait
tirée ;

Je la demande, cette vengeance,
au souverain juge.

 

— Eh ! Voilà qui semble
prophétique et s’accorde tout à fait au moment où nous sommes, dit le comte de
Poitiers. Ce poète-là connaît bien nos ennuis de Flandre. Poursuivez…

 

— Je fus appelé Hugues
Capet ;

De moi sont issus les Louis et
les Philippe

Qui règnent récemment sur la
France.

J’étais fils d’un boucher de
Paris,

Lorsque les anciens rois vinrent
tous à manquer

Hormis un seulement, un moine en
robe grise.

 

— Ceci est faux du tout,
interrompit le comte de Poitiers en décroisant ses longues jambes C’est une
mauvaise légende qu’on a fait courir ces temps-ci pour nous nuire Hugues était
duc de France
[9]
.

Tout le temps que dura la lecture,
il ne cessa de commenter avec calme, parfois avec ironie, les attaques que le
poète italien, déjà illustre en son pays, portait contre la maison royale.
Dante accusait Charles d’Anjou, frère de Saint Louis, non seulement d’avoir
assassiné l’héritier légitime du trône de Naples, mais encore d’avoir fait
empoisonner saint Thomas d’Aquin.

— Voici nos cousins d’Anjou
bien assaisonnés eux aussi, dit à mi-voix le comte de Poitiers.

Mais le prince français à qui Dante
s’en prenait avec le plus de violence, celui auquel il réservait ses pires
malédictions, c’était un autre Charles, venu ravager Florence et la percer au
ventre « de la lance avec laquelle combattit Judas ».

— Eh ! Mais c’est de mon
oncle Valois qu’il s’agit ici, et de sa grande croisade toscane, quand il était
vicaire-général de la Chrétienté ! Voilà donc la raison de si forte
vindicte. Il semble que Monseigneur Charles nous ait acquis de bons amis en
Italie
[10]
.

Les assistants se regardaient, ne
sachant quelle attitude prendre. Mais ils virent que Philippe de Poitiers
souriait, en se frottant le visage de sa longue main pâle. Alors ils osèrent
rire. On n’appréciait guère Monseigneur de Valois dans l’entourage du comte de
Poitiers…

Or le poète Dante n’était pas seul à
détester les princes de France. Ceux-ci avaient d’autres ennemis, tout aussi
tenaces, et jusque dans les rangs de l’armée.

À deux cents pas du tref du comte de
Poitiers, sous une tente du camp des chevaliers de Bourgogne-comté, le sire de
Longwy, homme de petite taille, au visage sec et sévère, conférait avec un
personnage bizarrement vêtu, moitié moine et moitié soldat.

— Les nouvelles que vous me
portez d’Espagne sont bonnes, frère Evrard, disait Jean de Longwy, et j’aime
entendre que nos frères de Castille et d’Aragon ont repris leurs commanderies.
Ils sont plus heureux que nous, qui devons continuer d’agir dans le silence.

Jean de Longwy était le neveu du
grand-maître des Templiers, Jacques de Molay, dont il se considérait l’héritier
et le successeur. Il avait juré de venger le sang de son oncle et d’en
réhabiliter la mémoire. La mort prématurée de Philippe le Bel, accomplissant la
triple et fameuse malédiction, n’avait pas désarmé sa haine ; il la
reportait sur les héritiers du Roi de fer, sur Louis X, sur Philippe de
Poitiers, sur Charles de la Marche. Longwy suscitait à la couronne tous les
ennuis qu’il pouvait ; il militait dans les ligues baronniales ; en
même temps, il s’efforçait de reconstituer secrètement l’ordre des Templiers,
gardant liaison avec des frères rescapés par lesquels il s’était fait
reconnaître grand-maître.

— Je souhaite fort la défaite
du roi de France, reprit-il, et je ne suis venu à cet ost qu’avec l’espoir de
le voir navré d’un bon coup d’épée, ainsi que ses frères.

Maigre, les yeux noirs et
rapprochés, et boiteux par l’effet des tortures, l’ancien Templier Evrard
répondit :

— Que vos prières soient
exaucées, maître Jean, par Dieu s’il se peut, et sinon par le diable.

— Ne m’appelez point maître,
pas ici, dit Longwy.

Il souleva brusquement la portière
pour s’assurer qu’on ne les épiait pas, et expédia vers quelque corvée deux
valets d’écurie qui ne faisaient d’autre mal que s’abriter de la pluie sous
l’auvent de la tente. Puis, revenant à Evrard :

— Nous n’avons rien à attendre
de la couronne de France. Mais il dépendra du nouveau pape de rétablir l’Ordre,
et de nous rendre nos commanderies d’ici et d’outre-mer. Ah ! Le beau jour
que ce sera là, frère Evrard !

La chute de l’Ordre ne remontait
qu’à huit ans, sa condamnation à moins encore, et il n’y avait guère plus de
seize mois que Jacques de Molay était mort sur le bûcher. Tous les souvenirs
étaient frais, les espérances vivaces. Longwy et Evrard pouvaient encore rêver.

— Donc, frère Evrard, reprit
Longwy, vous allez maintenant vous rendre à Bar-sur-Aube, où l’aumônier du
comte de Bar, qui est un peu des nôtres, vous donnera une place de clerc afin
de n’avoir plus à vous cacher. Puis vous partirez pour Avignon, d’où l’on
m’instruit que le cardinal Duèze, qui est une créature de Clément V, a
repris de grandes chances d’être élu, ce que nous devons éviter à tout prix.
Trouvez le cardinal Caëtani qui est résolu, lui aussi, à venger son oncle le
pape Boniface.

— Je gage qu’il m’accueillera
bien, lorsqu’il saura que j’ai déjà aidé à envoyer Nogaret les pieds outre.
C’est la ligue des neveux que vous allez faire !

— Tout juste, Evrard, tout
juste. Voyez donc Caëtani et dites-lui que nos frères d’Espagne et
d’Angleterre, et tous ceux cachés en France, le souhaitent et le choisissent en
leur cœur pour pape. Ils se tiennent prêts à le soutenir, non seulement de
prières, mais par tous moyens. Je parle en leur nom. Vous vous mettrez à
l’obéissance du cardinal pour ce qu’il vous demandera… Là-bas, voyez aussi le
frère Jean du Pré qui pourra vous être de grand secours. Et ne manquez pas en
chemin de connaître si certains de nos frères ne sont pas dans les parages.
Tâchez à les réunir en petites compagnies, à leur faire répéter leurs serments,
comme vous le savez. Allez, mon frère ; ce sauf-conduit, qui vous donne
pour frère-aumônier de ma bannière, vous aidera à sortir du camp sans que
questions vous soient posées.

Il tendit un papier que l’ancien
Templier glissa sous le gambison de cuir qui recouvrait jusqu’aux hanches son
froc de bure.

— Sans doute manquez-vous de
deniers ? dit encore Longwy.

— Oui, maître.

Longwy tira deux pièces d’argent de
sa bougette. Evrard lui baisa la main, et partit en boitant, sous la pluie.

Comme il traversait la bannière de
France, il entendit dans une allée des cris et des rires. Une femme, largement
dépoitraillée et abritant ses cheveux rouges sous sa jupe retroussée, courait
entre deux tentes, poursuivie par des soldats goguenards. Sur l’arrière d’un
chariot bâché, une autre ribaude aguichait la pratique. Evrard s’arrêta, la
hanche de travers, et demeura immobile un moment, attentif à son propre émoi.
Les occasions de sacrifier aux désirs de la chair étaient rares. Ce qui le
faisait hésiter, c’était moins d’employer à pareilles fins l’obole de maître
Jean que le peu de temps écoulé entre le don et l’usage. Bah ! Il
mendierait pour poursuivre sa route. Le pain s’obtient de la charité plus
fréquemment que le plaisir. Il se dirigea vers le chariot aux ribaudes…

Tout auprès se dressait une haute
tente rouge brodée des trois châteaux d’Artois, mais sur laquelle flottait la
bannière de Conches.

Le campement de Robert d’Artois ne
ressemblait en rien à celui du comte de Poitiers. De ce côté-là, en dépit de la
pluie, ce n’était que mouvement, agitation, rumeur, allées et venues dans un
désordre si général qu’il paraissait voulu. Le lieu donnait l’image d’un marché
en plein vent plus que d’une place de guerre. Des relents de cuir mouillé, de
vin suri, de purin, d’excréments offensaient un peu le nez.

D’Artois avait loué aux marchands
qui accompagnaient l’armée une partie des champs affectés à sa bannière. Qui
souhaitait acheter un baudrier neuf, remplacer la boucle de son heaume, se
procurer des protège-coudes en fer ou simplement lamper un gobelet de cervoise
ou de piquette, devait venir là. Le désœuvrement, chez le soldat, favorise la
dépense. On tenait foire devant la portière de messire Robert, qui s’était
arrangé pour attirer également dans son coin les filles follieuses, si bien
qu’il en pouvait faire libéralité à ses amis.

Quant aux archers, arbalétriers,
palefreniers, valets d’armes et goujats, ils avaient été repoussés et
s’abritaient sous des feuillées qu’ils avaient construites, ou bien sous les
chariots.

À l’intérieur de la tente rouge, on
ne parlait guère poésie. Un tonneau de vin y était constamment en perce, les
cruches circulaient au milieu du vacarme, les dés roulaient sur le couvercle
des coffres ; l’argent se jouait sur parole, et plus d’un chevalier avait
déjà perdu ce que lui aurait coûté sa rançon en bataille.

Alors que Robert ne commandait
qu’aux troupes de Conches et de Beaumont-le-Roger, un grand nombre de
chevaliers d’Artois, qui dépendaient de la bannière de la comtesse Mahaut, se
trouvaient en permanence chez lui, où ils n’avaient, militairement parlant,
rien à faire.

Adossé au mât central, Robert
d’Artois dominait de sa taille colossale toute cette turbulence. Le nez bref,
les joues plus larges que le front, et ses cheveux de lion rejetés en arrière
sur sa cotte écarlate, il jonglait négligemment avec une masse d’armes.
Pourtant, il y avait une fêlure dans l’âme du géant, et ce n’était pas sans
motif qu’il désirait s’étourdir de boisson et de bruit.

— Aux miens, les batailles de
Flandre ne valent guère, confiait-il aux seigneurs qui l’entouraient. Mon père,
le comte Philippe, que beaucoup de vous ont bien connu et fidèlement servi…

— Oui, nous l’avons
connu !… C’était un preux homme, un vaillant ! répondaient les barons
d’Artois.

— … mon père fut blessé à
mort au combat de Furnes. C’est dans son tref que nous sommes, disait Robert
accompagnant ces mots d’un large geste circulaire. Et mon grand-père, le comte
Robert…

— Ah ! Le brave… le bon
suzerain que c’était !… respectant nos bonnes coutumes !… Jamais en
vain on ne lui demandait justice…

— … quatre années après,
le voilà raide navré à Courtrai. Jamais les deux ne s’en vont sans le
troisième. Demain, peut-être, mes seigneurs, vous me porterez en terre.

Il est deux sortes de superstitieux :
ceux qui n’évoquent jamais le malheur de peur de l’attirer, et ceux qui
espèrent le détourner en lui accordant un tribut de paroles. Robert d’Artois
était de la seconde espèce.

— Caumont, verse-moi un autre
gobelet, et buvons à mon dernier jour ! cria-t-il.

— Nous ne voulons point !
Nous vous ferons rempart de notre corps, répondirent les chevaliers artésiens.
Qui donc, hormis vous, défend nos droits ?

Ils le considéraient comme leur
suzerain naturel, et l’idolâtraient un peu pour sa taille, sa force, son
appétit, ses largesses. Tous rêvaient de lui ressembler ; tous
s’appliquaient à l’imiter.

— Or voyez, mes bons seigneurs,
comme on est récompensé de tant de sang versé pour le royaume, reprit-il. Parce
que mon grand-père est mort après mon père… oui, pour cela… le roi Philippe en
a pris occasion de me faire tort de mon héritage et de donner l’Artois à ma
tante Mahaut qui vous traite si bien, avec l’aide de tous ses Hirson, le
chancelier, le trésorier et tous les autres, qui vous écrasent de redevances et
vous refusent vos droits.

— Si nous allons demain en
bataille, et qu’un Hirson se trouve à portée de ma lance, je lui promets
quelque coup qui ne viendra pas forcément des Flamands, déclara un gaillard aux
gros sourcils roux qui s’appelait le sire de Souastre.

Robert d’Artois, en dépit de ce
qu’il buvait, gardait la tête claire. Tout ce vin distribué, les filles
offertes, et tant d’argent dépensé avaient leur raison ; le géant
travaillait à avancer ses affaires.

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