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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature française

La carte et le territoire (14 page)

BOOK: La carte et le territoire
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Il était au milieu d’un espace blanc, apparemment illimité. On ne distinguait pas de ligne d’horizon, le sol d’un blanc mat se confondant, très loin, avec le ciel d’un blanc identique. À la surface du sol se distinguaient, irrégulièrement disposés, de place en place, des blocs de texte aux lettres noires formant de légers reliefs ; chacun des blocs pouvait comporter une cinquantaine de mots. Jed comprit alors qu’il se trouvait dans un livre, et se demanda si ce livre racontait l’histoire de sa vie. Se penchant sur les blocs qu’il rencontrait sur sa route, il eut d’abord l’impression que oui : il reconnaissait des noms comme Olga, Geneviève ; mais aucune information précise ne pouvait en être tirée, la plupart des mots étaient effacés ou rageusement barrés, illisibles, et de nouveaux noms apparaissaient, qui ne lui évoquaient absolument rien. Aucune direction temporelle ne pouvait, non plus, être définie : progressant en ligne droite, il rencontra plusieurs fois le nom de Geneviève, réapparaissant après celui d’Olga – alors qu’il était certain, absolument certain, qu’il n’aurait jamais l’occasion de revoir Geneviève, et qu’Olga faisait, peut-être, encore partie de son avenir.

Il fut réveillé par les haut-parleurs annonçant l’embarquement du vol pour Paris. Dès son arrivée boulevard de l’Hôpital, il téléphona à Houellebecq – qui, de nouveau, décrocha presque immédiatement.

« Voilà », dit-il, « j’ai réfléchi. Plutôt que de vous offrir un tableau j’aimerais faire votre portrait, et vous l’offrir ensuite. »

Puis il attendit ; au bout du fil, Houellebecq gardait le silence. Il cligna des yeux ; l’éclairage de l’atelier était brutal. Au centre de la pièce, le sol était encore jonché par les débris déchiquetés de « Damien Hirst et Jeff Koons se partageant le marché de l’art ». Comme le silence se prolongeait, Jed ajouta : « Ça ne remettrait pas en cause votre rémunération ; ça viendrait en plus des dix mille euros. J’ai vraiment envie de faire votre portrait. Je n’ai jamais représenté d’écrivain, je sens qu’il faut que je le fasse. »

Houellebecq se taisait toujours, et Jed commença à s’inquiéter ; puis finalement, après au moins trois minutes de silence, d’une voix terriblement empâtée par l’alcool, il répondit :

« Je ne sais pas. Je ne me sens pas capable de poser pendant des heures.

— Ah, mais ça n’a aucune importance ! C’est complètement fini aujourd’hui les séances de pose, plus personne n’accepte, les gens sont tous surbookés ou se l’imaginent ou feignent de l’être je n’en sais rien, mais je ne connais absolument personne qui accepterait de rester immobile pendant une heure. Non, si je fais votre portrait je reviendrai vous rendre visite, je prendrai des photos de vous. Beaucoup de photos : des photos générales mais aussi de l’endroit où vous travaillez, de vos instruments de travail. Et aussi des photos de détail de vos mains, du grain de votre peau. Ensuite, je me débrouillerai avec tout ça de mon côté.

— Bon… » répondit l’écrivain sans enthousiasme. « C’est d’accord.

— Il y a un jour, une semaine spéciale oix vous êtes libre ?

— Pas vraiment. La plupart du temps, je ne fais rien. Rappelez-moi quand vous avez l’intention de venir. Bonsoir. »

Le lendemain matin, à la première heure, Jed appela Franz, qui réagit avec enthousiasme et lui proposa de passer immédiatement à la galerie. Il jubilait, se frottait littéralement les mains, Jed l’avait rarement vu aussi excité.

« Maintenant, on va vraiment pouvoir mettre sur pied quelque chose… Et je te garantis que ça va faire du bruit. On peut déjà s’occuper de choisir l’attachée de presse. J’avais pensé à Marylin Prigent.

— Marylin ?

— Tu la connais ?

— Oui, c’était elle qui s’était occupée de ma première exposition, je me souviens très bien d’elle. »

Curieusement, Marylin s’était plutôt arrangée en vieillissant. Elle avait un peu maigri, s’était fait couper les cheveux très court – avec des cheveux ternes et plats comme les siens c’était la seule chose à faire, dit-elle, elle avait fini par se résoudre à suivre les conseils des magazines féminins —, elle était vêtue d’un pantalon et d’un blouson de cuir très ajustés, l’un dans l’autre elle avait un look fausse lesbienne intello qui pouvait éventuellement séduire des garçons d’un tempérament plutôt passif. Elle ressemblait en réalité un peu à Christine Angot – en plus sympathique tout de même. Et puis, surtout, elle avait réussi à se débarrasser de ce reniflement quasi-permanent qui la caractérisait.

« Ça m’a pris des années », dit-elle. « J’ai passé mes vacances à faire des cures dans toutes les stations thermales imaginables, mais finalement on a trouvé un traitement. Une fois par semaine je fais des inhalations au soufre, et ça marche ; enfin, jusqu’à présent, ce n’est pas revenu. »

Sa voix elle-même était plus forte, plus claire, et elle parlait maintenant de sa vie sexuelle avec un sans-gêne qui stupéfia Jed. Comme Franz la complimentait sur son bronzage, elle répondit qu’elle revenait de ses vacances d’hiver en Jamaïque. « J’ai super bien baisé », ajouta-t-elle, « putain, les mecs, ils sont géniaux. » Il haussa les sourcils, surpris, mais changeant déjà de sujet elle avait sorti de son sac – un sac élégant, maintenant, de marque Hermès, en cuir fauve – un gros cahier à spirales bleu.

« Non, ça, c’est une chose qui n’a pas changé » dit-elle à Jed en souriant. « Toujours pas de PDA… Mais je me suis modernisée quand même. » Elle tira d’une poche intérieure de son blouson une clef USB. « Là-dessus il y a tous les articles, scannés, de ton expo Michelin. Ça va beaucoup nous servir. » Franz hocha la tête en lui jetant un regard impressionné, incrédule.

Elle se renversa dans son siège, s’étira. « J’ai essayé de suivre un peu ce que tu faisais… » dit-elle à Jed – elle le tutoyait maintenant, ça aussi c’était nouveau. « Je pense que tu as très bien fait de ne pas exposer plus tôt, la plupart des critiques auraient eu du mal à suivre ton virage – je ne parle même pas de Pépita

Bourguignon, de toute façon elle n’a jamais rien compris à ton travail. »

Elle alluma un cigarillo – encore une nouveauté – avant de poursuivre. « Comme tu n’as pas exposé, ils n’ont pas eu à se prononcer. S’ils ont à faire une bonne critique maintenant, ils n’auront pas l’impression de se renier. Mais c’est vrai, là je suis d’accord avec vous, qu’il faut essayer de viser tout de suite les magazines anglo-saxons ; et c’est là que le nom de Houellebecq peut nous aider. Vous avez prévu de tirer le catalogue à combien ?

— Cinq cents exemplaires » dit Franz.

— C’est pas assez ; tire à mille. J’ai besoin de trois cents rien que pour le service de presse. Et on autorisera la reproduction d’extraits, même très larges, un peu partout ; il faudra voir avec Houellebecq ou Samuelson, son agent, pour qu’ils ne fassent pas de difficultés. Franz m’a dit, pour le portrait de Houellebecq. C’est une très bonne idée, vraiment. En plus, au moment de l’expo, ce sera ta dernière œuvre en date ; c’est excellent, ça va donner un gros impact supplémentaire au truc, j’en suis persuadée. »

« Elle est bluffante, cette fille… » remarqua Franz après son départ. « Je la connaissais de réputation, mais je n’avais jamais travaillé avec elle.

— Elle a pas mal changé » dit Jed. « Enfin, sur le plan personnel. Professionnellement, par contre, pas du tout. C’est impressionnant quand même à quel point les gens coupent leur vie en deux parties qui n’ont aucune communication, qui n’interagissent absolument pas l’une sur l’autre. Je trouve stupéfiant qu’ils y réussissent aussi bien. »

« C’est vrai que tu t’es beaucoup occupé du travail… du métier que font les gens » reprit Franz une fois qu’ils furent installés Chez Claude. « Beaucoup plus qu’aucun autre artiste que je connaisse.

— Qu’est-ce qui définit un homme ? Quelle est la question que l’on pose en premier à un homme, lorsqu’on souhaite s’informer de son état ? Dans certaines sociétés, on lui demande d’abord s’il est marié, s’il a des enfants ; dans nos sociétés, on s’interroge en premier lieu sur sa profession. C’est sa place dans le processus de production, et pas son statut de reproducteur, qui définit avant tout l’homme occidental. »

Franz vida pensivement, à petites gorgées, son verre de vin. « J’espère que Houellebecq va faire un bon texte… » dit-il finalement. « C’est une grosse partie qu’on joue, tu sais. C’est très difficile de faire accepter une évolution artistique aussi radicale que la tienne. Et encore, je crois que c’est dans les arts plastiques qu’on est le plus favorisés. En littérature, en musique, c’est carrément impossible de changer de direction, on est certain de se faire lyncher. D’un autre côté si tu fais toujours la même chose on t’accuse de te répéter et d’être sur le déclin, mais si tu changes on t’accuse d’être un touche-à-tout incohérent. Je sais que, dans ton cas, ça a un sens d’être revenu à la peinture, en même temps qu’à la représentation d’êtres humains. Je serais incapable de préciser lequel, et probablement toi non plus ; mais je sais que ce n’est pas gratuit. Seulement ce n’est qu’une intuition, et pour avoir des articles ça ne suffit pas, il faut produire un discours théorique quelconque. Et, ça, je ne suis pas capable de le faire ; et toi non plus. »

Les jours suivants ils essayèrent de définir un parcours, un ordre de présentation des pièces, et s’en tinrent finalement à la succession chronologique pure. Le dernier tableau était donc « Bill Gates et Steve Jobs s’entretenant du futur de l’informatique », une place restant libre pour le portrait de Houellebecq à réaliser. En fin de semaine Jed essaya de joindre l’écrivain, mais cette fois il ne décrocha pas son téléphone, et il n’avait pas de répondeur. Après quelques tentatives à des heures variées, il lui adressa un mail ; puis un deuxième, puis un troisième quelques jours plus tard, toujours sans réponse.

Au bout de deux semaines Jed commença à s’inquiéter vraiment, multiplia les SMS et les mails. Houellebecq finit par le rappeler. Sa voix était atone, presque morte. « Je suis désolé », dit-il, « je traverse certains problèmes personnels. Enfin, vous pouvez venir prendre vos photos. »

IV

Le vol qui partait de Beauvais à 13 heures 25 pour rejoindre Shannon le lendemain était proposé, sur le site Ryanair.com, à 4,99 euros, et Jed crut d’abord à une erreur. En allant plus loin dans les écrans de réservation il constata qu’il y avait des frais, des taxes complémentaires ; le prix final s’élevait à 28,01 euros, ce qui demeurait modique.

Une navette rejoignait l’aéroport de Beauvais à partir de la porte Maillot. En montant dans l’autocar il remarqua qu’il y avait surtout des jeunes, des étudiants probablement, qui partaient en voyage, ou qui en revenaient – on était à l’époque des vacances de février. Des retraités également, et quelques femmes arabes, accompagnées d’enfants jeunes. Il y avait en réalité à peu près tout le monde à l’exception des membres actifs, productifs de la société. Jed constata également qu’il se sentait plutôt à sa place dans cette navette, qui lui donnait la sensation de partir en vacances – alors que la dernière fois, dans le vol Air France, il avait eu l’impression de se déplacer pour son travail.

Dépassant les banlieues difficiles ou résidentielles qui s’étendent au nord de Paris, l’autocar fila rapidement au milieu de champs de blé et de betteraves, sur une autoroute presque déserte. Des corbeaux isolés, énormes, traversaient l’atmosphère grise. Personne ne parlait autour de lui, même les enfants étaient calmes, et peu à peu Jed se sentit gagné par une espèce de paix.

Cela faisait déjà dix ans, se dit-il ; dix années pendant lesquelles il avait œuvré de manière obscure, très solitaire finalement. Travaillant seul, sans jamais montrer ses tableaux à personne – à l’exception de Franz, qui de son côté se livrait il le savait à de discrètes présentations privées, sans jamais lui rendre compte des résultats – ne se rendant à aucun vernissage, aucun débat, et presque à aucune exposition, Jed s’était peu à peu laissé glisser, au cours de ces dernières années, en dehors du statut d’artiste professionnel. Il s’était peu à peu, aux yeux du monde et même dans une certaine mesure à ses propres yeux, transformé en
peintre du dimanche
. Cette exposition allait brusquement le faire rentrer à nouveau dans le milieu, dans le circuit, et il se demanda s’il en avait vraiment envie. Pas davantage sans doute qu’on n’a envie, au premier abord, sur la côte bretonne, de plonger dans une mer agitée, froide – tout en sachant qu’au bout de quelques brasses on trouvera délicieuse et tonique la fraîcheur des vagues.

En attendant sur les bancs du petit aéroport le départ du vol, Jed ouvrit le mode d’emploi de l’appareil photo qu’il avait acheté la veille à la FNAC. Le

Nikon D3x qu’il utilisait d’ordinaire pour les clichés préparatoires à ses portraits lui était apparu trop imposant, trop professionnel. Houellebecq avait la réputation de nourrir une haine bien ancrée à l’encontre des photographes ; il avait senti qu’un appareil plus ludique, plus familial serait mieux approprié.

D’emblée, la firme Samsung le félicitait, non sans une certaine emphase, d’avoir choisi le modèle ZRT-AV2. Ni Sony, ni Nikon n’auraient songé à le féliciter : ces firmes étaient trop arrogantes, trop campées dans leur professionnalisme ; à moins qu’il ne s’agisse de l’arrogance caractéristique des Japonais ; ces entreprises japonaises bien établies étaient de toute façon imbuvables. Les Allemands essayaient dans leurs notices de maintenir la fiction d’un choix raisonné, fidèle, et lire le mode d’emploi d’une Mercedes demeurait un réel plaisir ; mais au niveau du rapport qualité-prix la fiction enchantée, la social-démocratie des gremlins ne tenait décidément plus la route. Demeuraient les Suisses, et leur politique de prix extrêmes, qui pouvait en tenter certains. Jed avait, en certaines circonstances, envisagé d’acheter un produit suisse, généralement un appareil photo Alpa, et en une autre occasion une montre ; le différentiel de prix, de 1 à 5 par rapport à un produit normal, l’avait rapidement découragé. Décidément, le meilleur moyen pour un consommateur de
s’éclater
en ces années 2010 était de se tourner vers un produit coréen : pour l’automobile Kia et Hyundai, pour l’électronique LG et Samsung.

Le modèle Samsung ZRT-AV2 combinait, selon l’introduction du manuel, les innovations technologiques les plus ingénieuses – telles que par exemple la détection automatique des sourires – à la légendaire facilité d’utilisation qui faisait la réputation de la marque.

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