Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (38 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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« Oh, les amoureux… »

Les cris d’enfants résonnaient encore dans les oreilles de Marc. Comme ce bruit de réacteur mal imité par ces morveux.

« Oh, les amoureux… »

Lylie, où es-tu ?

 

Marc n’avait plus envie d’appeler une quelconque nouvelle clinique. Une de plus. Peine perdue.

« Oh, les amoureux… »

Qui était au courant, à part eux ? Qui connaissait leur secret ?

Personne. Cela, ni Grand-Duc ni personne d’autre ne l’avait raconté dans un cahier.

Il n’y avait pas deux mois de cela.

Le 16 août.

Lylie n’avait pas encore dix-huit ans.

Marc ferma les yeux.

Il n’y avait pas deux mois de cela.

43

16 août 1998, 18 h 00

Une folie, pensait Marc. Courir en plein mois d’août ! C’était la fin d’après-midi, il faisait encore près de trente degrés. Une canicule normande, exceptionnelle !

Lylie n’en démordait pas. Elle laçait ses baskets, accroupie sur le pas de la porte de la rue Pocholle, comme si des ailes la démangeaient. Marc soupira. A contrecœur, il envoya valser ses espadrilles et alla chercher ses chaussures de sport. La voix joyeuse de Lylie carillonna :

— En route, fainéant !

Elle avait noué ses cheveux blonds en queue de cheval, avec un petit chouchou bleu ciel. Marc adorait quand Lylie avait les cheveux tirés en arrière. Cela agrandissait son visage, son front. Cela lui donnait une grâce presque princière. Lylie avait achevé ses préparatifs. Elle sautillait devant la porte. Impatiente.

— Dépêche-toi !

— C’est bon…

Depuis que Lylie avait eu dix-huit en sport au bac, option cross, elle avait pris goût au jogging. Elle avait couru tout le printemps, cinq heures d’entraînement hebdo et abdos, avec Marc pour coach.

Celui-ci s’énervait, ne trouvait pas sa basket gauche.

— Si tu n’as pas envie de venir…

— Si… si.

Lylie attrapa une bouteille d’eau minérale et rejeta sa tête en arrière pour boire au goulot. Un mince filet d’eau coula sur ses lèvres, son menton, son cou. Marc détourna le regard. Troublé. Une nouvelle fois.

— Derrière les seaux. Ta basket, je veux dire…

— Merci…

Marc laça à son tour sa chaussure, maladroitement. Lylie avait enfilé une combinaison de sport Sergio Tacchini. Mauve et blanc. Le genre combinaison de championne olympique de triathlon. Une fortune, pour quelques bouts de tissu élastique. Un short moulant comme une seconde peau. Un haut qui aplatissait trop les seins de Lylie, mais qui dévoilait par contre intégralement son ventre plat, la chute de ses reins, le grain de sa peau, à peine bronzée.

— Bon ! On y va ?

Marc bougea malgré lui.

Un mauvais pressentiment ? La chaleur lourde de ce 16 août ? L’absence de vent ? Le ton de Lylie ? Enjoué ? Surjoué ?

Les premières foulées sont toujours les plus dures. Ils traversèrent le Pollet, passèrent le pont transbordeur, longèrent la digue de béton sur le front de mer puis attaquèrent la montée, sèche, jusqu’au château-musée.

Lylie courait toujours devant. Marc calait sa foulée sur la sienne. Ils passèrent devant le golf, puis le lycée Ango et son architecture futuriste, au pied des falaises. Lylie, malicieuse, agita la main en direction du lycée, en signe d’au revoir.

Ils suivaient maintenant un bon kilomètre de plat jusqu’à Pourville. La foulée pouvait s’allonger. Soudain, au détour d’un tournant, le panorama explosa. La valleuse de Pourville, superbe sous le soleil. Lylie accéléra encore dans la descente. Sur la digue, les touristes aux terrasses, sur la plage, se retournèrent sur son passage. Surtout les hommes, subjugués par l’apparition fugitive de cette fille blonde, élancée, dans sa combinaison moulante. Hypnotisés par le mouvement régulier de ses longues jambes nues, comme le mouvement perpétuel du battant de cuivre d’une horloge. Marc adoptait une attitude de bodyguard. Regard de mouche à trois cent soixante degrés. Pour un peu, tout en courant, il aurait mis la main sur l’épaule de Lylie.

Il était habitué aux regards concupiscents des hommes sur Lylie, mais cela ne l’empêchait pas d’être jaloux. Les cinq cents mètres de plage de Pourville furent vite avalés, ils entamaient déjà la montée de Varengeville, la plus abrupte, la plus abritée des vents d’ouest… Le versant où se cachaient les plus belles villas, en raison à la fois de la vue et du climat… Près de cent mètres de dénivelé !

Lylie peinait un peu. Marc suivait, sans problème. Il fixait la vallée sauvage de la Scie, au loin. Il évitait surtout de poser trop longtemps son regard devant lui. Juste devant. Les fesses de Lylie s’agitaient à la hauteur de ses yeux, ondulantes, sautantes, vivantes.

Troublante. Lylie se rendait-elle compte ? Un dernier virage et la côte s’acheva, enfin. Marc accéléra, se hissa à la hauteur de Lylie. Ils coururent de front. Lylie tourna sa tête vers Marc. Souriante. Radieuse.

Si belle.

Une émotion montait en Marc. Pas nouvelle. Oh non ! Mais plus intense, plus puissante que jamais. La route était plate, ou presque, sur quatre ou cinq kilomètres, jusqu’au cimetière marin de Varengeville, leur but. Varengeville était la commune la plus boisée de la côte d’Albâtre et l’ombre fut la bienvenue. Ils doublèrent le manoir d’Ango, le parc floral des Moutiers, courant toujours de front, au mépris des voitures derrière eux qui peinaient à les doubler.

A deux cents mètres de l’arrivée, Lylie fit mine de sprinter. Marc lui laissa cinq mètres d’avance. Il n’aurait pas dû… La sueur coulait dans le dos nu de Lylie. Les gouttes glissaient jusque dans le bas de ses reins. Peau et perles. Comme une source joyeuse dans laquelle Marc n’avait qu’une envie : plonger sa bouche.

Se calmer. Surtout, se calmer.

Marc accéléra, doubla Lylie en riant, ralentit juste pour arriver sur la même ligne qu’elle. Lylie s’écroula sur la pelouse, épuisée. Marc détourna une nouvelle fois les yeux du corps étendu, offert au soleil.

Il marcha, poussa le portail du cimetière marin. Lylie le rejoignit, quelques secondes plus tard. Ils n’étaient pas seuls, loin de là. Une bonne vingtaine de touristes circulaient dans le minuscule cimetière, cherchaient la tombe de Georges Braque, son vitrail dans l’église, posaient devant le somptueux panorama. Dieppe. Criel. Le Tréport. Tout le littoral jusqu’à la falaise morte, à Ault, en Picardie.

Combien de couples d’amoureux rêvaient de se marier ici ? Dans cette adorable église de grès suspendue dans un écrin de verdure, entre ciel et mer.

Marc lui-même… En rêvait-il ?

Il chassa ces pensées stupides.

— On y retourne ?

Il avait appris que la falaise reculait plus encore ici qu’ailleurs. Tout était pourri, en dessous. La craie était gorgée d’eau. Friable. Un jour ou l’autre, tout basculerait à la mer. L’église. Les tombes. Le calvaire de grès.

Tout. A l’eau, puis balayé en deux jours par la marée.

 

Lylie avait bu une gorgée à même le robinet à l’entrée du cimetière et était déjà repartie.

Marc suivit, docile.

Le flux continu de voitures de touristes défilait en face. Le bord de la route étroite étant délimité par un talus planté méticuleusement entretenu, il devenait impossible de courir de front cette fois. Marc devait emboîter le pas de Lylie, se résoudre à contempler devant lui ce dos trempé de sueur, ces fesses galbées, cette nuque de velours piquetée de duvet blond.

Il ne le fallait pas, pourtant.

Pourquoi ?

Pourquoi ?
hurlait une voix dans son crâne.

Ne plus rien regarder. Se concentrer uniquement sur son rythme cardiaque, ses foulées. N’être plus qu’une mécanique sans émotion.

 

Ils redescendaient déjà sur Pourville. Les manoirs de la Belle Epoque se succédaient, rivalisant de fantaisie baroque. Brusquement, Lylie tourna sur la gauche en direction de la gorge du Petit Ailly, une petite plage au bout d’une valleuse presque secrète, connue surtout des habitués… Sans doute nombreux, tout de même, en ce 16 août. Marc se hissa encore à la hauteur de Lylie.

— On va où ?

Le regard de Lylie pétilla.

— Caprice ! Qui m’aime me suive !

Elle tourna encore. A droite. Plein bois. Il n’y avait plus de chemin, désormais, juste une petite forêt de saules. Deux cents mètres à peine plus loin, ils sortirent du bois. Ils doublèrent une petite mare sur leur droite. Ils avaient dû pénétrer dans une ferme. Lylie continua dans le champ, à découvert. A grandes foulées.

Ils descendaient maintenant vers la mer en suivant une pente assez raide. Lylie poursuivait sa course. Au-dessus d’eux, dans le pré, des vaches les fixaient. Mi-étonnées, mi-apeurées.

Aucun fermier, par contre. Lylie longeait une clôture électrifiée. Visiblement, elle connaissait. Marc fit un effort de concentration, les topoguides du sentier littoral GR 21, qu’il avait si souvent arpenté, défilèrent dans sa tête. Ils avaient obliqué au nord de la gorge du Petit Ailly. De mémoire, ils avaient donc dû traverser la ferme du Pin-Brûlé, puis celle de Mordal. Marc n’avait désormais plus de doute sur leur destination : le port de Mordal, dont il ne connaissait l’existence que par les cartes. Il s’agissait d’une de ces petites criques inaccessibles aux touristes, cachées des autres accès à la mer. Une plage privée seulement réservée au paysan propriétaire des lieux, qui sans doute n’y trempait jamais ses bottes.

Sur les vingt derniers mètres avant d’accéder à la mer, la valleuse s’était effondrée. L’argile affleurait et coulait en langues ocre vers la mer. Ils devaient franchir un trou de dix mètres, pas très difficile à escalader, et qui présentait l’avantage de rendre la plage totalement invisible depuis le champ.

Lylie glissa sur l’argile. Ses longues jambes et sa peau Sergio Tacchini se teignirent de boue rouge. Elle se tint debout sur les galets. Fière. Victorieuse.

Marc avait suivi, sans difficulté. La mer commençait légèrement à descendre, dégageant trois bons mètres de sable derrière les galets.

Lylie fit glisser le chouchou bleu dans ses cheveux. Ils tombèrent en cascade d’or. Marc frissonna.

— Un coup de tête ! fit Lylie avec une moue charmante, comme pour se faire pardonner. On en pique une ?

Marc ne répondit pas. Dépassé. Inquiet. Toujours ce mauvais pressentiment.

— Allez, continua Lylie. Je suis trempée de sueur ! Pour une fois qu’il fait beau. C’est la plus belle journée de l’été !

Lylie avait raison. D’un point de vue strictement météorologique, du moins.

L’eau calme. La chaleur. Le sable. Le silence.

Leur intimité.

Comment résister ?

Lylie, de toute façon, n’attendit pas la réponse de Marc. Les deux baskets valsèrent dans les galets. La jeune fille plongea dans l’eau. Son costume de triathlète était aussi adapté pour la course que pour la natation. Marc portait un tee-shirt ample aux couleurs du Stade toulousain et un long caleçon de toile. Le tee-shirt rejoignit les baskets sur les galets. Le caleçon serait trempé. Tant pis.

 

Ils nagèrent près d’une heure. Sagement.

Marc commençait à reprendre ses esprits. Le corps de Lylie se perdait dans l’eau grise de la Manche. Ils alternaient brasse et crawl, côte à côte, complices, heureux.

Lylie avait raison, comme toujours. Elle avait cédé à un caprice délicieux.

Qu’est-ce qu’il s’était imaginé ?

Un piège ?

C’était son esprit pervers qui l’avait fantasmé…

 

Une gerbe d’eau inonda ses pensées. Lylie éclata de rire et éclaboussa Marc une seconde fois. Il répondit. Lylie protesta pour la forme, laissa Marc repartir, puis, d’un souple mouvement de reins, grimpa sur son dos et lui enfonça la tête sous l’eau. Marc ne résista pas, même si Lylie ne faisait pas le poids.

Marc reprit sa respiration en recrachant de l’eau salée. Lylie avait pris deux mètres d’avance, riant aux éclats.

— Nooon…

Marc rattrapa d’abord Lylie par un pied. Elle protesta sans conviction :

— C’est pas du jeu !

Il la tira vers lui. Il avait tant joué ainsi avec Lylie lorsqu’ils étaient enfants, dans la même eau savonneuse d’une baignoire minuscule. La main ferme du garçon saisit la taille de Lylie. Légère comme une plume. Le latex tendu moulant les fesses de Lylie se colla au torse de Marc.

— Tu triches…

Lylie riait toujours.

Marc remonta la main, attrapa un bras, une épaule. Poussa, doucement, juste pour que Lylie coule, quelques centimètres, sans lui faire mal. Marc se servit de son poids pour faire appui. Il sortait de l’eau pendant que Lylie s’y enfonçait. La poitrine de Lylie se pressa sur le ventre de Marc, descendit encore. Les épaules, puis le visage de la jeune fille, les yeux clos par crainte du sel, frôlèrent son torse.

Un mètre supplémentaire sous l’eau.

Le visage de Lylie se colla au tissu trempé du caleçon de Marc. Sa bouche toucha le sexe du garçon, par accident, presque.

Marc bandait.

Terriblement.

Comment pouvait-il en être autrement ?

 

Au loin, sur la mer d’huile, un ferry quittait le port de Dieppe, direction Newhaven. Quelques triangles blancs s’agitaient dans son sillage, des mouettes sans doute, ou des petits voiliers, il était difficile de les distinguer à cette distance.

Lylie et Marc ne disaient rien. Ils nagèrent doucement vers la plage. Le sable était presque sec. Lylie s’allongea sur le ventre.

— Je me sèche un peu, avant de repartir ?

Les seuls mots qu’elle ait prononcés, d’une voix gênée. Une nouvelle voix, comme si elle avait mué. Une voix d’adulte. Marc resta assis, recroquevillé, les bras enroulés autour de ses genoux pliés, fixant l’horizon.

Combien de temps cela dura-t-il ? Quelques minutes ? Des heures ?

 

Le ferry avait disparu depuis longtemps à l’horizon, vers l’Angleterre, et les mouettes, ou les voiliers, étaient rentrées au port. La mer semblait aussi vide qu’un désert.

Lylie se leva soudain. Silencieuse. Marc ne distinguait que son ombre sur le sable. La jeune fille croisa ses bras et d’un seul geste fit glisser par-dessus sa tête le haut de sa combinaison. Elle posa avec délicatesse le maillot sur le sable, bien à plat, comme pour le faire sécher. Lorsqu’elle se pencha, Marc n’eut pas besoin de tourner la tête pour voir se détacher sur le sable le profil de deux seins. Petits et fermes. En ombre chinoise, tels ceux d’une geisha.

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