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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

Le Jour des Fourmis (39 page)

BOOK: Le Jour des Fourmis
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— Estimez-vous contente.
« Piège à réflexion » aurait pu aussi bien vous demander de
construire une tour Eiffel avec soixante-dix-huit mille allumettes… (Rires et
applaudissements.)… mais notre émission vous demande simplement de former six
petits triangles avec six petites allumettes.

— Je prends un joker.

— Très bien. Pour vous aider,
voici une autre phrase : « C’est comme une goutte d’encre qui tombe
dans un verre d’eau. »

Laetitia réapparut, vêtue de son
peignoir habituel, une serviette enturbannée autour de la tête. Méliès éteignit
le téléviseur.

— Je tenais à vous remercier
pour votre intervention. Vous voyez, Méliès, j’avais raison. L’homme est notre
plus grand prédateur. Ma peur est des plus logiques.

— N’exagérons rien. Il ne
s’agissait que de voyous sans grande envergure.

— Pour moi, qu’ils aient été de
simples désœuvrés ou des tueurs, cela n’aurait rien changé. Les hommes sont
pires que les loups. Ils ne savent pas maîtriser leurs pulsions primitives.

Jacques Méliès ne répondit pas et se
leva pour contempler le terrarium à fourmis que la jeune femme avait maintenant
installé, bien en évidence, au beau milieu de son salon.

Il plaça un Doigt contre la vitre
mais les fourmis ne lui accordèrent aucune attention. Pour elles, ce n’était
qu’une ombre.

— Elles ont retrouvé leur
vitalité ? demanda-t-il.

— Oui. Votre
« intervention » en a décimé les neuf dixièmes mais la reine a pu
survivre. Des ouvrières l’ont entourée pour faire tampon et la protéger.

— Elles ont vraiment des
comportements étranges. Pas humains, non, mais… étranges.

— En tout cas, s’il ne s’était
pas produit un nouvel assassinat de chimiste, je croupirais encore dans vos
geôles et elles seraient toutes mortes.

— Non, vous auriez été libérée
de toute façon. L’expertise médico-légale a démontré que les blessures des
frères Salta et des autres ne pouvaient pas avoir été causées par vos fourmis.
Leurs mandibules sont trop courtes. Encore une fois, j’ai agi trop vite et
stupidement.

Ses cheveux étaient maintenant secs.
Elle alla enfiler une robe de soie blanche, incrustée de jade.

Revenant avec un pichet d’hydromel,
elle dit :

— Maintenant que le juge
d’instruction a ordonné mon élargissement, c’est facile de prétendre que vous
m’aviez déjà reconnue innocente.

Il protesta :

— Quand même, je disposais de
quelques sérieuses présomptions. Vous ne pouvez pas nier les faits. Des fourmis
sont vraiment venues m’attaquer dans mon lit. Elles ont vraiment tué ma chatte
Marie-Charlotte. Je les ai vues, de mes yeux vues. Ce ne sont pas
« vos » fourmis qui ont assassiné les frères Salta, Caroline Nogard,
Maximilien MacHarious, les Odergin et Miguel Cygneriaz, mais c’étaient quand
même « des » fourmis. Laetitia, je vous le répète, j’ai toujours eu
besoin de votre aide. Partageons nos idées. (Il se fit insistant.) Cette énigme
vous passionne tout autant que moi. Travaillons ensemble, à l’écart de toute
machinerie judiciaire. J’ignore qui est le joueur de flûtiau de Hamelin mais
c’est un génie. Il nous faut le contrer. Seul, je n’y parviendrai jamais, mais
avec vous et votre connaissance des fourmis et des hommes…

Elle alluma une longue cigarette
tout au bout de son fume-cigarette. Elle réfléchissait. Lui continuait son
plaidoyer :

— Laetitia, je ne suis pas un
héros de roman policier, je suis un type normal. Il m’arrive donc de me
tromper, de bâcler une enquête, d’incarcérer des innocents. Je sais que ce fut
une méprise grave. Je regrette et je veux m’amender.

Elle lui souffla une volute au
visage. Il était tellement désolé de son erreur qu’elle commençait à le trouver
attendrissant.

— Très bien. J’accepte de
travailler avec vous. Mais à une condition.

— Celle que vous voudrez.

— Lorsque nous aurons trouvé le
ou les coupables, vous me laisserez l’exclusivité de la divulgation de
l’enquête.

— Pas de problème.

Il lui tendit la main.

Elle hésita avant de s’emparer de sa
paume :

— Je pardonne toujours trop
vite. Je commets sûrement là la plus grande sottise de ma vie.

Ils se mirent aussitôt à pied
d’œuvre. Jacques Méliès lui présenta toutes les pièces du dossier : photos
des cadavres, rapports d’autopsie, fichier résumant le passé de chacune des
victimes, radiographies des blessures internes, observations sur les cohortes
de mouches.

Laetitia ne lui livra rien de ses
propres compilations mais elle reconnut volontiers que tout semblait converger
vers le concept « fourmis ». Les fourmis étaient l’arme et les
fourmis étaient le mobile. Restait cependant à découvrir l’essentiel : qui
les manipulait et comment.

Ils examinèrent une liste énumérant
les mouvements écologistes terroristes et les fanatiques amis des bêtes,
désireux de délivrer tous les animaux des zoos, tous les oiseaux ou insectes en
cage. Laetitia hocha la tête.

— Vous savez, Méliès, même si
tout paraît les accuser, je ne crois pas des fourmis capables de tuer des
fabricants d’insecticides.

— Et pourquoi ?

— Elles sont trop intelligentes
pour ça. Pratiquer la loi du talion, c’est une idée humaine. La vengeance est
un concept humain. Nous sommes en train de prêter nos propres sentiments aux
fourmis. Pourquoi attaquer les hommes alors qu’il suffit aux fourmis d’attendre
qu’ils se détruisent tout seuls, entre eux !

Jacques Méliès médita un instant le
raisonnement.

— Que ce soit des fourmis, un
joueur de flûtiau ou un humain qui cherche à se faire passer pour des fourmis,
cela vaut quand même le coup de rechercher le ou les coupables, non ? Ne
serait-ce que pour innocenter vos petites amies.

— D’accord.

Ils contemplèrent toutes les pièces
du puzzle, étalées sur la grande table du salon. Ils étaient tous deux
convaincus de disposer d’assez d’éléments pour mettre au jour la logique qui
les reliait entre elles.

Laetitia bondit soudain.

— Ne perdons pas notre temps.
Tout ce que nous voulons, en fait, c’est découvrir l’assassin. Pour y parvenir,
il m’est venu une idée. Une idée toute simple. Écoutez donc !

121. ENCYCLOPÉDIE

CHOC ENTRE CIVILISATIONS :
Godefroy de Bouillon prit la tête de la seconde croisade pour la libération de
Jérusalem et du Saint-Sépulcre. Cette fois, quatre mille cinq cents chevaliers
aguerris encadraient la centaine de milliers de pèlerins. Pour la plupart,
c’étaient de jeunes cadets de la noblesse, privés de tout fief en raison du
droit d’aînesse. Sous couvert de religion, ces nobles déshérités espéraient
conquérir des châteaux étrangers et posséder enfin des terres.

Ce qu’ils firent. Chaque fois
qu’ils s’emparaient d’un château, les chevaliers s’y installaient, abandonnant
la croisade. Souvent, ils se battirent entre eux pour la possession des terres d’une
ville vaincue. Le prince Bohémond de Tarente, par exemple, décida de faire main
basse sur Antioche pour son compte personnel. Les croisés eurent à combattre
certains des leurs pour les convaincre de rester dans la croisade.
Paradoxe : pour mieux parvenir à leurs fins, on vit des nobles occidentaux
faire alliance avec des émirs orientaux pour vaincre leurs camarades de combat.
Ceux-ci n’hésitèrent d’ailleurs pas à s’associer à leur tour avec d’autres
émirs pour les contrer. Arriva le moment où on ne sut plus qui luttait avec qui
et contre qui ni pourquoi. Beaucoup avaient même oublié le but originel de la
croisade.

Edmond Wells,

Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.

122. DANS LES MONTAGNES

Au loin se profilent les formes
sombres de collines, puis de montagnes. Les fourmis grises autochtones ont
baptisé « Mont Tourbier » le premier piton, en raison de la tourbe
sèche qui y frisotte. Il n’est pas trop difficile à passer.

Les croisées ont découvert un col
étroit mais profond pour le traverser. Les hautes parois de pierre blanc, gris
et beige, se succèdent, affichant les strates de leur histoire. Dans la roche
sans âge, se sont imprimées des traces de fossiles en forme de spirale ou de
cornet.

Après les gorges, des canyons.
Chaque fissure est pour les soldates myrmécéennes un ravin mortel où il ne fait
pas bon déraper.

La fraîcheur est éprouvante dans ce
défilé et le convoi se presse d’en sortir. Aux fourmis qui se plaignent du
froid, des abeilles charitables offrent un peu de miel pour se revigorer.

103
e
est inquiète. Elle
ne se souvient pas d’avoir jamais escaladé cet ensemble montagneux. Bah !
peut-être ont-elles trop dévié vers le nord, mais il suffit de se diriger vers
le soleil levant pour parvenir au bout du monde. Oui, elles n’ont qu’à continuer
tout droit.

La roche désolée n’a à leur offrir
que des lichens jaunes comme salades. Il y a là surtout de la funaire
hygrométrique, ainsi désignée car ses capsules se contorsionnent lorsque l’air
devient humide.

Enfin une vallée de bergamotiers. La
fonction créant l’organe, à force de marcher au grand air, les croisées
améliorent leurs facultés visuelles. Elles supportent de mieux en mieux la
lumière, ne recherchent plus les zones d’ombre et peuvent distinguer des
paysages qui se trouvent pourtant à plus de trente pas de leurs facettes
oculaires.

Cela n’empêche pas des éclaireuses
de tomber dans un piège à cicindèles. Ces petits coléoptères creusent des
oubliettes dans le sol, surmontées d’une trappe. Dès qu’ils perçoivent une
vibration, ils surgissent et happent les promeneuses.

La caravane se heurte ensuite à une
barrière d’orties. Pour les fourmis, c’est comme si s’élevait subitement devant
elles un mur de barbelés géants dans lequel elles se prennent aussitôt les
pattes.

Elles passent sans trop de dommages.
Le véritable obstacle est plus loin : une crevasse et, juste derrière, une
cascade. Elles ne savent pas comment franchir à la fois un gouffre et une
muraille liquide. Des abeilles tentent l’expérience et tombent dans la cascade.

L’eau attire vers le bas tout ce qui
vole, disent les mouches.

À fortiori ce rideau d’eau furieuse
et glacée.

Serrant toujours son cocon à
papillon, 24
e
s’avance. Elle a peut-être une solution à proposer. Un
jour qu’elle s’était égarée dans les forêts de l’Ouest – c’est fou ce qu’on
découvre comme choses intéressantes quand on est perdu et qu’on cherche son
chemin –, elle a vu un termite traverser une rigole dégoulinant d’une roche au
moyen d’un morceau de bois. Le termite a introduit de face le bout de bois dans
la cascade, puis il l’a creusé de l’intérieur.

Les fourmis se mettent aussitôt en
devoir de rechercher une branche épaisse ou quelque chose de semblable. Elles
découvrent un gros roseau. Il formera un parfait tunnel mobile. Elles hissent
donc le roseau à bout de pattes et le font lentement glisser jusqu’à ce qu’il
perfore le mur de la cascade. Évidemment, plusieurs ouvrières se noient dans la
manœuvre, mais la plante aquatique avance inexorablement et ne rencontre que
peu de résistance.

Les grillons-taupes se dévouent
alors pour en creuser l’intérieur jusqu’à obtenir un cylindre imperméable qui
permettra aux croisées de franchir et le ravin et la barrière hydraulique.

L’épreuve est difficile pour les
rhinocéros dont les élytres coincent un peu, mais à force de les pousser, eux
aussi passent tous.

123. JEUDI PROCHAIN

Extrait de
L’Écho du dimanche.
Titre :
UN INVITÉ DE MARQUE.

« Le P
r
Takagumi, de
l’Université de Yokohama, présentera jeudi prochain son nouvel insecticide dans
la salle de conférences de l’hôtel Beau Rivage. Le savant japonais déclare
avoir découvert comment stopper les invasions de fourmis au moyen d’une
nouvelle substance toxique de synthèse. Le P
r
Takagumi commentera
lui-même ses travaux. En attendant la date de son exposé, il se détend à
l’hôtel Beau Rivage et s’entretient avec ses collègues français. »

124. LA GROTTE

Après le tunnel, une caverne. Mais
les croisées n’ont pas débouché dans une impasse. La grotte se prolonge par une
longue galerie rocailleuse où l’air frais circule normalement.

Et la croisade avance, toujours
avance.

Les fourmis contournent de gros
morceaux de calcaire, des stalagmites. Celles qui marchent au plafond enjambent
des stalactites. Parfois, stalagmites et stalactites se rejoignent et
fusionnent en longues colonnes. Difficile alors de distinguer le haut du
bas !

Toute une faune spécifique grouille
dans la caverne. Il y a là de vrais fossiles vivants. La plupart sont aveugles
et dépigmentés. Des cloportes blancs déguerpissent avec empressement, des
myriapodes se traînent, des collemboles sautent nerveusement. Des crevettes
translucides, aux antennes plus longues que le corps, nagent dans les flaques.

Dans une cavité, 103
e
détecte un groupe de punaises cavernicoles puantes en train de se livrer à
leurs orgies habituelles avec leur sexe à bout perforateur. La Belokanienne en
tue plusieurs.

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