La carte et le territoire (12 page)

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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature française

BOOK: La carte et le territoire
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« Je vous en parle, alors qu’évidemment ça ne me regarde pas, poursuivit-il, parce qu’elle va bientôt revenir en France. J’ai encore des amis à la télévision, et je sais que Michelin va créer une nouvelle chaîne sur la TNT,
Michelin TV
, axée sur la gastronomie, le terroir, le patrimoine, les paysages français, etc. C’est Olga qui la dirigera. Bon, sur le papier, le directeur général sera Jean-Pierre Pernaut ; mais, en pratique, c’est elle qui aura toute autorité sur les programmes. Voilà… » conclut-il d’un ton qui indiquait clairement que l’entretien était terminé, « vous étiez venu pour me demander un petit service, et je vous en ai rendu un grand. »

Il jeta un regard acéré à Jed qui se levait pour partir. « À moins que vous ne considériez que le plus important, c’est votre exposition… » Il hocha de nouveau la tête, et c’est en marmonnant, d’une voix presque inaudible, qu’il ajouta avec dégoût : « Putain d’artistes… »

II

Le Sushi Warehouse de Roissy 2E proposait un choix exceptionnel d’eaux minérales norvégiennes. Jed se décida pour la Husqvarna, plutôt une eau du centre de la Norvège, qui pétillait avec discrétion. Elle était extrêmement pure – quoique, en réalité, pas davantage que les autres. Toutes ces eaux minérales ne se distinguaient que par un pétillement, une texture en bouche légèrement différents ; aucune d’entre elles n’était si peu que ce soit salée, ni ferrugineuse ; le point commun des eaux minérales norvégiennes semblait être la modération. Des hédonistes subtils, ces Norvégiens, se dit Jed en payant sa Husqvarna ; il était agréable, se dit-il encore, qu’il puisse exister tant de formes différentes de pureté.

Le plafond nuageux arriva très vite, et avec lui ce rien qui caractérise un voyage aérien au-dessus du plafond nuageux. Brièvement, à mi-parcours, il aperçut la surface gigantesque et ridée de la mer, comme une peau de vieux en phase terminale.

L’aéroport de Shannon, par contre, enchanta Jed par ses formes rectangulaires et nettes, la hauteur de ses plafonds, les étonnantes dimensions de ses couloirs – tournant au ralenti, il ne servait plus guère qu’aux compagnies
low cost
et aux transports de troupes de l’armée américaine, mais il avait visiblement été prévu pour un trafic cinq fois supérieur. Avec sa structure de piliers métalliques, sa moquette rase, il datait probablement du début des années 1960, voire de la fin des années 1950. Mieux encore qu’Orly, il évoquait cette période d’enthousiasme technologique dont le transport aérien était une des réalisations les plus innovantes et les plus prestigieuses. À partir du début des années 1970, avec les premiers attentats palestiniens – plus tard relayés, de manière plus spectaculaire et plus professionnelle, par ceux d’Al-Qaida – le voyage aérien était devenu une expérience infantilisante et concentrationnaire, que l’on souhaitait voir s’achever au plus vite. Mais à l’époque, se dit Jed en attendant sa valise dans l’immense hall d’arrivée – les chariots à bagages métalliques, carrés et massifs, étaient probablement d’époque, eux aussi – à cette époque surprenante des
Trente Glorieuses
, le voyage aérien, symbole de l’aventure technologique moderne, était bien autre chose. Encore réservé aux ingénieurs et aux cadres, aux constructeurs du monde de demain, il était appelé, nul n’en doutait dans le contexte d’une social-démocratie triomphante, à devenir de plus en plus accessible aux couches populaires à mesure que se développeraient leur
pouvoir d’achat
et leur
temps libre
(ce qui s’était d’ailleurs finalement produit, mais à la suite d’un détour par l’ultra-libéralisme adéquatement symbolisé par les compagnies
low cost
, et au prix d’une totale perte du prestige antérieurement associé au transport aérien).

Quelques minutes plus tard, Jed eut une confirmation de son hypothèse sur l’âge de l’aéroport. Le long couloir de sortie était décoré de photographies de personnalités éminentes ayant honoré l’aéroport de leur visite – essentiellement, des présidents des États-Unis d’Amérique et des papes. Jean-Paul II, Jimmy Carter, Jean XXIII, George Bush I et II, Paul VI, Ronald Reagan… aucun ne manquait à l’appel. Arrivé à l’extrémité du couloir, Jed eut la surprise de constater que le premier de ces visiteurs illustres n’avait pas été immortalisé au moyen d’une photo, mais bel et bien d’un tableau.

Debout sur le tarmac, John Fitzgerald Kennedy avait distancé le petit groupe des officiels – parmi lesquels on remarquait la présence de deux ecclésiastiques ; à Parrière-plan, des hommes en gabardine appartenaient probablement aux services de sécurité américains. Le bras lancé vers l’avant et vers le haut – en direction de la foule massée derrière les barrières, pouvait-on imaginer – Kennedy souriait avec cet enthousiasme et cet optimisme crétins qu’il est si difficile aux non-Américains de contrefaire. Son visage, ceci dit, paraissait botoxé. Revenant en arrière, Jed examina attentivement l’ensemble des représentations de personnalités éminentes. Bill Clinton était tout aussi grassouillet et lisse que son plus illustre prédécesseur ; les présidents démocrates américains, il fallait bien en convenir, ressemblaient globalement à des botoxés lubriques.

Revenant vers le portrait de Kennedy, Jed fut cependant conduit à une conclusion d’un autre ordre. Le Botox n’existait pas à l’époque, et le contrôle des bouffissures graisseuses et des rides, aujourd’hui obtenu par des injections transcutanées, était alors opéré par le pinceau complaisant de l’artiste. Ainsi, à l’extrême fin des années 1950, voire au tout début des années 1960, était-il encore concevable de confier le soin d’illustrer et d’exalter les moments marquants d’un règne à des artistes peintres – au moins aux plus médiocres d’entre eux. On avait indubitablement affaire à une croûte, il suffisait de comparer le traitement du ciel à ce qu’auraient fait Turner ou Constable, même les aquarellistes anglais de seconde zone s’en sortaient mieux. Il n’empêche qu’il y avait dans ce tableau une sorte de vérité humaine et symbolique, au sujet de John Fitzgerald Kennedy, que n’atteignait aucune des photos de la galerie – même celle de Jean-Paul II, pourtant très en forme, pris sur la passerelle de l’avion au moment où il ouvrait largement les bras pour saluer une des dernières populations catholiques européennes.

L’hôtel Oakwood Arms, lui aussi, empruntait sa décoration à ces périodes pionnières de l’aviation commerciale : publicités d’époque Air France ou Lufthansa, photographies noir et blanc de Douglas DC-8 et de Caravelle fendant l’atmosphère limpide, de commandants de bord en grand uniforme posant fièrement dans leur cockpit. La ville de Shannon, avait appris Jed sur Internet, devait sa naissance à l’aéroport. Elle avait été construite dans les années 1960, sur un emplacement où n’avait jamais existé aucun peuplement, aucun village. L’architecture irlandaise, pour ce qu’il avait pu en voir, n’avait aucun caractère spécifique : c’était un mélange de maisonnettes en brique rouge, similaires à celles que l’on pouvait rencontrer dans les banlieues anglaises, et de vastes bungalows blancs, entourés d’un espace goudronné et bordés de pelouses, à l’américaine.

Il s’attendait plus ou moins à devoir laisser un message sur le répondeur de Houellebecq, ils n’avaient communiqué jusqu’à présent que par mails, et sur la fin par SMS ; pourtant celui-ci répondit, au bout de quelques sonneries.

« Vous reconnaîtrez facilement la maison, c’est la pelouse la plus mal tenue des alentours » lui avait dit Houellebecq. « Et peut-être de toute l’Irlande » avait-il ajouté. Sur le moment il avait cru à une exagération, mais la végétation atteignait, en effet, des hauteurs phénoménales. Jed suivit un chemin dallé qui serpentait sur une dizaine de mètres entre les massifs de chardons et de ronces, jusqu’au terre-plein goudronné sur lequel stationnait un SUV Lexus RX 350. Comme on pouvait s’y attendre, Houellebecq avait choisi l’option bungalow : c’était une grande bâtisse blanche et neuve, aux toits d’ardoise – une maison parfaitement banale, en réalité, mis à part l’état répugnant de la pelouse.

Il sonna, attendit une trentaine de secondes et l’auteur des
Particules élémentaires
vint lui ouvrir, en chaussons, vêtu d’un pantalon de velours côtelé et d’une confortable veste d’intérieur en laine écrue. Il considéra longuement, pensivement Jed avant de reporter son regard sur la pelouse dans une méditation morose qui paraissait lui être habituelle.

« Je ne sais pas me servir d’une tondeuse », conclut-il. « J’ai peur de me faire trancher les doigts par les lames, il paraît que ça arrive très souvent. Je pourrais acheter un mouton, mais je ne les aime pas. Il n’y a pas plus con qu’un mouton. »

Jed le suivit dans des pièces dallées, vides de meubles, avec çà et là quelques cartons de déménagement. Les murs étaient recouverts d’un papier peint uni, blanc cassé ; une légère pellicule de poussière recouvrait le sol. La maison était très vaste, il devait y avoir au moins cinq chambres ; il ne faisait pas très chaud, seize degrés pas davantage ; Jed eut l’intuition que toutes les chambres, à l’exception de celle où Houellebecq dormait, devaient être vides.

« Vous venez de vous installer ici ?

— Oui. Enfin, ça fait trois ans. »

Ils arrivèrent enfin dans une pièce un peu plus chaleureuse, une sorte de petite serre de forme carrée, i

aux murs vitrés sur trois côtés, ce que les Anglais appellent un conservatory. Elle était meublée d’un canapé, d’une table basse et d’un fauteuil ; un tapis oriental au rabais décorait le sol. Jed avait emmené deux portfolios de format A3 ; le premier comportait une quarantaine de photos retraçant sa carrière antérieure – essentiellement extraites de sa série « quincaillerie » et de sa période « cartes routières ». Le second portfolio contenait soixante-quatre clichés, qui représentaient l’intégralité de sa production picturale, depuis « Ferdinand Desroches, boucher chevalin » jusqu’à « Bill Gates et Steve Jobs s’entretenant du futur de l’informatique ».

« Vous aimez la charcuterie ? demanda l’écrivain.

— Oui… Disons que je n’ai rien contre.

— Je vais préparer du café. »

Il se leva avec vivacité et revint une dizaine de minutes plus tard, portant deux tasses et une cafetière italienne.

« Je n’ai ni lait, ni sucre, annonça-t-il.

— Ça ne fait rien. Je n’en prends pas. »

Le café était bon. Le silence se prolongea, absolu, pendant deux à trois minutes.

« J’aimais beaucoup la charcuterie », dit finalement Houellebecq, « mais j’ai décidé de m’en passer. Vous comprenez, je ne pense pas qu’il devrait être permis à l’homme de tuer des cochons. Je vous ai dit tout le mal que je pensais des moutons ; et je persiste dans mon jugement. La vache elle-même, et sur ce point je suis en désaccord avec mon ami Benoît Duteurtre, me paraît très surfaite. Mais le porc est un animal admirable, intelligent, sensible, capable d’une affection sincère et exclusive pour son maître. Et son intelligence, réellement, surprend, on n’en connaît même pas exactement les limites. Savez-vous qu’on a pu leur enseigner à maîtriser les opérations simples ? Enfin au moins l’addition, et je crois la soustraction chez certains spécimens très doués. L’homme est-il en droit de sacrifier un animal capable de s’élever jusqu’aux bases de l’arithmétique ? Franchement, je ne le crois pas. »

Sans attendre de réponse, il se plongea dans l’examen du premier portfolio de Jed. Après avoir rapidement observé les photos de boulons et d’écrous, il demeura, pendant un temps qui parut à Jed infini, devant les représentations de cartes routières ; de temps à autre, de manière imprévisible, il tournait une page. Jed jeta un coup d’œil discret à sa montre : il s’était écoulé un peu plus d’une heure depuis son arrivée. Le silence était total ; puis, dans le lointain, se détacha le ronronnement caverneux d’un compresseur de frigidaire.

« Ce sont d’anciens travaux » hasarda finalement Jed. « Je les ai juste apportés pour situer mon travail. L’exposition… porte uniquement sur le contenu du second classeur. »

Houellebecq leva vers lui un regard vide, il semblait avoir oublié ce que faisait Jed chez lui, la raison de sa présence ; pourtant, obéissant, il ouvrit le second classeur. Une demi-heure s’écoula encore avant qu’il ne le referme d’un geste sec, avant d’allumer une cigarette. Jed remarqua alors qu’il n’avait pas du tout fumé, pendant tout le temps qu’il regardait ses photographies.

« Je vais accepter », dit-il. « Vous savez, je n’ai jamais fait ça ; mais je savais que ça arriverait, à un moment ou à un autre de ma vie. Beaucoup d’écrivains, si vous y regardez de près, ont écrit sur des peintres ; et cela depuis des siècles. C’est curieux. Il y a une chose que je me demande en regardant votre travail depuis tout à l’heure : pourquoi avoir abandonné la photographie ? Pourquoi être revenu à la peinture ? »

Jed réfléchit longtemps avant de répondre. « Je ne suis pas très sûr de savoir » avoua-t-il finalement. « Mais le problème des arts plastiques, il me semble », poursuivit-il avec hésitation, « c’est l’abondance des sujets. Par exemple, je pourrais parfaitement considérer ce radiateur comme un sujet pictural valable. » Houellebecq se retourna vivement en jetant au radiateur un regard suspicieux, comme si celui-ci allait s’ébrouer de joie à l’idée d’être peint ; rien de tel ne se produisit.

« Vous, je ne sais pas si vous pourriez faire quelque chose, sur le plan littéraire, avec le radiateur » insista Jed. « Enfin si, il y a Robbe-Grillet, il aurait simplement décrit le radiateur… Mais, je ne sais pas, je ne trouve pas ça tellement intéressant… » Il s’enlisait, avait conscience d’être confus et peut-être maladroit, Houellebecq aimait-il Robbe-Grillet ou non il n’en savait rien, mais surtout il se demandait lui-même, avec une sorte d’angoisse, pourquoi il avait bifurqué vers la peinture, qui lui posait encore, plusieurs années après, des problèmes techniques insurmontables, alors qu’il maîtrisait parfaitement les principes et l’appareillage de la photographie.

« Oublions Robbe-Grillet » trancha son interlocuteur à son vif soulagement. « Si, éventuellement, avec ce radiateur, on pourrait faire quelque chose… Par exemple, je crois avoir lu sur Internet que votre père était architecte…

— Oui, c’est exact ; je l’ai représenté dans un de mes tableaux, le jour où il a abandonné la direction de son entreprise.

— Les gens achètent rarement ce type de radiateurs à titre individuel. Les clients sont en général des entreprises de construction, comme celle que dirigeait votre père, et ils achètent des radiateurs par dizaines, voire par centaines d’exemplaires. On pourrait très bien imaginer un thriller avec un important marché portant sur des milliers de radiateurs – pour équiper, par exemple, toutes les salles de classe d’un pays – des pots de vin, des interventions politiques, la commerciale très sexy d’une firme de radiateurs roumains. Dans ce cadre il pourrait très bien y avoir une longue description, sur plusieurs pages, de ce radiateur, et de modèles concurrents. »

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