Écœuré, Jacques Méliès éteignit son
téléviseur. Que faire désormais ? Continuer de jouer les stars et enterrer
l’affaire, ou bien s’entêter, tâcher de trouver la vérité et tant pis pour sa
réputation de limier infaillible ?
Au fond, il savait bien qu’il
n’avait pas le choix. L’appât du crime parfait était trop puissant. Il attrapa
son téléphone :
— Allô, la Morgue ?
Passez-moi le toubib… (Une agaçante petite musiquette.)… Allô, doc, j’ai besoin
d’une autopsie minutieuse des corps des frères Salta… Oui, ça urge !
Il raccrocha, composa un autre
numéro :
— Allô, Émile ? Tu peux me
dégoter le dossier sur la journaliste de
L’Écho du dimanche
?
Ouais, Laetitia Machin. Bon, rejoins-moi à la Morgue dans une heure. Et puis,
oh, Émile, une petite question : qu’est-ce qui te fait le plus peur dans
la vie ?… Ah tiens, c’est ça ? Marrant. J’aurais jamais cru que ça
puisse faire peur à qui que ce soit… Bon, allez, fonce à la Morgue.
PIÈGE INDIEN : Les Indiens du
Canada font usage d’un piège à ours des plus rudimentaires. Il consiste en une
grosse pierre enduite de miel, suspendue à une branche d’arbre par une corde.
Lorsqu’un ours aperçoit ce qu’il croit être une gourmandise, il s’avance et
tente d’attraper la pierre en lui donnant des coups de patte. Il crée ainsi un
mouvement de balancier et chaque fois, la pierre revient le frapper. L’ours
s’énerve et cogne de plus en plus fort Et plus il cogne fort, plus il se fait
cogner. Jusqu’à son K-O final.
L’ours est incapable de
penser : « Et si j’arrêtais ce cycle de la violence ? » Il
ne ressent que de la frustration. « On me donne des coups, je les
rends ! » se dit-il. D’où sa rage exponentielle. Pourtant, s’il
cessait de la frapper, la pierre s’immobiliserait et il remarquerait peut-être
alors, une fois le calme rétabli, qu’il ne s’agit que d’un objet inerte
accroché à une corde. Il n’aurait plus qu’à trancher celle-ci avec ses crocs
pour faire choir la pierre et en lécher le miel.
Edmond Wells,
Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.
Ici, au 40
e
étage en
sous-sol, il y a du monde qui remue. Le mois d’août bat son plein et la chaleur
rend chacun nerveux, même durant la nuit, même en profondeur.
Des guerrières belokaniennes
excitées mordillent sans raison les passants. Des ouvrières courent entre les
salles de soins des œufs et les salles de stockage de miellat. La fourmilière
Bel-o-kan a chaud.
La foule des citoyennes s’écoule
comme une lymphe tiède.
Le groupe des trente rebelles
débouche discrètement dans la salle des fourmis citernes. Elles considèrent
avec admiration leurs « sumos ». Les fourmis citernes forment des
sortes de fruits obèses et dorés, ornés de bandes opaques rouges. Ces fruits
sont en fait les chitines étirées à l’extrême d’individus suspendus au plafond,
tête en haut, abdomen en bas.
Des ouvrières s’activent, tant pour
tirer le substantifique nectar que pour remplir les jabots vides.
La reine Chli-pou-ni vient parfois
en personne se gaver aux citernes. Sa présence laisse indifférents ces insectes
phénomènes qui, à force d’immobilité, ont acquis une philosophie de l’inertie.
Certains prétendent que leurs cerveaux ont rapetissé. La fonction crée
l’organe, mais l’absence de fonction détruit l’organe. Les fourmis citernes
n’ayant pour seule occupation que de se remplir ou de se vider, elles se sont
peu à peu transformées en machines binaires.
Hors de cette salle, elles ne savent
rien percevoir ni comprendre. Elles sont nées dans la sous-caste des citernes
et citernes elles mourront.
Il est cependant possible de les
décrocher pendant qu’elles sont encore vivantes. Il suffit pour ce faire
d’émettre une phéromone signifiant « migration ». Les fourmis
citernes sont certes des réservoirs mais des réservoirs mobiles, programmés
pour accepter d’être transportés à l’occasion d’une migration.
Les rebelles recensent quelques
fourmis citernes de bonne taille. Elles s’approchent de leurs antennes et
prononcent la formule « migration ». L’énorme insecte bouge alors
lentement, décroche une à une ses pattes du plafond et descend. Des pattes le
saisissent aussitôt pour éviter qu’il ne s’écrase.
Où va-t-on ?
demande l’un d’eux.
Vers le sud.
Les fourmis citernes ne discutent
pas et se laissent emporter par les rebelles. Elles doivent s’y mettre à six
pour transporter l’une de ces gourdes, tellement elles sont lourdes. Et dire
que tant d’efforts ne profiteront qu’aux Doigts !
Apprécient-ils au moins
? s’enquiert 103 683
e
.
Ils se plaignent qu’on ne leur en
ramène pas assez ! répond une rebelle.
Les ingrats !
Le commando regagne prudemment les
étages inférieurs. Voici enfin la faille minuscule qui traverse le plancher de
granit. De l’autre côté, se trouve la salle où le Docteur Livingstone leur
parlera.
103 683
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frémit.
Dialoguer avec les terribles Doigts, ce serait donc aussi facile que
cela ?
La discussion ne sera pas pour tout
de suite. Les rebelles sont soudain prises en chasse par des gardes qui
effectuaient une patrouille de routine dans le quartier. Vite, elles
abandonnent leurs citernes pour mieux s’enfuir.
Ce sont des rebelles !
Une soldate a reconnu le parfum
distinctif qu’elles croyaient indécelable. Les phéromones d’alerte fusent, la
course-poursuite est engagée.
Les guerrières fédérales sont
rapides mais elles ne parviennent pas pour autant à rattraper les rebelles.
Alors, elles établissent des barrages, coupant certaines voies, comme si elles
voulaient les rameuter toutes quelque part.
Les soldates contraignent le
commando à remonter les étages à un rythme effréné. Niveaux – 40, – 30, – 16, –
14. C’est bien vers un lieu déterminé qu’elles poussent leurs proies.
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devine le piège sans y voir d’échappatoire. Il n’y a
plus qu’une issue devant elle. Si les fédérales l’ont laissée libre, c’est
qu’elles ont leurs raisons ! Mais quel autre choix que d’y foncer ?
Les rebelles débouchent dans une
salle pleine de punaises puantes et d’horreurs. Leurs antennes se dressent
devant l’effarant spectacle !
Le dos criblé de petits vagins
dorsaux, des femelles punaises puantes courent en tous sens tandis que des
mâles brandissant leur sexe pointu à bout perforateur les poursuivent. Plus
loin, des mâles homosexuels s’emboîtent les uns dans les autres, en longues
grappes vertes. Il y en a partout, ça grouille, ça pullule. Les sexes
perforateurs punaisiens sont dressés, prêts à crever les chitines.
Les rebelles n’ont pas eu le temps de
comprendre ce qui leur arrive qu’elles sont déjà recouvertes par ces maudits
insectes qui les assaillent. Une fourmi s’effondre, laminée par un épais
matelas de punaises puantes en rut. Aucune n’a le temps de dégager son abdomen
pour se défendre en tirant à l’acide. Les sexes perforateurs des mâles
transpercent les carapaces. 103 683
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se débat, affolée.
PUNAISE : De toutes les formes
de sexualité animale, celle des punaises des lits (Cimex lectularius) est la
plus stupéfiante. Nulle imagination humaine n’égale une telle perversion.
Première particularité : le priapisme. La punaise des lits n’arrête pas un
instant de copuler. Certains individus ont plus de deux cents rapports par
jour.
Seconde particularité :
l’homosexualité et la bestialité. Les punaises des lits ont du mal à distinguer
leurs congénères et, parmi ces congénères, elles éprouvent encore plus de
difficultés à reconnaître les mâles des femelles. 50 % de leurs rapports
sont homosexuels, 20 % se produisent avec des animaux étrangers, 30 %
enfin s’effectuent avec des femelles.
Troisième particularité : le
pénis perforateur. Les punaises des lits sont équipées d’un long sexe à corne
pointue. Au moyen de cet outil semblable à une seringue, les mâles percent les
carapaces et injectent leur semence n’importe où, dans la tête, le ventre, les
pattes, les dos et même le cœur de leur dame ! L’opération n’affecte guère
la santé des femelles, mais comment tomber enceinte dans ces conditions ?
D’où la…
Quatrième particularité : la
vierge enceinte. De l’extérieur, son vagin paraît intact et pourtant, elle a
reçu un coup de pénis dans le dos. Comment les spermatozoïdes mâles vont-ils
alors survivre dans le sang ? En fait, la plupart seront détruits par le
système immunitaire, tels de vulgaires microbes étrangers. Pour multiplier les
chances qu’une centaine de ces gamètes mâles arrivent à destination, la
quantité de sperme lâchée est phénoménale. À titre de comparaison, si les mâles
punaises étaient dotés d’une taille humaine, ils expédieraient trente litres de
sperme à chaque éjaculation. Sur cette multitude, un tout petit nombre
survivra. Cachés dans les recoins des artères, planqués dans les veines, ils
attendront leur heure. La femelle passe l’hiver squattée par ces locataires
clandestins. Au printemps, guidés par l’instinct, tous les spermatozoïdes de la
tête, des pattes et du ventre se rejoignent autour des ovaires, les transpercent
et s’y enfoncent. La suite du cycle se poursuivra sans problème aucun.
Cinquième particularité :
les femelles aux sexes multiples. À force de se faire perforer n’importe où par
des mâles indélicats, les femelles punaises se retrouvent couvertes de cicatrices
dessinant des fentes brunes cernées d’une zone claire. Semblables à des
cibles ! On peut ainsi savoir précisément combien la femelle a connu
d’accouplements.
La nature a encouragé ces
coquineries en engendrant d’étranges adaptations. Génération après génération,
des mutations ont abouti à l’incroyable. Les filles punaises se sont mises à
naître nanties de taches brunes, auréolées de clair, sur leur dos. À chaque
tache correspond un réceptacle, « sexe succursale » directement relié
au sexe principal. Cette particularité existe actuellement à tous les échelons
de son développement : pas de cicatrice, quelques cicatrices réceptacles à
la naissance, véritables vagins secondaires dans le dos.
Sixième particularité :
l’autococufiage. Que se passe-t-il lorsqu’un mâle est perforé par un autre
mâle ? Le sperme survit et fonce comme à son habitude vers la région des
ovaires. N’en trouvant pas, il déferle sur les canaux déférents de son hôte et
se mêle à ses spermatozoïdes autochtones. Résultat : lorsque le mâle
passif percera, lui, une dame, il lui injectera ses propres spermatozoïdes mais
aussi ceux du mâle avec lequel il aura entretenu des rapports homosexuels.
Septième particularité :
l’hermaphrodisme. La nature n’en finit pas d’effectuer des expériences étranges
sur son cobaye sexuel favori. Les mâles punaises ont, eux aussi, muté. En
Afrique, vit la punaise Afrocimex constrictus dont les mâles naissent avec des
petits vagins secondaires dans le dos. Ceux-ci, cependant, ne sont pas féconds.
Il semble qu’ils soient là à titre décoratif ou encore pour encourager les
rapports homosexuels.
Huitième particularité : le
sexe-canon qui tire à distance. Certaines espèces de punaises tropicales, les
antochorides scolopelliens, en sont pourvues. Le canal spermatique forme un
gros tube épais, roulé en colimaçon, dans lequel le liquide séminal est
comprimé. Le sperme est ensuite propulsé à grande vitesse par des muscles
spéciaux qui l’expulsent hors du corps. Ainsi, lorsqu’un mâle aperçoit une
femelle à quelques centimètres de lui, il vise de son pénis les cibles-vagins
dans le dos de la demoiselle. Le jet fend les airs. La puissance de ces tirs
est telle que le sperme parvient à transpercer la carapace, plus fine en ces
endroits.
Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.
Avant de succomber, une rebelle
pousse un cri odorant, déchirant et incompréhensible :
Les Doigts sont nos dieux.
Puis elle s’affale de toute la
longueur de ses pattes et son corps étalé forme comme une croix à six branches.
Toutes ses compagnes s’effondrent
une à une et 103 683
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entend certaines répéter la même phrase
étrange :
Les Doigts sont nos dieux.
Les punaises enragées percent et
violent, sous le regard des fédérales qui n’ont visiblement pas l’intention de
mettre un terme au supplice.
103 683
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refuse de
mourir si vite. Pas avant de savoir ce que signifie le mot « dieux ».
Prise d’une fureur terrible, elle fouette avec ses antennes la dizaine de
punaises accrochées à son thorax, puis elle fonce tête baissée dans le groupe
de soldates. Effet de surprise réussi. Les guerrières sont trop absorbées par
le spectacle de cette orgie sanglante pour l’intercepter. Elles se reprennent
pourtant sans tarder.
Mais 103 683
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n’est
pas une novice en matière de course-poursuite. Elle fonce au plafond et, de la
pointe de ses antennes largement écartées, racle la paroi. En giclent des
flocons de terre. La soldate en profite pour mettre entre elle et ses
poursuivantes un véritable mur de sable. Se plaçant en position de tir, elle
abat les gardes qui parviennent à passer malgré tout. Mais quand plusieurs
d’entre elles franchissent ensemble l’obstacle, la soldate ne peut les
mitrailler toutes d’un coup. D’ailleurs, sa poche à acide est pratiquement vide
maintenant.