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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

Le Jour des Fourmis (9 page)

BOOK: Le Jour des Fourmis
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Une soldate s’avance en claudiquant
(elle n’a que cinq pattes) et demande si c’est bien elle l’ancienne complice du
prince 327
e
et de la princesse Chli-pou-ni.

103 683
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acquiesce.

La boiteuse lui explique qu’elle l’a
longtemps cherchée dans le but de la tuer. Mais maintenant, le vent a tourné et
elle émet comme une odeur de ricanement :

C’est nous les asociales et c’est
toi qui représentes la norme.

Les temps changent.

La boiteuse propose une
trophallaxie. Son interlocutrice y consent et toutes deux s’embrassent sur la
bouche et se caressent des antennes jusqu’à ce que les aliments calfeutrés au
fond du jabot social de la donneuse aient fini de se déverser dans l’estomac de
103 683
e
.

Vases communicants. Systèmes
digestifs communicants eux aussi.

La boiteuse se vide de son énergie,
la visiteuse s’en remplit. Elle repense à un proverbe myrmécéen du XXXXIII
e
millénaire :
On s’enrichit de ce que l’on donne, on s’appauvrit de ce
que l’on prend.

Elle ne pouvait cependant refuser
l’offrande.

Les rebelles lui font ensuite
visiter leur tanière. S’y trouvent entreposés des stocks de graines, des
réserves de miellat, des œufs remplis de phéromones mémoires.

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ne sait pas
pourquoi, mais toutes ces soldates conjurées ne lui semblent guère redoutables.
Elles lui paraissent plus soucieuses de conserver un mystérieux secret que de
jouer les factieuses assoiffées de pouvoir politique.

La boiteuse s’approche et livre des
confidences. Autrefois, les rebelles étaient connues sous un nom différent.
C’étaient les « guerrières aux odeurs de roche », cette espèce de
police secrète aux ordres de la reine Belo-kiu-kiuni, la mère de l’actuelle
Chli-pou-ni. Elles étaient alors toutes-puissantes, au point d’avoir pu
aménager sous la grande dalle-plancher de la Cité une ville parallèle
clandestine. Une seconde Bel-o-kan.

La boiteuse avoue que ce sont elles,
les guerrières aux odeurs de roche, qui ont tout fait pour éliminer le prince
327
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, la princesse 56
e
(Chli-pou-ni) et elle-même, la
soldate 103 683
e
. À l’époque, personne ne savait que les Doigts
existaient vraiment. La hantise de la reine Belo-kiu-kiuni était que ses
sujettes soient prises de panique lorsqu’elles découvriraient que ces animaux
géants sont dotés d’une intelligence presque aussi développée que celle des
fournis rousses.

Belo-kiu-kiuni avait alors passé un
accord avec l’ambassadeur des Doigts : elle étoufferait toute information
concernant l’existence des Doigts et, en retour, ceux-ci tairaient tout ce
qu’ils savaient déjà ou apprendraient par la suite sur l’intelligence des
fourmis. Chacun de son côté devait tenir les siens à l’écart du secret.

La reine Belo-kiu-kiuni estimait que
les deux civilisations n’étaient pas prêtes à se comprendre. Elle chargea donc
ses guerrières aux odeurs de roche de supprimer tous ceux qui découvriraient
l’existence des Doigts.

Cette volonté coûta cher.

La boiteuse admet qu’elles ont tué
le prince sexué 327
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, tout comme des milliers d’autres fourmis qui,
d’une manière ou d’une autre, avaient appris que les Doigts n’étaient pas
qu’une simple légende mais qu’ils existaient vraiment et que des spécimens
couraient la forêt.

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est très
intriguée. Cela signifie-t-il qu’il y a eu dialogue entre les fourmis rousses
et les Doigts ?

La boiteuse confirme. Des Doigts se
sont installés dans une caverne sous la Cité. Ils ont fabriqué une machine et
un ambassadeur fourmi qui leur permettent, eux aussi, d’émettre et de recevoir
des phéromones. La machine se nomme « Pierre de Rosette »,
l’ambassadeur « Docteur Livingstone » ; ce sont des
dénominations doigtières. Par leur intermédiaire, Doigts et fourmis ont pu se
confier l’essentiel :

« Nous existons dans des
tailles différentes, nous sommes différents, mais chacun de nous a bâti une
civilisation intelligente sur cette planète. »

Ce fut le premier contact. Il y en
eut beaucoup d’autres. Les Doigts étaient prisonniers de leur caverne sous la
Cité et Belo-kiu-kiuni les nourrissait et veillait à leur survie. La
conversation s’est régulièrement poursuivie une saison durant. Grâce aux
Doigts, Belo-kiu-kiuni a découvert le principe de la roue, mais elle a péri dans
l’incendie de sa ville avant d’avoir pu en faire bénéficier son peuple.

Devenue reine, sa fille Chli-pou-ni
n’a plus voulu entendre parler des Doigts. Elle a demandé qu’on cesse de les
alimenter. Elle a ordonné de boucher avec du ciment de guêpe le passage menant
à la seconde Bel-o-kan, et donc à la caverne des Doigts. Elle les a ainsi
condamnés à mourir de faim.

Parallèlement, la garde de
Chli-pou-ni a pourchassé les guerrières aux odeurs de roche. La nouvelle
souveraine ne voulait pas que subsiste la moindre trace de cet épisode honteux
où des fourmis avaient collaboré avec des Doigts. Pour une rousse éprise de
contacts entre les espèces, elle s’était montrée en la circonstance d’une
étrange intolérance.

En une journée, près de la moitié
des guerrières de la seconde Bel-o-kan furent mises à mort. Les rescapées se
terrèrent dans les murs et les plafonds.

Pour survivre, elles résolurent
d’abandonner leurs parfums de reconnaissance et se dotèrent d’un nouveau nom.
Elles devinrent les « rebelles pro-Doigts ».

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considère
ces soi-disant rebelles. La plupart sont éclopées. La garde de la reine leur a
mené la vie dure. Mais il y a aussi des jeunes en parfaite santé. Ces soldates
se sont peut-être naïvement laissé charmer par ces récits de civilisation
parallèle.

Mais quelle folie d’entraîner toutes
ces Belokaniennes dans une lutte fratricide ! Et pour quoi donc, au
fond ? Pour des Doigts dont on ne sait finalement pas grand-chose.

La boiteuse dit que les rebelles ont
maintenant unifié leur mouvement. Elles disposent désormais d’un quartier
général, ici, dans le faux plafond de l’étable à scarabées. Et elles savent
émettre des odeurs si discrètes que les soldates fédérales ne parviennent pas
encore à les identifier.

Mais à quoi sert ce mouvement
clandestin ?

La boiteuse laisse durer un instant
le suspense. Elle ménage ses effets avant de déclarer, tout de go, que les
Doigts installés sous le plancher ne sont pas morts, eux non plus. Les rebelles
ont brisé le ciment de guêpe, rouvert le passage dans le granite et repris
leurs livraisons de nourriture.

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veut-elle,
elle aussi, devenir une rebelle ? La soldate hésite mais, comme toujours,
la curiosité est la plus forte. Elle incline les antennes en arrière en signe
d’assentiment. Tout le monde se félicite. Le Mouvement compte désormais dans
ses rangs une guerrière qui est allée jusqu’au bout du monde. On lui propose de
nombreuses trophallaxies et 103 683
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ne sait plus où donner de
la labiale. Tous ces baisers nourrissants lui réchauffent le corps !

La boiteuse l’informe que les
rebelles vont lancer un commando chargé de voler des fourmis citernes et de les
acheminer sous le plancher pour mieux nourrir les Doigts. Si elle veut
rencontrer le Docteur Livingstone, c’est là une bonne occasion.

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ne se le
fait pas proposer deux fois. Elle a hâte de découvrir ce nid de Doigts caché
sous la Cité. Il lui tarde de leur parler. Elle a vécu si longtemps dans
l’obsession des Doigts. Voilà qui devrait la sortir de sa « maladie des
états d’âme » tout en satisfaisant sa curiosité.

Trente valeureuses soldates rebelles
se rassemblent et, après s’être gorgées de miellat pour accroître leur énergie,
elles se dirigent vers la salle des fourmis citernes. 103 683
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est parmi elles.

Pourvu qu’elles ne tombent pas sur des
équipes de surveillance.

20. TÉLÉVISION

Elle guettait tout ce qui entrait et
sortait.

La concierge était fidèle à son
poste, derrière sa fenêtre entrebâillée.

Le commissaire Méliès s’approcha
d’elle.

— Dites-moi, madame, je peux
vous poser une petite question ?

Elle se dit que ce devait être
quelque réprimande pour la saleté des miroirs de l’ascenseur. Elle hocha
pourtant la tête.

— Vous, qu’est-ce qui vous fait
le plus peur dans la vie ?

Drôle de question. Elle réfléchit,
craignant de proférer une sottise et soucieuse de ne pas décevoir son plus
célèbre locataire :

— Je crois bien que ce sont les
étrangers. Oui, les étrangers. Ils sont partout. Ils prennent le travail des
gens. Ils les attaquent le soir aux coins des rues. Ils ne sont pas comme nous,
quoi ! Alors, allez savoir ce qu’ils ont dans le crâne ?

Méliès hocha le menton et la
remercia. Il était déjà dans l’escalier quand elle lui lança, encore
songeuse :

— Bonne nuit, monsieur le
commissaire !

Chez lui, il se débarrassa de ses
chaussures et s’installa devant son téléviseur. La télé, rien de tel pour
arrêter la machine qui tournait dans sa tête au soir d’une journée d’enquête.
Quand on dort, on rêve, c’est déjà un travail. La télé, elle, vide l’esprit.
Les neurones se mettent en vacances et tous les feux cérébraux cessent de
clignoter. L’extase !

Il s’empara de sa télécommande.

Chaîne 1675, téléfilm
américain : « Alors Bill, tu es mal, hein, tu te croyais le meilleur,
et tu t’aperçois que t’es qu’un paumé comme les autres…»

Il zappa :

Chaîne 877, publicité : « Avec
Krak Krak, débarrassez-vous une fois pour toutes de tous vos…»

Il zappa à nouveau.

Il avait 1 825 chaînes à sa
disposition mais seule la 622
e
le passionnait chaque soir à vingt
heures précises avec son émission-vedette : « Piège à
réflexion ».

Générique. Trompettes. Apparition de
l’animateur. Applaudissements.

L’homme rayonne :

— Quel bonheur de vous
retrouver, vous tous, chez vous, fidèles à notre 622
e
chaîne.
Bienvenue pour cette cent quatrième émission de « Piège à…

— … réflexion » !
s’époumone en chœur l’assistance.

Marie-Charlotte vint se blottir
contre ses genoux et réclama des caresses. Il lui donna un peu de pâté au thon.
Marie-Charlotte adorait le pâté au thon encore plus que les caresses.

— Pour ceux et celles qui
découvriraient notre émission pour la première fois, j’en rappelle les règles.

Huées dans la salle à l’intention de
ces ringards.

— Merci. Le principe, donc, en
est simple. Nous posons une énigme. Au candidat ou à la candidate d’en trouver
la solution. C’est cela, « Piège à…

— … réflexion » !
claironne le public.

Toujours radieux, l’animateur
poursuit :

— Pour chaque bonne réponse, un
chèque de dix mille francs plus un joker qui autorise une erreur et permet de
percevoir quand même les dix mille francs suivants. Depuis plusieurs mois déjà,
Mme, euh, Juliette… Ramirez est notre championne. Espérons qu’elle ne chutera
pas aujourd’hui. Présentez-vous de nouveau, madame… Ramirez. Quelle est votre
profession ?

— Préposée des postes.

— Vous êtes mariée ?

— Oui, et mon mari est sûrement
en train de me regarder à la maison.

— Alors, bonsoir, monsieur
Ramirez ! Et vous avez des enfants ?

— Non.

— Quels sont vos hobbies ?

— Oh… les mots croisés… la
cuisine…

Applaudissements.

— Plus fort, encore plus fort,
ordonne l’animateur. M
me
Ramirez le mérite.

Applaudissements plus nourris.

— Et maintenant, madame
Ramirez, vous vous sentez prête pour une nouvelle énigme ?

— Je suis prête.

— Alors, j’ouvre l’enveloppe
qui la contient et je vous lis notre énigme du jour.

Roulement de tambours.

— Voici l’énigme : quelle
est la ligne suivante par rapport à cette série ?

Il inscrit avec un feutre des
chiffres sur un tableau blanc :

 

1

11

21

1211

111221

312211

 

Gros plan sur la candidate qui
affiche une expression dubitative :

— Heu… Ce n’est pas
facile !

— Prenez votre temps, madame
Ramirez. Vous avez jusqu’à demain. Mais pour vous aider, voici la phrase clef
qui vous aiguillera sur la bonne voie. Attention, écoutez bien :
« Plus on est intelligent… moins on a de chances de trouver. »

La salle applaudit sans comprendre.

L’animateur salue :

— Amis téléspectateurs et
téléspectatrices, vous aussi, à vos stylos ! Et à demain, si vous le
voulez bien !

Jacques Méliès zappa sur les
informations régionales. Une femme trop maquillée, à la coiffure impeccable,
débitait avec indifférence le texte défilant sur son prompteur :
« Après la brillante réussite du commissaire Jacques Méliès dans l’affaire
Salta, le préfet Dupeyron a proposé d’élever l’éminent policier au rang
d’officier de la Légion d’honneur. De bonne source, on apprend que la
Chancellerie étudie avec bienveillance cette candidature. »

BOOK: Le Jour des Fourmis
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