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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature française

La carte et le territoire (16 page)

BOOK: La carte et le territoire
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« Je vais ramasser, intervint Jed en se levant d’un bond.

— Non, laissez, c’est pas grave.

— Si, il y a des éclats de verre, on pourrait se couper. Vous avez une serpillière ?» Il regarda autour de lui, Houellebecq dodelinait de la tête sans répondre. Dans un coin, il aperçut une balayette et une pelle en plastique.

« Je vais ouvrir une autre bouteille… » intervint l’écrivain. Il se leva, traversa la cuisine en zigzaguant entre les bouts de verre que Jed ramassait de son mieux.

« On a déjà beaucoup bu… Personnellement, j’ai fait toutes mes photos.

— Allez, vous allez pas partir maintenant ! On commence juste à s’amuser… " Aimer, rire et chanter!… " entonna-t-il de nouveau avant d’avaler d’un trait un verre de vin chilien. " Foucra bouldou ! Bistroye ! Bistroye ! " ajouta-t-il avec conviction. Depuis quelque temps déjà, l’illustre écrivain avait contracté cette manie d’employer des mots bizarres, parfois désuets ou franchement impropres, quand ce n’étaient pas des néologismes enfantins à la manière du capitaine Haddock. Ses rares amis restants, comme ses éditeurs, lui passaient cette faiblesse, comme on passe à peu près tout à un vieux décadent fatigué.

« C’est ronflant, cette idée que vous avez eue de faire mon portrait, vraiment ronflant…

— Vraiment ? » s’étonna Jed. Il termina de ramasser les morceaux de verre, fourra le tout dans un sac poubelle spécial gravats (Houellebecq, apparemment, n’en possédait pas d’autres), se rassit à la table et prit une tranche de saucisson.

« Vous savez… » poursuivit-il sans se démonter, « j’ai bien l’intention de réussir ce tableau. Ces dix dernières années, j’ai essayé de représenter des gens appartenant à toutes les couches de la société, du boucher chevalin au PDG d’une multinationale. Mon seul échec, ça a été quand j’ai tenté de représenter un artiste – plus précisément Jeff Koons, je ne sais pas pourquoi. Enfin j’ai aussi échoué dans le cas d’un prêtre, je n’ai pas su comment aborder le sujet, mais dans le cas de Jeff Koons c’est pire, j’avais commencé le tableau, j’ai été obligé de le détruire. Je ne veux pas rester sur cet échec – et, avec vous, je crois que j’y parviendrai. Il y a quelque chose dans votre regard, je ne saurais pas dire quoi, mais je crois que je peux le transcrire… »

Le mot de passion traversa soudain l’esprit de Jed, et d’un seul coup il se retrouva dix ans en arrière, au cours de son dernier week-end avec Olga. C’était sur la terrasse du château de Vault-de-Lugny, le dimanche de la Pentecôte. La terrasse dominait l’immense parc, dont les arbres étaient agités par une brise légère. La nuit tombait, la température était d’une douceur idéale. Olga semblait plongée dans la contemplation de son pressé de homard, elle n’avait rien dit depuis au moins une minute lorsqu’elle releva la tête, le regarda droit dans les yeux et lui demanda :

« Est-ce que tu sais, au fond, pourquoi tu plais aux femmes ? »

Il marmonna une réponse indistincte.

« Parce que tu plais aux femmes », insista Olga, « je suppose que tu as eu l’occasion de t’en rendre compte. Tu es plutôt mignon, mais ce n’est pas ça, la beauté c’est presque un détail. Non, c’est autre chose…

— Dis-moi.

— C’est très simple : c’est parce que tu as un regard intense. Un regard passionné. Et c’est cela, avant tout, que les femmes recherchent. Si elles peuvent lire dans le regard d’un homme une énergie, une passion, alors elles le trouvent séduisant. »

Le laissant méditer sur cette conclusion elle but une gorgée de Meursault, goûta son entrée. « Évidemment… » dit-elle un peu plus tard avec une légère tristesse, « quand cette passion ne s’adresse pas à elles, mais à une œuvre artistique, elles sont incapables de s’en rendre compte… enfin au début. »

Dix ans plus tard, considérant Houellebecq, Jed prenait conscience qu’il y avait dans son regard, à lui aussi, une passion, quelque chose d’halluciné, même. Il avait dû susciter des passions amoureuses, peut-être violentes. Oui, d’après tout ce qu’il savait des femmes, il paraissait probable que certaines d’entre elles aient pu s’éprendre de ce débris torturé qui dodelinait maintenant de la tête devant lui en dévorant des tranches de pâté de campagne, manifestement devenu indifférent à tout ce qui pouvait s’apparenter à une relation amoureuse, et vraisemblablement aussi à toute relation humaine.

« C’est vrai, je n’éprouve qu’un faible sentiment de solidarité à l’égard de l’espèce humaine… » dit Houellebecq comme s’il avait deviné ses pensées. « Je dirais que mon sentiment d’appartenance diminue un peu tous les jours. Pourtant j’aime bien vos derniers tableaux, même s’ils représentent des êtres humains. Ils ont quelque chose… de général, je dirais, qui va au-delà de l’anecdote. Enfin, je ne veux pas anticiper sur mon texte, sinon je n’écrirai rien. Au fait ça ne vous ennuie pas trop, si je n’ai pas fini fin mars ? Je ne suis vraiment pas très en forme en ce moment.

— Aucun problème. On retardera l’exposition ; on attendra le temps qu’il faudra. Vous savez, vous êtes devenu important pour moi, et en plus ça s’est fait rapidement, aucun être humain n’avait jamais produit cet effet sur moi ! » s’exclama Jed avec une animation extraordinaire.

« Ce qui est curieux, vous savez… » poursuivit-il plus calmement, « un portraitiste, on s’attend qu’il mette en avant la singularité du modèle, ce qui fait de lui un être humain unique. Et c’est ce que je fais dans un sens, mais d’un autre point de vue j’ai l’impression que les gens se ressemblent beaucoup plus qu’on ne le dit habituellement, surtout quand je fais les méplats, les maxillaires, j’ai l’impression de répéter les motifs d’un puzzle. Je sais bien que les êtres humains c’est le sujet du roman, de la great occidental novel, un des grands sujets de la peinture aussi, mais je ne peux pas m’empêcher de penser que les gens sont beaucoup moins différents entre eux qu’ils ne le croient en général. Qu’il y a trop de complications dans la société, trop de distinctions, de catégories…

— Oui, c’est un peu byzantinesque… » convint de bonne volonté l’auteur de Plateforme. « Mais je n’ai pas l’impression que vous soyez vraiment un portraitiste. Le portrait de Dora Maar par Picasso, qu’est-ce qu’on en a à foutre ? De toute façon Picasso c’est laid, il peint un monde hideusement déformé parce que son âme est hideuse, et c’est tout ce qu’on peut trouver à dire de Picasso, il n’y a aucune raison de favoriser davantage l’exhibition de ses toiles, il n’a rien à apporter, il n’y a chez lui aucune lumière, aucune innovation dans l’organisation des couleurs ou des formes, enfin il n’y a chez Picasso absolument rien qui mérite d’être signalé, juste une stupidité extrême et un barbouillage priapique qui peut séduire certaines sexagénaires au compte en banque élevé. Le portrait de Ducon, appartenant à la Guilde des Marchands, par Van Dyck, là c’est autre chose ; parce que ce n’est pas Ducon qui intéresse Van Dyck, c’est la Guilde des Marchands. Enfin, c’est ce que je comprends dans vos tableaux, mais peut-être que je me plante complètement, de toute façon si mon texte ne vous plaît pas vous n’aurez qu’à le foutre à la poubelle. Excusez-moi, je deviens agressif, c’est les mycoses… » Sous le regard effaré de Jed il commença à se gratter les pieds, furieusement, jusqu’à ce que des gouttes de sang commencent à perler. « J’ai des mycoses, des infections bactériennes, un eczéma atopique généralisé, c’est une véritable infection, je suis en train de pourrir sur place et tout le monde s’en fout, personne ne peut rien pour moi, j’ai été honteusement abandonné par la médecine, qu’est-ce qu’il me reste à faire ? Me gratter, me gratter sans relâche, c’est ça qu’est devenue ma vie maintenant : une interminable séance de grattage… »

Puis il se redressa, un peu soulagé, avant d’ajouter : « Je suis un peu fatigué maintenant, je crois que je vais aller me reposer.

— Bien entendu ! » Jed se leva avec empressement. « Je vous suis déjà très reconnaissant de m’avoir consacré tout ce temps » conclut-il avec la sensation de s’en être plutôt bien tiré.

Houellebecq le raccompagna jusqu’à la porte. Au dernier moment, juste avant qu’il ne s’enfonce dans la nuit, il lui dit : « Vous savez, je me rends compte de ce que vous êtes en train de faire, j’en connais les conséquences. Vous êtes un bon artiste, sans entrer dans les détails on peut dire ça. Le résultat, c’est que j’ai été pris en photo des milliers de fois, mais s’il y a une image de moi, une seule, qui persistera dans les siècles à venir, ce sera votre tableau. » Il eut soudain un sourire juvénile, et cette fois réellement désarmant. « Vous voyez, je prends la peinture au sérieux… » dit-il. Puis il referma la porte.

V

Jed trébucha dans une poussette, se rattrapa de justesse au portique de détection d’objets métalliques, se recula pour reprendre sa place dans la file. Il n’y avait à part lui que des familles, chacune de deux ou trois enfants. Devânt lui, un blondinet d’environ quatre ans geignait, réclamant on ne savait trop quoi, puis d’un seul coup il se jeta à terre en hurlant, tremblant de rage ; sa mère échangea un regard épuisé avec son mari, qui tenta de relever la vicieuse petite charogne. Il est impossible d’écrire un roman, lui avait dit Houellebecq la veille, pour la même raison qu’il est impossible de vivre : en raison des pesanteurs qui s’accumulent. Et toutes les théories de la liberté, de Gide à Sartre, ne sont que des immoralismes conçus par des célibataires irresponsables. Comme moi, avait-il ajouté en attaquant sa troisième bouteille de vin chilien.

Il n’y avait pas de places désignées dans l’avion, et au moment de l’embarquement il tenta de s’agréger à un groupe d’adolescents, mais il fut retenu au pied de l’escalier métallique – son bagage à main était trop volumineux, il dut le remettre au personnel navigant – et se retrouva près de l’allée centrale, coincé entre une petite fille de cinq ans qui s’agitait sur son siège, réclamant constamment des bonbons, et une femme obèse, aux cheveux ternes, tenant sur ses genoux un bébé qui commença à hurler peu après le décollage ; une demi-heure plus tard, il fallut lui changer ses couches.

À la sortie de l’aéroport de Beauvais-Tillé il s’arrêta, posa son sac de voyage, respira lentement pour se reprendre. Les familles chargées de poussettes et d’enfants s’engouffraient dans l’autocar à destination de la Porte Maillot. Juste à côté il y avait un petit véhicule blanc, aux larges surfaces vitrées, portant le sigle des Transports Urbains du Beauvaisis. Jed s’approcha, s’informa : c’était la navette pour Beauvais, lui apprit le chauffeur ; le trajet coûtait deux euros. Il prit un ticket ; il était le seul passager.

« Je vous dépose à la gare ? demanda-t-il un peu plus tard.

— Non, dans le centre. »

L’employé lui jeta un regard surpris ; le tourisme beauvaisis, apparemment, ne semblait pas vraiment bénéficier des retombées de l’aéroport. Un effort avait été fait pourtant, comme à peu près dans toutes les villes de France, pour aménager des rues piétonnières dans le centre, avec des panneaux d’information historique et culturelle. Les premières traces de fréquentation du site de Beauvais pouvaient être datées de 65 000 ans avant notre ère. Camp fortifié par les Romains, la ville prit le nom de Caesaromagus, puis de Bellovacum, avant d’être détruite en 275 par les invasions barbares.

Située à un carrefour de routes commerciales, entourée de terres à blé d’une grande richesse, Beauvais connut dès le XIe siècle une prospérité considérable, et un artisanat textile s’y développa – les draps de Beauvais étaient exportés jusqu’à Byzance. C’est en 1225 que le comte-évêque Milon de Nanteuil lança le projet de la cathédrale Saint-Pierre (trois étoiles Michelin, vaut le voyage) qui, inachevée, n’en possède pas moins les voûtes gothiques les plus élevées d’Europe. Le déclin de Beauvais, accompagnant celui de l’industrie textile, devait s’amorcer dès la fin du XVIIIe siècle ; il n’avait pas vraiment cessé depuis, et Jed trouva sans difficulté une chambre à l’hôtel Kyriad. Il crut même être le seul client jusqu’à l’heure du dîner. Alors qu’il entamait sa blanquette de veau – le plat du jour – il vit entrer un Japonais isolé, d’une trentaine d’années, qui jetait des regards effarés autour de lui, et vint s’installer à la table voisine.

La proposition d’une blanquette de veau plongea le Japonais dans l’angoisse ; il se rabattit sur une entrecôte qu’il vit arriver quelques minutes plus tard et tâta tristement, irrésolu, du bout de sa fourchette. Jed se doutait qu’il allait essayer d’engager la conversation ; c’est ce qu’il fit, en anglais, après avoir suçoté quelques frites. Le pauvre homme était employé par Komatsu, une entreprise de machines-outils qui avait réussi à placer un de ses automates textiles dernière génération auprès de l’ultime entreprise de draperie en activité dans le département. La programmation de la machine était tombée en panne, et il était venu pour essayer de la réparer. Pour un déplacement de cet ordre, se lamenta-t-il, sa firme envoyait auparavant trois ou quatre techniciens, enfin deux au grand minimum ; mais les restrictions budgétaires étaient terribles, et il se retrouvait seul, à Beauvais, face à un client furieux et une machine à la programmation défectueuse.

Il était, en effet, dans une sale situation, convint Jed. Mais ne pouvait-il pas, au moins, être aidé par téléphone ? « Time différence… » dit tristement le Japonais. Peut-être, vers une heure du matin, réussirait-il à joindre quelqu’un au Japon, à l’ouverture des bureaux ; mais jusque-là il était seul, et il n’avait même pas de chaînes câblées japonaises dans sa chambre. Il considéra un instant son couteau à viande, comme s’il envisageait d’improviser un seppuku, puis se décida à entamer son entrecôte.

Dans sa chambre, tout en regardant Thalassa sans le son, Jed ouvrit son portable. Franz avait laissé trois messages. Il décrocha dès la première sonnerie.

« Alors ? Ça s’est passé comment ?

— Bien. À peu près bien. Sauf que je pense qu’il sera un peu en retard pour le texte.

— Ah non, ça c’est pas possible. J’en ai besoin fin mars, sinon je ne peux pas imprimer le catalogue.

— Je lui ai dit… » Jed hésita, se lança. « Je lui ai dit que ce n’était pas grave ; qu’il prenne tout le temps dont il a besoin. »

Franz émit une sorte de borborygme incrédule, puis se tut avant de reprendre la parole d’une voix tendue, à la limite de l’explosion.

« Écoute, il faut qu’on se voie pour en parler. Tu peux passer à la galerie maintenant ?

— Non, là, je suis à Beauvais.

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