Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (17 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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L’odeur de fumée se fit immédiatement plus intense. Marc toussa encore. Son regard fut attiré vers la grande cheminée, juste en face de lui. Une évidence s’imposait, on avait brûlé dans ce foyer des kilos de papiers. Il observa les boîtes archives vides sur le parquet. Grand-Duc avait visiblement fait le ménage, et récemment !

Avant que Marc ait eu le temps d’analyser davantage la situation, un bruit étrange lui glaça l’échine. Juste derrière lui, sur sa droite ; une sorte de claquement sourd produit par une succession de courtes secousses, comme le mécanisme grippé d’un jouet mécanique. Marc se retourna, aux aguets. Il découvrit avec stupeur l’immense vivarium dans lequel presque toutes les libellules gisaient sur le sol humide, inertes. Il s’approcha. Seule la plus grande, au thorax rouge et doré, voletait encore, péniblement. Comme si elle avait repéré une nouvelle présence dans la pièce, un secours possible, elle agitait faiblement ses ailes, les cognant aux parois de verre. Marc resta quelques instants sans réaction, fasciné par les mouvements désespérés de la libellule. Une libellule ! Prisonnière. Presque morte déjà, comme cette dizaine d’autres insectes. Sans plus réfléchir, Marc s’avança, saisit de ses deux mains le couvercle de verre qui fermait le vivarium. Il était assez lourd mais n’était que posé. Marc le souleva sans difficulté et le plaça contre le mur le plus proche. Immédiatement sensible à l’air frais, en quelques battements d’ailes, la libellule arlequin s’évada. Marc suivit des yeux son vol, d’abord un peu hésitant, puis rapidement majestueux. La libellule s’éleva un long moment dans la pièce, avant de se poser sur le lustre du salon.

Le cœur de Marc s’emballa, stupidement.

Il éprouvait une joie intense, presque puérile, d’avoir sauvé l’insecte rouge.

Sa libellule.

Jamais il n’aurait imaginé que Crédule Grand-Duc les collectionnait. Et pourquoi, pourquoi alors les avoir laissées ainsi agoniser ?

 

Marc inspecta plus en détail le bureau de Grand-Duc. Tout était impeccablement rangé, les crayons, le bloc-notes, la curieuse petite bouteille de vin, vide ; le verre. Il y avait dans ce décor quelque chose d’étrange : tout laissait croire que Grand-Duc avait voulu solder, avec ordre, tout ce qui touchait à cette affaire pour laquelle il avait été engagé. Les archives brûlées. Les insectes sacrifiés. Son testament, aussi, ce cahier vert qu’il portait dans son sac, que Grand-Duc avait terminé de rédiger la nuit des dix-huit ans de Lylie et qu’il lui avait ensuite offert.

La fin d’une vie, pour Grand-Duc. Méticuleusement organisée.

Que s’était-il passé, alors ? Pourquoi Grand-Duc n’était-il pas là ?

Marc ressentait dans cette maison une étrange impression d’urgence, de départ en catastrophe ; cette bouteille non rangée, par exemple ; cette vitre brisée, cette fenêtre simplement repoussée. Cette odeur, aussi. Pas celle de la fumée de cheminée, une autre, insidieusement dissimulée sous la première.

Quelque chose ne collait pas…

Le visage de Marc s’éclaira soudain. Il s’installa sur la chaise du bureau de Grand-Duc, ouvrit son sac à dos, sortit le cahier vert, fit tourner les feuilles, pour s’arrêter sur la dernière page noircie par l’écriture de Grand-Duc.

C’était si simple, au fond, de connaître les ultimes pensées de Grand-Duc : il suffisait de lire les derniers mots de sa confession… Comme un roman policier si agaçant qu’on ne résiste pas à l’envie de sauter des pages pour lire la fin, avec un léger sentiment de tricherie. Vite oublié.

Marc se concentra. La dernière page du cahier de Grand-Duc ne contenait qu’une vingtaine de lignes. L’écriture du détective était comme toujours, fine, régulière.

 

Voilà. Tout est dit.
Nous sommes le 29 septembre 1998, Il est minuit moins vingt. Tout est en place. Tout est terminé. Lylie va atteindre ses dix-huit ans dans quelques minutes. Je vais ranger mon stylo dans ce pot, en face de moi. Je vais m’installer derrière ce bureau, déplier
L’Est républicain
du 23 décembre 1980, le journal de ce jour maudit, et calmement je vais me tirer une balle dans la tête. Mon sang se mêlera au papier jauni de ce journal. J’ai échoué…
Je laisse simplement ce testament derrière moi. Pour Lylie. Pour qui voudra.
J’ai recensé dans ce cahier tous les indices, toutes les pistes, toutes les hypothèses. Dix-huit ans d’enquête. Tout est consigné dans cette centaine de pages. Si vous les avez lues avec attention, vous en savez autant que moi. Peut-être serez-vous plus perspicace ? Peut-être suivrez-vous une direction que j’ai négligée ? Peut-être trouverez-vous la clé, s’il en existe une ? Peut-être…
Pourquoi pas ?
Pour moi, c’est terminé.
Dire que je n’ai ni regrets ni remords serait exagéré, mais j’ai fait du mieux que je pouvais.

 

Marc relut lentement la dernière ligne,
j’ai fait du mieux que je pouvais
. Il resta un temps figé, cherchant à contrôler le sentiment intense de malaise qui montait en lui, puis remonta le fil de l’encre noire sur quelques dizaines de mots.

Je vais me tirer une balle dans la tête. Mon sang se mêlera au papier jauni de ce journal. J’ai échoué.

Marc releva les yeux.

Grand-Duc parlait de son suicide. Programmé.

Pourquoi, alors, n’y avait-il aucune trace de sang sur le bureau ? Pas de journal. Pas d’arme. Grand-Duc avait donc renoncé à son suicide, deux jours auparavant, entre vingt-trois heures quarante et minuit… Pourquoi ? Pourquoi tout préparer aussi précisément pour renoncer au dernier moment ?

Grand-Duc avait-il manqué de courage, tout simplement ? Ou bien était-il allé se tirer une balle dans la tête autre part, plus tard ? Ou bien avait-il menti dans ce journal… Sur son sacrifice ? Sur le reste ? Ou bien… Scénario fou ! Avait-il découvert quelque chose, avant minuit ? Une lueur, une idée, une dernière piste…

Marc relut, longuement, les dernières lignes du journal.

Grand-Duc ne laissait aucun indice. Une seule certitude : il n’était pas mort, une balle dans la tête, sur son bureau.

 

Marc referma le cahier et toussa encore. Il sentait toujours cette odeur insupportable, de plus en plus tenace. Un nouveau bruit mécanique, plus intense que précédemment, lui fit tourner la tête. Une petite dizaine de libellules, libérées de leur plafond de verre, sauvées par l’air frais, volaient dans le salon ; des vols brefs, encore malhabiles, d’une étagère à l’autre, d’une chaise à la table, d’un rideau à la tringle. Pas plus mortes que cela. Des bestioles sacrément plus résistantes qu’on ne pouvait le croire. Marc sourit, ses pensées s’envolèrent vers Lylie, sa libellule, la seule qu’il voulait vraiment sauver. A l’inverse, s’il le fallait, en refermant sur elle un couvercle de verre. Marc sentait que ses pensées s’embrouillaient. Ces insectes voltigeant tournaient devant ses yeux comme les mouches irréelles qui précèdent un vertige.

Il se leva. Il fallait qu’il bouge.

Nom de Dieu, d’où venait cette odeur ! ?

Il avança, marcha, quelques pas. Plus il s’approchait de la cuisine, plus elle semblait forte. La cuisine était propre, rangée, en ordre, jusqu’aux poubelles vidées… Mais l’odeur, sans aucun doute, sortait de ce placard haut et étroit, à côté de l’évier.

Marc ouvrit la porte, lentement.

Le cadavre tomba à ses pieds, presque instantanément, dans un bruit sourd.

Déjà rigide. Comme un mannequin de cire.

Marc recula, stupéfait, blême. Horrifié.

Le corps gisait devant lui. Une tache sombre, rouge, maculait sa chemise.

Crédule Grand-Duc.

Mort. Comme annoncé dans son journal.

Sauf qu’il arrive rarement qu’un type qui se tire une balle dans le cœur prenne ensuite le temps de dissimuler son arme, de nettoyer le sang versé et de s’enfermer dans un placard.

Marc fit un autre pas en arrière.

Crédule Grand-Duc ne s’était pas suicidé. Il avait été assassiné.

18

2 octobre 1998, 11 h 27

Malvina de Carville attrapa son téléphone, du bout des doigts, sans lever la tête, sans qu’aucun signe de présence humaine dans la voiture puisse être détecté à l’extérieur de la Rover Mini.

A peine une sonnerie.

— Il est là, murmura Malvina. Vitral est entré chez Grand-Duc.

— C’était à prévoir. Tu n’as pas laissé de traces ?

— Non, non, mamy. Ne t’inquiète pas. J’ai même nettoyé les cils, les cheveux et les bouts de peau du visage de Grand-Duc cramés dans la cheminée.

Elle ponctua sa tirade d’un rire aigu. Sa grand-mère la prenait toujours pour une idiote.

— Mamy ?

— Quoi ?

— Il risque de trouver le cadavre de Grand-Duc. Je l’ai caché mais il… il… Il sentait déjà super fort…

Elle perçut que sa grand-mère réfléchissait à l’autre bout du fil.

— Mamy ?

— Oui, répondit enfin Mathilde de Carville… Eh bien, s’il le trouve… tant pis. Ou tant mieux, après tout. Il est entré par effraction, des témoins l’auront vu dans la rue. Il va laisser ses empreintes partout… C’est ce qui pouvait t’arriver de mieux, non ?

Un frisson de plaisir parcourut Malvina. Sa grand-mère avait raison, comme toujours. Marc Vitral allait payer. Bien fait !

— Mamy ? Il porte un sac sur son dos. Je pense que le cahier de Grand-Duc est dedans. Tu crois que…

La voix de Mathilde de Carville se fit sèche :

— Non, Malvina, tu ne fais rien, tu le suis, c’est tout. Tu n’interviens pas dans la rue, en plein jour. Tu m’entends bien ?

— Oui, mamy, j’ai compris. Je te rappelle.

Malvina soupesa le Mauser sous le siège passager. Oui, sa grand-mère avait raison, presque toujours. Mais pas cette fois-ci…

 

Quelques libellules volaient autour du corps de Grand-Duc.

Un haut-le-cœur révulsa Marc. Un sentiment de panique le submergeait. Il fallait pourtant qu’il se contrôle. Il ne pouvait pas se permettre une crise d’agoraphobie, pas maintenant, pas ici…

Appeler la police ?

Marc réfléchit rapidement. Il était entré chez Grand-Duc par une vitre cassée, il avait laissé ses empreintes. Ce n’était pas une bonne idée. Surtout, les flics allaient le questionner, le retenir au commissariat du quartier, pendant des heures dans le meilleur des cas. Il ne pouvait pas se le permettre ! Pas en ce moment. Lylie avait besoin de lui. Tout de suite. Les flics étaient tout sauf une bonne idée.

Que faire ?

Son regard se posa sur le cadavre. Il n’y connaissait rien en matière d’autopsie médicale, mais il lui semblait évident que le meurtre était récent. La rigidité, l’odeur, tout lui laissait penser que le cadavre pourrissait là depuis seulement quelques heures. Marc repensa aux derniers mots de Grand-Duc sur son cahier. Son suicide annoncé. Quel rapport y avait-il avec ce crime ? Qu’avait-il fini par découvrir qui méritait qu’on le fasse taire à jamais ?

Marc marchait dans la pièce, à pas saccadés, éloigna d’un geste agacé de la main une libellule qui agitait bruyamment ses ailes sous son nez.

Rien ne coïncidait. Grand-Duc avait été tué il y avait de cela quelques heures, pas trois jours, pas le soir de l’anniversaire de Lylie. Le regard de Marc embrassa à nouveau le salon, le bureau, la cheminée, le vivarium.

Il vivait une scène surréaliste ! Les libellules, une à une, continuaient de se réveiller et prenaient de l’assurance. Elles volaient dans la pièce, se cognant aux fenêtres, attirées par le jour qui perçait les volets en flèches de lumière.

Marc marcha un peu dans la maison, visita les pièces par acquit de conscience. Il ne remarqua rien de suspect, mais sa recherche méthodique lui permit au moins de se calmer, de retrouver un souffle presque normal. Il avança jusqu’au vestibule. Immédiatement, le sang afflua à nouveau dans ses veines, comme le débit d’un fleuve dans les instants qui suivent un orage violent. Ses doigts, son cou, ses tempes rougirent. Le mur du vestibule était tapissé de photographies. Nazim Ozan, Lylie, le mont Terrible…

Il se figea devant un cliché en particulier : sa grand-mère ! Grand-Duc conservait dans l’entrée de sa maison une photographie de Nicole. Elle était beaucoup plus jeune qu’aujourd’hui, sur la photo, elle devait à peine avoir cinquante ans, elle posait devant la plage, à Dieppe. Le cœur de Marc battait à se rompre, mélange de colère et d’étonnement. Marc ne conservait de sa grand-mère que son image actuelle, une femme de soixante-cinq ans, fanée par les longues années de sacrifices. Il n’avait presque aucun souvenir de cette femme souriante, opulente, séduisante même.

Il détourna le regard, espérant calmer sa tension. Il suffoquait, il fallait qu’il sorte, vite. L’angoisse, l’agoraphobie… La crise, imminente. Il pensa confusément qu’avant de partir de chez Grand-Duc il aurait dû faire le tour, passer un chiffon sur tous les objets qu’il avait touchés, le couvercle du vivarium, la chaise du bureau, les clenches, la fenêtre… Il n’avait pas envie, pas le temps.

Il fallait fuir, quitter l’air putréfié de cette maison, retrouver la rue.

Qu’avait-il à craindre ? Ce n’était pas lui qui avait abattu Grand-Duc. Le détective était mort depuis plusieurs heures. Il était loin de la Butte-aux-Cailles, à ce moment-là.

Marc enjamba la fenêtre, happant déjà des bouffées d’air frais.

Oui, il avait mieux à faire que le ménage, il y avait urgence.

Retrouver Lylie, avant tout.

Téléphoner à sa grand-mère, aussi, à Dieppe. Comprendre. Découvrir pourquoi on avait assassiné Grand-Duc.

Sur cette dernière question, il avait son idée. Une idée qui était directement associée à sa prochaine destination.

 

Il était dehors, il marchait dans le jardin.

Il ne remarqua pas, derrière lui, par la fenêtre ouverte, l’envol des libellules vers l’horizon.

 

Malvina se recroquevilla encore un peu plus dans l’habitacle de la Rover Mini. Dans le rétroviseur extérieur, elle distinguait parfaitement la silhouette de Marc Vitral. Il se rapprochait. Ce connard, son sac sur le dos, ne se doutait de rien. La main de Malvina glissa sous le siège conducteur, tâtonna, attrapa le Mauser L110. Encore quelques mètres, il serait à sa portée. Elle lui planterait le canon en acier dans le bide, il n’aurait pas le choix, il lui remettrait son sac à la con et le testament de ce fumier de détective, planqué dedans.

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