Le Jour des Fourmis (3 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: Le Jour des Fourmis
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Qu’avez-vous fait de votre
vie ?

Pas assez, sûrement

Agissez ! Faites quelque
chose, de minuscule peut-être, mais bon sang ! Faites quelque chose de
votre vie avant de mourir. Vous n’êtes pas né pour rien. Découvrez ce pour quoi
vous êtes né.

Quelle est votre infime
mission ?

Vous n’êtes pas né par hasard.

Faites attention.

Edmond Wells,

Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.

7. MÉTAMORPHOSES

Elle n’aime pas qu’on lui dise ce
qu’elle doit faire.

La grosse chenille poilue, vert,
noir et blanc, s’éloigne de cette libellule qui lui conseille de prendre garde
aux fourmis et se rend tout au bout de la branche du frêne.

Elle glisse par reptation et
ondulation. Elle pose d’abord ses six pattes avant. Ses dix pattes arrière les
rejoignent grâce aux boucles qu’elle forme avec son corps.

Arrivée à l’extrémité de son
promontoire, la chenille crache un peu de salive-colle pour fixer son
arrière-train et se laisse choir, pendue la tête en bas.

Elle est très lasse. Elle en a
terminé avec sa vie de larve. Ses souffrances s’achèvent. Maintenant, elle mute
ou elle meurt.

Chut !

Elle s’emmitoufle dans un cocon
constitué d’un solide filin de cristal souple.

Son corps se transforme en chaudron
magique.

Elle a attendu ce jour longtemps,
longtemps. Si longtemps.

Le cocon durcit et blanchit. La
brise berce cet étrange fruit clair. Quelques jours plus tard, le cocon se
gonfle, comme sur le point de pousser un soupir. Sa respiration devient plus
régulière. Il vibre. Toute une alchimie se produit. Là-dessous se mélangent des
couleurs, des ingrédients rares, des arômes délicats, des parfums surprenants,
des jus, des hormones, des laques, des graisses, des acides, des chairs et même
des croûtes.

Tout s’ajuste, se dose avec une
précision inégalable dans le but de fabriquer un être nouveau. Et puis, le haut
de la coque se déchire. De l’enveloppe d’argent sort une antenne timide qui
déroule sa spirale.

La silhouette qui se dégage de son
cercueil-berceau n’a plus rien de commun avec la chenille dont elle est issue.

Une fourmi, qui traînait dans les
parages, a suivi cet instant sacré. D’abord fascinée par la splendeur de la
métamorphose, elle se raisonne et se souvient qu’il ne s’agit que d’un gibier.
Elle galope sur la branche afin de tuer le merveilleux animal avant qu’il ne
déguerpisse.

Le corps humide du papillon sphinx
se dégage tout entier de l’œuf originel. Les ailes se déploient. Splendides
couleurs. Chatoiement de voiles légères, fragiles et pointues. Crénelures
sombres sur lesquelles ressortent des teintes inconnues : jaune fluo, noir
mat, orange brillant, rouge carmin, vermillon moyen et anthracite nacré.

La fourmi chasseresse bascule son
abdomen sous son thorax pour se mettre en position de tir. Dans sa mire
visuelle et olfactive, elle place le papillon.

Le sphinx aperçoit la fourmi. Il est
fasciné par la pointe de l’abdomen qui le vise mais il sait que, de là, peut
jaillir la mort. Or il n’est nullement disposé à mourir. Pas maintenant. Ce
serait vraiment dommage.

Quatre yeux sphériques se fixent.

La fourmi considère le papillon. Il est
ravissant, certes, mais il faut alimenter les couvains de chair fraîche. Toutes
les fourmis ne sont pas végétariennes, loin de là. Celle-ci devine que sa proie
s’apprête à décoller et anticipe son mouvement en relevant son organe de tir.
Le papillon profite de cet instant pour s’élancer. Le jet d’acide formique,
dévié, transperce sa voilure, y formant un petit trou d’un rond parfait.

Le papillon perd un peu d’altitude,
le trou dans son aile droite laisse passer un sifflement. La fourmi est une
tireuse d’élite et elle est convaincue de l’avoir touché. Mais l’autre n’en
continue pas moins de brasser les airs. Ses ailes encore humides sèchent un peu
plus à chaque battement. Il reprend de la hauteur, distingue en bas son cocon.
N’en éprouve pas la moindre nostalgie.

La fourmi chasseresse est toujours
embusquée. Nouveau tir. Une feuille poussée par une brise providentielle
intercepte le projectile mortel. Le papillon vire sur l’aile et s’éloigne,
guilleret.

La 103 683
e
soldate
de Bel-o-kan a raté son coup. Sa cible est désormais hors de portée. Elle
contemple rêveuse le lépidoptère qui vole et l’envie un instant. Où va-t-il
donc ? Il semble se diriger en direction du bord du monde.

En effet, le sphinx disparaît vers
l’est. Il y a plusieurs heures qu’il vole et comme le ciel commence à
grisonner, il repère au loin une lueur et se précipite aussitôt vers elle.

Captivé, il n’a plus qu’un seul
objectif : rejoindre cette fabuleuse clarté. Parvenu en toute hâte à
quelques centimètres de la source lumineuse, il accélère encore pour goûter
plus vite à l’extase.

Le voici tout près du feu. Le bout de
ses ailes est sur le point de s’enflammer. Il s’en moque, il veut plonger
là-dedans, jouir de cette force chaude. Se fondre dans ce soleil. Va-t-il s’y
embraser ?

8. MÉLIÈS RÉSOUT L’ÉNIGME DE LA MORT DES SALTA

— Non ?

Il tira un chewing-gum de sa poche
et le happa.

— Non, non, non. Ne laissez pas
entrer les journalistes. Je vais examiner tranquillement mes macchabées et
après, on verra. Et éteignez-moi les bougies de ce candélabre ! Pourquoi
les a-t-on allumées, d’abord ? Ah, il y avait une panne d’électricité dans
l’immeuble ? Mais maintenant, le courant est revenu, non ? Alors,
s’il vous plaît, pas de risque d’incendie.

Quelqu’un souffla les bougies. Un
papillon dont l’extrémité des ailes flambait déjà échappa de justesse à la
crémation.

Le commissaire mastiqua bruyamment
son chewing-gum tout en inspectant l’appartement de la rue de la Faisanderie.

En ce début de XXI
e
siècle, peu de choses avaient changé par rapport au siècle précédent. Les
techniques de criminologie avaient cependant légèrement évolué. Les cadavres
étaient désormais recouverts de formol et de cire vitrifiante pour qu’ils
conservent l’exacte position qui était la leur au moment de leur décès. La
police avait donc tout loisir d’étudier à son gré la scène du crime. La méthode
était bien plus pratique que les archaïques contours à la craie.

Le procédé déroutait un peu, mais
les enquêteurs avaient fini par s’habituer à ces victimes, yeux ouverts, peau
et vêtements entièrement recouverts de cire transparente, figés comme à la
seconde de leur mort.

— Qui est arrivé le premier
ici ?

— L’inspecteur Cahuzacq.

— Émile Cahuzacq ? Où
est-il ? Ah, en bas… Parfait, dites-lui de me rejoindre.

Un jeune agent hésita :

— Euh, commissaire… Il y a là
une journaliste de
L’Écho du dimanche
qui prétend que…

— Qui prétend quoi ?
Non ! pas de journalistes pour l’instant ! Allez me chercher Émile.

Méliès arpenta de long en large le
salon avant de se pencher sur Sébastien Salta. Son visage se colla presque sur
le faciès déformé, les yeux exorbités, les sourcils levés, les narines
écartées, la bouche grande ouverte, la langue tendue. Il discerna même des
prothèses dentaires et les reliefs d’une ultime collation. L’homme avait dû
avaler des cacahuètes et des raisins secs.

Méliès se tourna ensuite vers les
corps des deux autres frères. Pierre avait les yeux écarquillés, la bouche
béante. La cire vitrifiante avait conservé la chair de poule qui hérissait sa
peau. Quant à Antoine, son visage était défiguré par une atroce grimace de
terreur.

Le commissaire tira de sa poche une
loupe éclairante et scruta l’épiderme de Sébastien Salta. Les poils étaient
raides comme des piquets. Lui aussi s’était figé avec la chair de poule.

Une silhouette familière se profila
devant Méliès. L’inspecteur Émile Cahuzacq. Quarante ans de bons et loyaux
services à la Brigade criminelle de Fontainebleau. Des tempes grisonnantes, une
moustache en pointe, un ventre rassurant. Cahuzacq était un homme tranquille
qui s’était taillé sa juste place dans la société. Son seul souhait était de
parvenir paisiblement, sans trop de vagues, à la retraite.

— C’est donc toi, Émile, qui es
arrivé ici le premier ?

— Affirmatif.

— Et tu as vu quoi ?

— Ben, la même chose que toi.
J’ai aussitôt demandé qu’on vitrifie les cadavres.

— Bonne idée. Que penses-tu de
tout ça ?

— Pas de blessures, pas
d’empreintes, pas d’arme du crime, pas de possibilités d’entrer ou de sortir…
Aucun doute, c’est une affaire tordue pour toi !

— Merci.

Le commissaire Jacques Méliès était
jeune, il avait à peine trente-deux ans, mais il jouissait déjà d’une
réputation de fin limier. Il faisait fi de la routine et savait trouver des
solutions originales aux affaires les plus compliquées.

Après avoir mené à leur terme de solides
études scientifiques, Jacques Méliès avait renoncé à une brillante carrière de
chercheur pour s’orienter vers sa seule passion : le crime. Au départ, ce
furent des livres qui le convièrent à ce voyage au pays des points
d’interrogation. Il était gavé de polars. Du Juge Ti à Sherlock Holmes, en
passant par Maigret, Hercule Poirot, Dupin ou Rick Deckard, il s’était goinfré
de trois mille ans d’investigations policières.

Son Graal à lui, c’était le crime
parfait, toujours frôlé, jamais réalisé. Pour mieux se perfectionner, il
s’était tout naturellement inscrit à l’Institut de criminologie de Paris. Il y
connut sa première autopsie sur cadavre frais (et son premier évanouissement).
Il y apprit comment ouvrir une serrure avec une épingle à cheveux, fabriquer
une bombe artisanale ou la désamorcer. Il explora les mille manières de mourir
propres à l’être humain.

Cependant, quelque chose le décevait
dans ces cours : la matière première était mauvaise. On ne connaissait que
les criminels qui s’étaient fait prendre. Donc, les imbéciles. Les autres, les
intelligents, on ignorait tout d’eux puisqu’on ne les avait jamais retrouvés.
L’un de ces impunis aurait-il découvert comment procéder au crime
parfait ?

Le seul moyen de le savoir était de
s’engager dans la police et de se mettre lui-même en chasse. Ce qu’il fit. Il
gravit sans mal les échelons hiérarchiques. Il réussit son premier joli coup en
faisant arrêter son propre professeur de déminage d’explosifs, une bonne
couverture pour le chef d’un groupe terroriste !

Le commissaire Méliès entreprit de
fureter dans le salon, fouillant des yeux le moindre recoin. Son regard se fixa
finalement sur le plafond.

— Dis donc, Émile, il y avait
des mouches quand tu es entré ici ?

L’inspecteur répondit qu’il n’y
avait pas prêté garde. Quand il était arrivé, portes et fenêtres étaient closes
mais ensuite, on avait ouvert la fenêtre et si mouches il y avait, elles
avaient eu tout le temps de s’envoler.

— C’est important ?
s’inquiéta-t-il.

— Oui. Enfin, non. Disons que
c’est dommage. Tu as un dossier sur les victimes ?

Cahuzacq sortit une chemise
cartonnée de la sacoche qu’il portait en bandoulière. Le commissaire consulta
les différentes fiches qu’elle contenait.

— Qu’est-ce que t’en
penses ?

— Il y a là quelque chose
d’intéressant… Tous les frères Salta étaient chimistes de profession mais l’un
des trois, Sébastien, était un personnage moins anodin qu’il n’y paraît de
prime abord. Il menait une double vie.

— Tiens, tiens…

— Ce Salta-là était possédé par
le démon du jeu. Son grand truc, c’était le poker. Il était surnommé « le
géant du poker ». Pas seulement à cause de sa taille, mais surtout parce
qu’il misait des sommes faramineuses. Récemment, il avait beaucoup perdu. Il
s’était retrouvé dans une spirale de dettes. Et pour s’en sortir, le seul moyen
qu’il avait vu était de jouer de plus en plus gros encore.

— Comment tu sais tout
ça ?

— J’ai eu à fouiner, il n’y a
pas longtemps, dans les milieux du jeu. Il était complètement grillé. Il paraît
qu’on l’avait menacé de mort s’il ne remboursait pas au plus vite.

Méliès, pensif, cessa de mastiquer
son chewing-gum.

— Il existait donc un mobile en
ce qui concerne ce Sébastien…

Cahuzacq hocha la tête.

— Tu crois qu’il a pris les
devants et qu’il s’est suicidé ?

Le commissaire ignora la question et
se tourna à nouveau vers la porte :

— Quand tu es arrivé, elle
était bien verrouillée de l’intérieur, non ?

— Affirmatif.

— Et les fenêtres aussi ?

— Toutes les fenêtres,
même !

Méliès recommença à mâcher son
chewing-gum avec ardeur.

— À quoi tu penses ?
demanda Cahuzacq.

— À un suicide. Certes, ça peut
sembler simpliste mais avec l’hypothèse du suicide, tout s’explique. Il
n’existe pas de traces étrangères parce qu’il n’y a pas eu d’intrusion
extérieure. Tout s’est passé en vase clos. Sébastien a tué ses frères et s’est
suicidé.

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