Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (21 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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— Un amant, Crédoule ?

Nazim posa sur moi un regard brun coquin et amusé, celui qui devait faire craquer sa petite Ayla.

 

On prétend que pour les détectives privés, les affaires d’adultères, c’est la corvée, l’alimentaire, la lie du métier… Foutaises ! Si l’on veut être sincère, entrer par effraction dans la vie sexuelle des clients, cela reste l’un des bons côtés du métier…

Je n’eus aucun mal à découvrir qu’Alexandre de Carville n’était pas un modèle de vertu. C’est un euphémisme. Je m’en doutais un peu… Quand on a le pouvoir, le fric, la jeunesse, dans une ville où la pratique du harem est multimillénaire, avec une femme qui garde les enfants à cinq cents kilomètres de votre lieu de travail… J’ai réussi au fil du temps à mettre au jour une demi-douzaine d’aventures extraconjugales du bel Alexandre. De façon étrange, les femmes ont tendance à avouer assez facilement leurs aventures avec un amant décédé… et plus encore quand la femme de l’amant est morte, elle aussi…

Bizarre, les sentiments.

Alexandre de Carville faisait dans le classique, la secrétaire sautée sur son bureau de verre au siège de l’entreprise à Istanbul, dans le quartier de Yenikapı ; j’ai vu les deux, le bureau de verre et la secrétaire. Elégants et froids. Il avait aussi retrouvé la jeunesse pendant trois mois avec une Stambouliote incendiaire, à peine majeure, qui se baladait dans le quartier de Galata avec une jupe au ras des fesses et le nombril à l’air, sous le regard inquisiteur des femmes voilées de noir. Elle le traînait de boîte en boîte. Je l’ai retrouvée, elle est mariée. Deux enfants. Pas encore le voile, mais plus de minijupe. Je passe sur les aventures de hammam, les danses du ventre, avec des quasi-professionnelles de l’amour, souvent accompagné de clients, d’ailleurs. D’après mes recherches, son amante la plus fidèle fut Pauline Colbert, une Française, genre working girl, célibataire, responsable des ventes chez Total, qui selon ses propres dires avait été la dernière à faire l’amour à Alexandre de Carville, le 22 décembre 1982, soit le jour même du départ de la famille dans l’Airbus 5403… Visiblement, avoir fait jouir, plusieurs fois, me précisa-t-elle, un type qui allait finir calciné dans un avion moins de vingt-quatre heures plus tard l’excitait terriblement, a posteriori. Elle m’avoua sans aucune pudeur qu’Alexandre était un super coup et qu’elle avait été jusqu’à lui tailler une pipe dans le sérail de Topkapı à la barbe des gardiens du palais. La fille avait un visage quelconque posé sur un corps assez bandant. J’ai même perçu qu’en insistant un peu elle aurait bien ajouté un détective privé à son tableau de chasse. Sur le coup, je ne me suis pas senti l’âme d’un faisan.

D’où une première question : Véronique de Carville était-elle au courant des frasques de son mari ?

Difficile de penser le contraire ! Une seconde question s’imposait alors, la principale : lui rendait-elle la pareille ? Je n’en ai trouvé aucune preuve. Tout semblait montrer que Véronique était passablement déprimée, vivant presque toujours seule, avec ses filles, Malvina, puis Lyse-Rose… Elle recevait peu, je vous l’ai dit… J’ai essayé de repérer dans son entourage des candidats au titre d’amant officiel et de père potentiel de Lyse-Rose. Il y avait bien le fils du jardinier, un gamin beau comme un Dieu qui bêchait torse nu sous les persiennes de Véronique, gentil, le genre à pouvoir faire fantasmer une Occidentale déprimée, lectrice troublée de
L’Amant de Lady Chatterley
, mais le gamin ne m’a rien avoué, et en plus il possédait une paire d’yeux noirs intenses qui ne m’arrangeait pas d’un point de vue génétique…

Je me suis concentré sur la recherche d’yeux bleus dans les parages de la villa des Carville à Ceyhan. Ils étaient rares. J’en ai trouvé trois, dont un possible, moyennement crédible, un bel Allemand à catogan qui louait des pédalos dans les environs. J’ai pris des photos du type, je guette depuis les ressemblances futures avec Lylie, au fil des années. Au jeu des sept ressemblances, rien d’évident pour l’instant. Tant mieux ! Je ne me voyais pas expliquer à Mathilde de Carville qu’elle m’avait payé une fortune toutes ces années pour que je lui apprenne qu’effectivement Lyse-Rose avait bien survécu au crash… mais n’était pas leur petite-fille, pas une de Carville, mais la fille d’un loueur de pédalos teuton !

 

Pendant ce temps-là, en France, le prix de la gourmette dans les petites annonces était passé à quarante-cinq mille francs et aucun poisson n’avait encore mordu, pas même un canular à la turque. Pas facile à falsifier, il faut bien le dire, une gourmette en or massif poinçonnée chez Tournaire…

Dans la série « ne négliger aucune piste », je continuais d’emmerder Nazim, entre deux bouffées et trois gorgées brûlantes :

— Nazim, et si le crash de l’Airbus 5403 n’était pas dû au hasard ?

C’était un midi, le café Dez Anj était bondé de Turcs encravatés sifflant leur raki pendant l’heure de la prière. Nazim sursauta, faillit renverser le plateau que le serveur apportait.

— Tu cherches quoi, là, Crédoule ?

— Eh bien… Quand on y repense, on n’a jamais complètement élucidé les causes de l’accident sur le mont Terrible. La tempête de neige, l’incompétence du pilote, tout cela a bon dos, tu ne trouves pas ? Pourquoi ne pas imaginer autre chose ?

— Je te fais confiance… Précise…

— Un attentat, par exemple. Un attentat terroriste !

La moustache de Nazim vibra.

— Contre qui ? Les Carville ?

— Pourquoi pas ? Un attentat visant leur famille, Alexandre, l’héritier unique… Mon raisonnement n’est pas complètement stupide. Alexandre travaillait sur un projet à haut risque, le pipeline Bakou-Tbilissi-Ceyhan, qui passe en plein milieu du Kurdistan. Alexandre négociait directement avec le gouvernement turc pendant que le PKK multipliait ses attentats sur tout le territoire…

Nazim éclata de rire.

— Les Kurdes ! Ben voyons ! Vous voyez des terroristes partout, vous, en Occident… Les Kurdes ! Une bande de paysans qui…

— Nazim, je suis sérieux. Le Parti des travailleurs du Kurdistan n’a pas apprécié, mais alors pas du tout, de voir l’or noir passer sous son nez sans s’arrêter sur son territoire. Ils devaient encore moins apprécier l’hypothèse d’une invasion du Kurdistan par les bulldozers de Carville, encadrés de chars de l’armée turque…

— D’accord, Crédoule, mais de là à aller faire sauter un Airbus avec le fils Carville à l’intérieur… D’ailleurs, au final, cela changerait quoi, un attentat contre les Carville ?

— Pourquoi pas une histoire d’espionnage tordue ? Lyse-Rose enlevée avant le départ de l’Airbus, ou des sosies qui prennent l’avion à la place des Carville, mis au courant du projet d’attentat…

Nazim explosa encore de rire, me donna une grande tape dans le dos et commanda deux autres rakis. Nous passâmes la nuit à regarder passer les bateaux sur la Corne d’Or et à parler à n’en plus finir de l’affaire. C’étaient de loin les plus beaux moments de cette enquête, quand j’y repense. Les premiers mois. En Turquie. Mes meilleurs souvenirs. Ensuite, à partir de l’été 1982, les séjours en Turquie se sont espacés.

 

Le 7 novembre 1982, j’étais pourtant encore en Turquie, depuis quinze jours. J’ai appris la nouvelle trois jours après, par Nazim. Mathilde de Carville n’avait même pas eu le tact de me prévenir. Pierre et Nicole Vitral avaient été victimes d’un accident, au Tréport, un peu avant l’aube, dans la nuit du samedi au dimanche. Pierre ne s’était jamais réveillé. Nicole luttait encore entre la vie et la mort.

L’hypothèse de l’accident, vue d’Istanbul, était difficile à croire.

Déformation professionnelle ou conviction intime ? Dans ma chambre de l’hôtel Askoc, j’ai eu brusquement la frousse, une frousse terrible, brutale. Pour la première fois, je me rendais compte que continuer de travailler sur cette affaire, pour les Carville, pendant des années de ma vie, c’était perdre ces années… ainsi que toutes celles qui me resteraient ensuite.

J’ai continué, pourtant.

2 octobre 1998, 11 h 52

Nation.

Marc leva les yeux. Son dos perlait de sueur.

C’est ici qu’il devait changer pour attraper le RER.

Marc se retrouva sur le quai, le cahier à la main, essoufflé, hagard. Il se déplaça vers le banc en face de lui, referma le cahier et ouvrit son sac. Sonné.

Le 7 novembre 1982…

Cette date était restée imprimée dans sa mémoire. Il l’avait si souvent lue pendant toutes ces années, gravée sur la tombe de son grand-père, parce qu’il n’avait rien d’autre à faire pendant que sa grand-mère pleurait. Elle se rendait tous les jours au cimetière. Les jours où il n’avait pas d’école, Marc suivait, poussant le landau où dormait Lylie. C’était loin, il fallait monter une très longue côte, Nicole toussait à n’en plus finir.

Le 7 novembre 1982…

 

Marc marcha un peu au hasard dans le couloir du métro, recherchant la ligne A parmi les directions qui s’entrecroisaient dans l’immense station. Petit à petit, il reprenait son souffle, réfléchissait. Le plan du RER défilait dans sa tête. Direction Vincennes, Noisy-le-Grand, Bussy-Saint-Georges…

Il ralentit le pas, il ne fallait pas qu’il aille trop vite, qu’il se laisse entraîner par la spirale des événements, le cahier de Grand-Duc et ses révélations, le meurtre du détective, la disparition de Lylie. L’accident de ses grands-parents.

L’air qui se glissait dans les longs couloirs glaçait son dos trempé.

Il n’était pas stupide, il ne devait pas ainsi se jeter dans la gueule du loup. Pas sans prendre ses précautions, en tout cas. Le plan du métro défila à nouveau dans sa tête. Marc esquissa un sourire. Oui, il était beaucoup plus intelligent de se diriger en sens inverse, direction La Défense. Une seule station de plus. Quelques minutes de perdues, à peine, suffisantes pour mettre à l’abri ce qu’il avait appris.

 

Moins de deux minutes plus tard, Marc se retrouvait dans la cohue de la gare de Lyon. Il se laissa porter par le tourbillon de voyageurs dans les couloirs interminables. D’immenses images défilaient, pour vanter les prochains films à l’affiche.
L’Homme qui murmurait à l’oreille des chevaux
,
Il faut sauver le soldat Ryan

Les derniers livres, les concerts.

Marc tourna à peine la tête.

Une affiche sombre annonçait
Charlélie Couture en concert au Bataclan
.

Ses pensées s’envolèrent vers Lylie.

 

Oh, libellule !
Toi t’as les ailes fragiles,
Moi, moi j’ai la carlingue froissée…

 

Marc sortit son téléphone. Il captait du réseau, enfin. Il composa le numéro de Lylie.

Sept sonneries. Comme d’habitude.

Le répondeur.

— Lylie, attends, attends-moi. Ne fais pas de conneries ! Rappelle-moi. Je suis sur la piste. Je vais trouver.

Trouver quoi ?

Ne pas hésiter, avancer.

Marc arriva au départ des grandes lignes. Les TGV orange étaient alignés comme sur la ligne de départ d’un sprint de cinq cents kilomètres vers le sud. Les consignes se situaient un peu sur la droite, derrière le point presse. Marc ouvrit une lourde porte d’acier et enfonça son Eastpack à l’intérieur du cube gris. Il n’allait pas se rendre à la Roseraie, chez les Carville, avec dans les mains le cahier de Grand-Duc. C’était à Lylie que Grand-Duc l’avait confié, et pas aux grands-parents Carville, il y avait forcément une raison à cela. Il allait rencontrer les Carville, discuter, négocier. Ensuite, il aviserait…

Il fallait entrer un code. Cinq chiffres. Marc tapa sans réfléchir :
7 11 82
.

La consigne claqua dans un bruit sec. Marc souffla. Un kiosque vendait des sandwichs et des boissons, il fit la queue deux minutes et acheta un jambon-beurre et une bouteille d’eau.

Il avait pris la bonne décision. Se séparer, temporairement, de ce cahier, même s’il brûlait d’envie de lire la suite. La version de Grand-Duc. Sur l’accident du 7 novembre 1982.

Marc avait quatre ans à l’époque, juste de vagues souvenirs. Les mots du cahier de Grand-Duc étaient pourtant explicites.

« L’hypothèse de l’accident, vue d’Istanbul, était difficile à croire. Déformation professionnelle ou conviction intime ? »

Marc voulait savoir !

Tant pis.

Il fit brusquement demi-tour, retourna à la consigne, tapa le code.

7 11 82.

Marc fouilla avec nervosité le sac, sortit le cahier. Les pages défilèrent. Marc survolait les lignes.

C’était perdre ces années… ainsi que toutes celles qui me resteraient ensuite. Pourtant, j’ai continué
.

C’était là.

Marc fit glisser quelques pages entre ses doigts, puis, d’un geste sec, les arracha au cahier. Cinq feuilles, celles qui suivaient la page où il avait arrêté sa lecture. L’accident de ses grands-parents, cette nuit-là, au Tréport, raconté par Grand-Duc.

Marc plia les feuillets en quatre, les glissa dans la poche arrière de son jean, referma la porte de la consigne, puis s’enfonça à nouveau dans le dédale des couloirs de la gare de Lyon.

23

2 octobre 1998, 11 h 55

Nicole Vitral marchait lentement sur le trottoir de la rue de la Barre. Arrivée au croisement de l’école Sévigné, elle s’arrêta et toussa. Une vilaine toux grasse. Il lui restait toute la rue de Montigny à monter, jusqu’au cimetière de Janval. Plus d’un kilomètre. Elle s’en fichait, elle prenait son temps. Depuis qu’elle était à la retraite, elle n’avait plus que ça à faire, ou presque, son pèlerinage quotidien sur la tombe de son mari, puis prendre le pain chez Ghislaine en redescendant, une viande tous les deux jours, et rentrer au Pollet. Ses jambes ne la portaient plus si bien qu’autrefois.

Nicole attaqua avec courage le bas de la rue de Montigny, la partie la plus abrupte. Juste après le tournant de la piscine, un camion de la mairie la doubla, puis se gara devant elle, à cheval sur le trottoir.

La face joviale de Sébastien, le conseiller municipal, apparut par la portière.

— On monte au gymnase, madame Vitral ! On vous dépose devant le cimetière en passant ?

Sébastien, à la mairie, faisait partie des petits jeunes, un quadra, comme ils disent maintenant, mais communiste quand même, et fier de l’être. Nicole Vitral l’avait vu grandir. Un type bien, militant, une tête de mule, mais une tête de mule bien posée sur les épaules. Malgré ce qu’en disait tout le monde à la télé, avec des gars comme ça, le Parti avait encore de beaux jours devant lui. Ils allaient la garder, la mairie de Dieppe, lors des prochaines municipales. Sûr !

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