BERNARD WERBER
LE JOUR DES
FOURMIS
Les fourmis – 2
ALBIN MICHEL
À Catherine
Tout est en un (Abraham).
Tout est amour (Jésus-Christ).
Tout est économique (Karl Marx).
Tout est sexuel (Sigmund Freud).
Tout est relatif (Albert Einstein).
Et ensuite ?…
EDMOND WELLS,
Encyclopédie du savoir relatif et absolu.
Noir.
Un an a passé. Dans le ciel sans
lune de la nuit d’août, des étoiles palpitent. Enfin les ténèbres s’estompent.
Lueur. Des écharpes de brume s’étirent sur la forêt de Fontainebleau. Un grand
soleil pourpre les dissipe bientôt. Tout étincelle maintenant de rosée. Les
toiles d’araignées se transforment en barbares napperons de perles orange. Il
va faire chaud.
Des petits êtres frémissent sous les
ramures. Sur les herbes, parmi les fougères. Partout. Ils sont de toutes
espèces et ils sont innombrables. La rosée, liqueur pure, nettoie cette terre
où va se jouer la plus étrange des av…
Avançons, vite.
L’injonction parfumée est
nette : pas de temps à perdre en observations oiseuses. Les trois
silhouettes sombres se hâtent le long du couloir secret. Celle qui marche au
plafond traîne nonchalamment ses sens à hauteur de sol. On la prie de
descendre, mais elle assure être mieux comme ça : la tête en bas. Elle
aime percevoir la réalité à l’envers.
Nul n’insiste. Pourquoi pas, après
tout ? Le trio bifurque pour s’engouffrer dans un boyau plus étroit. Elles
en sondent le plus infime recoin avant de risquer le moindre pas. Pour
l’instant, tout paraît si tranquille que c’en est inquiétant.
Les voici parvenues au cœur de la
ville, dans une zone sûrement très surveillée. Leurs pas se font plus courts.
Les murs de la galerie sont de plus en plus satinés. Elles dérapent sur des
lambeaux de feuilles mortes. Une sourde appréhension inonde tous les vaisseaux
de leurs carcasses rousses.
Les voici dans la salle.
Elles en hument les odeurs.
L’endroit sent la résine, la coriandre et le charbon. Cette pièce est une
invention toute récente. Dans toutes les autres cités myrmécéennes, les loges
ne servent qu’à stocker la nourriture ou les couvains. Or l’an dernier, juste
avant l’hibernation, quelqu’un a émis une suggestion :
Il ne faut plus perdre nos idées.
L’intelligence de la Meute se
renouvelle trop vite.
Les pensées de nos anciens
doivent profiter à nos enfants.
Le concept de stockage des pensées
était tout à fait neuf chez les fourmis. Pourtant, il avait enthousiasmé une
grande majorité de citoyennes. Chacune était venue déverser les phéromones de
son savoir dans les récipients prévus à cet effet. Puis on les avait rangés par
thème.
Toutes leurs connaissances étaient
désormais rassemblées dans cette vaste loge : la « Bibliothèque
chimique ».
Les trois visiteuses cheminent,
admiratives en dépit de leur nervosité. Les spasmes de leurs antennes
trahissent leur émoi.
Autour d’elles, des ovoïdes
fluorescents s’alignent par rangées de six, nimbés de vapeurs ammoniaquées qui
leur donnent l’allure d’œufs chauds. Mais ces coquilles transparentes ne
recèlent aucune vie en gestation. Coincées dans leur gangue de sable, elles
débordent de récits olfactifs sur des centaines de thèmes répertoriés :
histoire des reines de la dynastie Ni, biologie courante, zoologie (beaucoup de
zoologie), chimie organique, géographie terrestre, géologie des couches de
sable subterrestres, stratégie des plus célèbres combats de masse, politique
territoriale des dix mille dernières années. On y trouve même des recettes de
cuisine ou les plans des recoins les plus mal famés de la ville.
Mouvement d’antennes.
Vite, vite, pressons-nous, sinon…
Elles nettoient rapidement leurs
appendices sensoriels à l’aide de la brosse à cent poils de leur coude. Elles
entreprennent d’inspecter les capsules où s’entassent des phéromones mémoires.
Elles frôlent les œufs de l’extrémité sensible de leurs tiges antennaires afin
de bien les identifier.
Soudain, l’une des trois fourmis
s’immobilise. Il lui semble avoir perçu un bruit. Un bruit ? Chacune pense
que cette fois, elles vont être démasquées.
Elles attendent, fébriles. Qui cela
peut-il être ?
— Va ouvrir, c’est sûrement M
lle
Nogard !
Sébastien Salta déplia sa longue
carcasse et tourna la poignée de la porte.
— Bonjour, dit-il.
— Bonjour, c’est prêt ?
— Oui. C’est prêt.
Les trois frères Salta allèrent en
chœur chercher une grande boîte de polystyrène d’où ils sortirent une sphère de
verre, ouverte en sa partie supérieure et pleine de granulés bruns.
Tous se penchèrent au-dessus du récipient
et Caroline Nogard ne put se retenir d’y plonger la main droite. Un peu de
sable foncé coula entre ses doigts. Elle en huma les grains comme elle l’eût
fait d’un café à l’arôme précieux.
— Cela vous a demandé beaucoup
d’efforts ?
— Énormément, répondirent d’une
même voix les trois frères Salta.
Et l’un d’ajouter :
— Mais ça en valait la
peine !
Sébastien, Pierre et Antoine Salta
étaient des colosses. Chacun devait mesurer dans les deux mètres. Ils
s’agenouillèrent pour y plonger, eux aussi, leurs longs doigts.
Trois bougies fichées dans un haut
chandelier éclairaient l’étrange scène de lueurs jaune orangé.
Caroline Nogard rangea la sphère
dans une valise en l’entourant soigneusement de nombreuses épaisseurs de mousse
nylon. Elle considéra les trois géants et leur sourit. Puis, silencieusement,
elle prit congé.
Pierre Salta laissa échapper un
soupir de soulagement :
— Cette fois, je crois que nous
touchons au but !
Fausse alerte. Ce n’est qu’une
feuille morte qui craquouille. Les trois fourmis reprennent leurs
investigations.
Elles flairent un à un tous les
récipients gorgés d’informations liquides.
Enfin, elles trouvent ce qu’elles
cherchent.
Heureusement, il ne leur a pas été
trop difficile de le découvrir. Elles saisissent le précieux objet, se le
passent de pattes en pattes. C’est un œuf rempli de phéromones et
hermétiquement clos d’une goutte de résine de pin. Elles le décapsulent. Une
première odeur assaille leurs onze segments antennaires.
Décryptage interdit.
Parfait. Il n’est pas meilleur label
de qualité. Elles reposent l’œuf et y plongent avidement l’extrémité des
antennes.
Le texte odorant remonte les
méandres de leurs cerveaux.
Décryptage interdit
Phéromone mémoire n°81
Thème : Autobiographie
Mon nom est Chli-pou-ni.
Je suis la fille de
Belo-kiu-kiuni.
Je suis la 333
e
reine de
la dynastie Ni et la pondeuse unique de la ville de Bel-o-kan.
Je ne me suis pas toujours nommée
ainsi. Avant d’être reine, j’étais la 56
e
princesse de Printemps.
Car telle est ma caste et tel est mon numéro de ponte.
Quand j’étais jeune, je croyais
que la cité de Bel-o-kan était la borne de l’univers. Je croyais que nous, les
fourmis, étions les seuls êtres civilisés de notre planète. Je croyais que les
termites, les abeilles et les guêpes étaient des peuplades sauvages qui
n’acceptaient pas nos coutumes par simple obscurantisme.
Je croyais que les autres espèces
de fourmis étaient dégénérées et que les fourmis naines étaient trop petites
pour nous inquiéter. Je vivais alors enfermée en permanence dans le gynécée des
princesses vierges, à l’intérieur de la Cité interdite. Ma seule ambition était
de ressembler un jour à ma mère et, comme elle, de construire une fédération
politique qui résisterait au temps dans tous les nombreux sens de ce mot.
Jusqu’au jour où un jeune prince
blessé, 327
e
, est venu dans ma loge et m’a conté une étrange
histoire. Il affirmait qu’une expédition de chasse avait été entièrement
pulvérisée par une arme nouvelle aux effets ravageurs.
Nous soupçonnions alors les
fourmis naines, nos rivales, et nous avons mené contre elles, l’an passé, la
grande bataille des Coquelicots. Elle nous a coûté plusieurs millions de
soldates mais nous l’avons remportée. Et cette victoire nous a fourni la preuve
de notre erreur. Les naines ne possédaient aucune arme secrète d’envergure.
Nous avons ensuite pensé que les
coupables étaient des termites, nos ennemis héréditaires. Nouvelle erreur. La
grande cité termite de l’Est s’est transformée en une ville fantôme. Un
mystérieux gaz chloré en a empoisonné tous les habitants.
Nous avons alors enquêté à
l’intérieur de notre propre cité et nous avons dû ainsi affronter une armée
clandestine qui se figurait protéger la collectivité en s’abstenant de lui
révéler des informations par trop angoissantes. Ces tueuses dégageaient une
certaine odeur de roche et prétendaient jouer le rôle de globules blancs. Elles
constituaient l’autocensure de notre société. Nous avons pris conscience qu’il
existait dans notre propre organisme-communauté des défenses immunitaires prêtes
à tout pour que chacun demeure dans l’ignorance !
Mais après l’extraordinaire odyssée
de la guerrière asexuée 103 683
e
, nous avons fini par
comprendre.
Au bord oriental du monde
existent des…
Une des trois fourmis interrompt la
lecture. Il lui semble sentir une présence. Les rebelles se dissimulent,
guettent. Rien ne bouge. Une antenne se dresse timidement au-dessus de leur
cachette, bientôt imitée par cinq autres.
Les six appendices sensoriels se
transforment en radars et vibrent à 18 000 mouvements/seconde. Tout ce
qui, alentour, porte une odeur est instantanément identifié.
Encore une fausse alerte. Il n’y a
personne dans les environs. Elles reprennent le décryptage de la phéromone.