Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (13 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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Journal de Crédule Grand-Duc

Maître Leguerne monta à la barre. Il y avait une petite trentaine de personnes dans la salle, ce 22 avril 1981, les deux familles, les proches, les avocats, divers témoins, des policiers. Leguerne s’adressa d’abord aux policiers présents dans la salle :

— Messieurs, demanda-t-il, la miraculée portait-elle un quelconque bijou sur elle lorsqu’on l’a trouvée ? Un collier, par exemple. Un pendentif. Une gourmette, peut-être ?

Regards médusés des enquêteurs. Le commissaire Vatelier, assis au premier rang, toussa dans sa barbe. Non, évidemment ! Comme si le bébé trouvé portait autour du poignet une gourmette avec écrit dessus
Lyse-Rose
ou
Emilie
 ! Où voulait en venir ce jeune avocat prétentieux ?

— Bien, continua Leguerne. Madame Vitral, est-ce que la petite Emilie portait un bijou, une chaînette, un bracelet ?

— Aucun, répondit Nicole Vitral.

— Vous en êtes certaine ?

— Oui…

Nicole Vitral réprima un sanglot et continua :

— Oui. Nous devions donner sa gourmette à Emilie pour son baptême, à leur retour de Turquie. On l’avait déjà commandée, chez Lecerf, à Offranville, mais elle ne l’aura jamais portée.

Elle ponctua sa phrase sans retenir ses larmes, cette fois. Elle se pencha, fouilla quelques instants dans son sac et en tira un écrin rouge de forme allongée qu’elle colla sous le nez du juge Weber. Elle l’ouvrit et déposa au creux de sa main une minuscule gourmette en argent.

Aussi fragile qu’inutile.

L’émotion parcourut le public, y compris dans le camp de Carville.

Emilie
était gravé en italique, une écriture attachée, enfantine, presque joyeuse, ainsi que la date de la naissance, le 30 septembre 1980.

 

Je l’ai découvert par la suite, Nicole Vitral me l’a avoué : c’était un coup monté ! Le baptême était bien prévu, le mois suivant, mais aucune gourmette n’avait encore été commandée. C’était juste une mise en scène, risquée mais efficace. Une mise en condition. Avant de porter l’estocade.

Le jeune avocat se tourna alors vers Léonce de Carville.

— Monsieur de Carville, Lyse-Rose possédait-elle un bijou, une gourmette par exemple ?

Carville regarda avec inquiétude ses avocats. Le juge Weber insista :

— S’il vous plaît, monsieur de Carville, veuillez répondre à maître Leguerne.

Carville allait s’exprimer, mais Leguerne, plus vif, ne lui en laissa pas le temps. Il sortit, triomphant, de son épais dossier rouge la photocopie d’une facture, et pas n’importe laquelle, de chez Philippe Tournaire, joaillier-bijoutier, place Vendôme.

Le juge Weber confirma. La facture mentionnait explicitement la livraison d’une gourmette en or massif. Elle précisait que le prénom, « Lyse-Rose », et la date de naissance, « 27 septembre 1980 », avaient été gravés à la main, au poinçon. La facture datait du 2 octobre 1980, soit moins d’une semaine après la naissance de Lyse-Rose.

Cela ne prouvait rien, absolument rien, mais, pour la première fois depuis le début des audiences, Carville était sur la défensive, sans contre-argument méticuleusement préparé par ses avocats.

— Monsieur de Carville, continua Leguerne, Lyse-Rose portait-elle habituellement cette gourmette ?

— Comment voulez-vous que je le sache ? Je l’avais envoyée à mon fils en Turquie, juste après la naissance de Lyse-Rose. Mais ils ne la lui mettaient sans doute que rarement, je suppose… Pour des occasions… C’était une gourmette de valeur.

— Vous supposez ? Ou vous savez ?

— Je suppose…

— Bien, je vous remercie.

Maître Leguerne sortit une nouvelle photocopie de son dossier rouge, celle d’une carte postale postée de Ceyhan, en Turquie.

— Monsieur de Carville, vous avez bien reçu cette carte de votre fils, de Turquie, environ un mois après la naissance de Lyse-Rose ?

— Où avez-vous trouvé ça ? ! hurla Carville.

— Avez-vous reçu cette carte postale ? poursuivit l’avocat, imperturbable.

Carville céda, il n’avait pas le choix. Les branches du chêne pliaient.

— Oui, évidemment…

— « Cher papa »… commença à lire Leguerne. Je passe les détails, voici ce qui nous intéresse. « Merci pour la gourmette… Vous avez dû la payer une fortune, elle est magnifique. Lyse-Rose ne la quitte pas… C’est la seule chose qui fait d’elle une petite Française, ici »…

Leguerne s’arrêta, triomphant dans la stupeur générale.

Je n’ai jamais su qui avait trahi les Carville, un employé sans doute. Leguerne avait dû payer la carte postale à prix d’or… Enfin, à prix d’or… Tout est relatif… Comparé à un immeuble de trois étages rue Saint-Honoré !

— Cela ne prouve rien ! tempêta un avocat des Carville. C’est grotesque ! La gourmette a pu être rangée avant de prendre l’avion, elle a pu être arrachée lors du crash…

Leguerne triomphait :

— A-t-on trouvé une gourmette, ou un bijou ressemblant, près de l’Airbus, dans ce périmètre dont chaque centimètre carré a été ratissé ?

Silence dans la salle d’audience. Y compris Vatelier, les mains dans son blouson de cuir, terrassé de s’être fait doubler dans son enquête par un jeune ambitieux en robe noire.

— Non, bien entendu… N’est-ce pas, commissaire ? A-t-on relevé sur le poignet du bébé miraculé les marques d’un bracelet qui aurait été arraché ? La moindre petite marque rouge ?

Un temps d’arrêt savamment dosé.

— Non, bien entendu, les médecins n’ont rien noté de tel… Allons plus loin. A-t-on remarqué sur le poignet du bébé une marque un peu plus pâle sur son bras, un peu moins bronzée, ce type de marque que laisse un bijou que l’on porte en permanence ?…

Le temps sembla s’être arrêté.

— Non, aucune, bien entendu… Je vous remercie, ce sera tout.

Maître Leguerne retourna s’asseoir sur sa chaise. Les avocats de Carville crièrent une nouvelle fois que ce coup de théâtre n’en était pas un, que cette malheureuse gourmette ne signifiait rien… Leguerne ne répondit pas. Il savait que plus les avocats adverses se défendaient, plus ils donnaient de poids à cette simple question.

Si ce détail était sans importance, pourquoi Carville n’en avait-il jamais parlé à la justice ?

 

Avec le recul, cette histoire de gourmette n’était ni plus ni moins importante que le reste. Un doute, un doute de plus… Mais là, à cet instant du procès, la gourmette se transforma en pièce à charge contre les Carville. Un élément nouveau dans l’affaire, celui que tout le monde attendait depuis le début de l’enquête. Alors, même tiré par les cheveux, même léger, cet élément nouveau était suffisant pour faire pencher la balance…

Le juge Weber regarda longuement Léonce de Carville. L’industriel avait menti, par omission, certes, mais il avait menti tout de même. Il avait été pris en flagrant délit ! Rien que pour cela, faute de mieux, est-ce que le droit ne devait pas revenir à la partie adverse ?

Dans le doute…

 

Quant à la gourmette de Carville, elle hantera ma vie de longues années. Quand je repense à l’énergie que j’ai mise à la retrouver, à suivre son périple… Quand je pense que j’ai failli la tenir entre mes doigts, qu’il s’en est fallu de si peu… Mais pardonnez-moi encore, j’anticipe, j’anticipe…

 

La décision du juge Weber fut connue quelques heures plus tard. La miraculée du mont Terrible se nommait Emilie Vitral. Ses grands-parents, Pierre et Nicole Vitral, devenaient ses tuteurs légaux, ainsi que ceux de son frère aîné, Marc.

Lyse-Rose de Carville était morte, brûlée vive avec ses parents dans la carlingue de l’Airbus 5403 Istanbul-Paris.

 

Les avocats des Carville voulurent faire appel, utiliser tous les recours possibles. Ce fut Léonce de Carville qui refusa. Son rôle de chêne brisé, de papet, n’était plus une composition de circonstance.

Les deux attaques cardiaques, dans l’année qui suivit, presque coup sur coup à quelques mois d’intervalle, qui le clouèrent pour le restant de ses jours à l’état de quasi-légume dans un fauteuil roulant, semblèrent parfaitement dans la logique des choses.

14

2 octobre 1998, 10 h 52

— Planque le cadavre de Grand-Duc !

Le ton de Mathilde de Carville ne souffrait aucune contestation.

Malvina de Carville tenta pourtant de protester dans le téléphone :

— Mais, mamy…

— Planque le cadavre de Grand-Duc, je te dis ! N’importe où, dans un placard, sous un meuble. Il faut gagner du temps. N’importe qui peut venir chez lui. Sa voisine, sa femme de ménage, sa maîtresse… Tôt ou tard, les flics vont débarquer. Petite sotte, tu as dû laisser des empreintes partout dans la maison. Efface tout, te dis-je !

Malvina se mordit les lèvres, sa grand-mère avait raison, elle avait agi comme une idiote. Elle tournait sur elle-même dans le salon, juste entre le cadavre de Crédule Grand-Duc et le vivarium, où les bestioles finissaient de crever. Il fallait qu’elle s’active, mais elle ne pouvait pas rester longtemps, il fallait qu’elle en parle à sa grand-mère.

Il allait arriver.

— Mamy, il y a autre chose…

A l’autre bout du téléphone, Mathilde de Carville marqua un temps d’arrêt. D’une main, elle tenait le combiné ; de l’autre, elle continuait de tailler la longue rangée de rosiers. Elle sentit tout de suite, au ton de sa petite-fille, que c’était important.

— Quoi, qu’est-ce qu’il y a, Malvina ?

— Marc Vitral a appelé chez Grand-Duc. Il y a cinq minutes, à peine. Il a laissé un message sur son répondeur…

Mathilde de Carville se garda bien d’interrompre sa petite-fille. Elle coupa une branche d’un mouvement précis de sécateur.

— Il dit qu’il cherche Grand-Duc… Il sera là dans une demi-heure. Il vient en métro. Cela concerne Lyse-Rose. Et… et… il dit que c’est lui qui a le carnet de notes de Grand-Duc. Lyse-Rose l’a lu, hier. Elle le lui a confié ce matin…

Une autre branche de rosier tomba, sciée à la base. Une pluie de pétales fanés s’éparpilla sur la robe noire de Mathilde de Carville.

— Alors, raison de plus, dépêche-toi, Malvina. Fais ce que je t’ai dit, efface toutes les traces et sors de la maison.

— Et… et ensuite, mamy ?

Pour la première fois, Mathilde de Carville hésita. Les mâchoires du sécateur qui embrassaient le bois demeurèrent béantes. Jusqu’où pouvait-elle utiliser Malvina ? Jusqu’où pouvait-elle la garder sous contrôle ? Sans risquer un nouveau dérapage…

— Tu… tu restes à proximité, Malvina. Marc Vitral ne te connaît pas. Tu te caches dans la rue. Tu l’observes, tu le suis. Mais tu ne fais rien d’autre, tu me téléphones dès que tu l’as repéré. Tu m’as bien comprise, tu ne fais rien d’autre ! Et surtout, tu planques le corps !

— J’ai… j’ai compris, mamy.

Elles raccrochèrent.

Les mâchoires d’acier se refermèrent sur la tige.

Mathilde de Carville connaissait la haine de Malvina pour les Vitral. Elle était également consciente que sa petite-fille se promenait dans la rue avec un Mauser L110. Chargé. En parfait état de marche, elle en avait la terrible confirmation. Etait-il raisonnable de ne pas chercher à éviter à tout prix la rencontre entre Marc Vitral et elle, rue de la Butte-aux-Cailles, devant la maison de Grand-Duc ?

Raisonnable !

Mathilde de Carville avait banni ce mot depuis longtemps.

Le plus simple était de s’en remettre au destin, au jugement de Dieu. Comme toujours.

Mathilde sourit pour elle-même et continua de tailler les rosiers avec une dextérité étonnante. Ses longs doigts possédaient le don étrange de se poser sur les tiges, entre les épines, sans jamais se piquer, de les tordre d’un geste ferme jusqu’aux lames tranchantes du sécateur. Mathilde de Carville travaillait rapidement, mécaniquement, presque sans baisser les yeux sur ses mains, comme une couturière manipule son aiguille sans même la regarder.

Son élégante robe noire se souillait de terre, de brins d’herbe collés et de pétales. Mathilde de Carville ne s’en souciait pas. Elle tourna la tête vers l’immense parc de la Roseraie. Léonce de Carville était assis dans son fauteuil roulant, au milieu de la pelouse, sous le grand érable. La tête tombée sur le côté. Il se tenait à plus de trente mètres d’elle et Mathilde pouvait pourtant entendre ses ronflements. Elle hésita à appeler Linda, l’infirmière, pour qu’elle vienne lui redresser la tête, placer un coussin sous son cou, le rentrer aussi, il ne faisait plus si chaud.

Elle haussa les épaules. A quoi bon…

Son mari avait sombré dans cet état végétatif il y avait près de dix-sept ans maintenant. Il était péniblement parvenu à résister au premier infarctus, à remonter la pente, quelques semaines, mais n’avait rien pu faire contre le second, en pleine assemblée générale, au septième étage de leur siège social, juste derrière Bercy. Les urgentistes étaient parvenus à lui sauver la vie, mais le cerveau n’avait pas été irrigué pendant de trop longues secondes.

Mathilde de Carville continuait d’examiner ses plantes tout en suivant des yeux, sur la terre brune, l’ombre de la croix qu’elle portait au cou.

Le jugement de Dieu. Une nouvelle fois.

Après la catastrophe du mont Terrible, son mari avait voulu s’occuper de tout, comme toujours. Elle s’était inclinée. Elle avait laissé faire. Il possédait le pouvoir, la force, les relations…

Elle avait eu bien tort ! Après le décès de leur fils unique Alexandre, Léonce avait perdu toute lucidité. Il n’avait fait que multiplier les erreurs ! La mallette pleine d’argent offerte aux Vitral ; la gourmette, dont il avait refusé de parler ; cette pauvre Malvina, qu’il avait traînée partout pendant des semaines pour qu’elle témoigne à tout-va.

Sans parler du reste, l’inavouable.

Oui, Mathilde n’éprouvait que du mépris pour cet infirme. Après toutes ces années, il n’y avait guère que l’accident de l’Airbus dont elle ne pouvait rendre responsable son mari.

Les doigts de Mathilde volaient de tige en tige. Les épines des roses, armes dérisoires, n’opposaient aucune résistance. Les branches s’effondraient les unes sur les autres.

Et encore… C’était son idée personnelle, le fameux pipeline Bakou-Tbilissi-Ceyhan. Envoyer pendant des mois son fils unique vivre en Turquie, avec sa belle-fille enceinte, sa petite-fille contrainte de naître à l’étranger ! Pour une chimère ! En 1998, pas un tuyau n’était encore posé sur cette maudite ligne.

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