Comme lui, Laetitia Wells avait un
nom au bord des lèvres sans parvenir encore à l’énoncer.
— Lâchez votre revolver,
monsieur ! (Méliès jeta son revolver à ses pieds.) Asseyez-vous sur ces
chaises.
Ce ton, cette voix…
— Nous ne sommes pas des
cambrioleurs, commença Laetitia. Mon compagnon est même…
Le commissaire lui coupa aussitôt la
parole :
— … du coin. J’habite le
quartier.
— Peu importe ! fit
l’autre, qui s’affaira à les ficeler sur leurs chaises à l’aide de fils
électriques.
— Bien, maintenant, nous
pouvons discuter dans de meilleures conditions.
« Mais qui est-ce
donc ? »
— Que faites-vous donc chez
moi, commissaire Méliès, et vous, Laetitia Wells, journaliste à
L’Écho du
dimanche
? Et ensemble, de surcroît. J’ai toujours pensé que vous vous
haïssiez, tous les deux. Elle vous a insulté par voie de presse, vous l’avez
expédiée en prison ! Et vous êtes là tous les deux, comme larrons en
foire, dans mon appartement, à minuit.
— C’est que…
Une nouvelle fois, Laetitia fut
interrompue.
— Je sais parfaitement ce qui
me vaut cette charmante visite, allez ! J’ignore encore par quel moyen,
mais vous avez suivi mes fourmis.
Une voix héla, de l’étage :
— Que se passe-t-il,
chérie ? Avec qui discutes-tu au grenier ?
— Avec des personnes
indésirables chez nous.
Une seconde tête, un second corps se
hissèrent hors de la trappe. « Lui, je ne le connais pas. »
Était apparu un monsieur à la longue
barbe blanche, vêtu d’une chemise grise à carreaux rouges. Il ressemblait à un
Père Noël, mais à un Père Noël usé par l’âge et à bout de forces.
— Je te présente M. Méliès et M
lle
Wells. Ils ont raccompagné nos petites amies jusqu’ici. Comment ? Ils nous
le diront.
Le Père Noël paraissait bouleversé.
— Mais ils sont célèbres, tous
les deux. Lui comme policier, elle comme journaliste ! Tu ne peux pas les
tuer, pas eux. D’ailleurs, nous ne pouvons plus continuer à tuer…
La femme interrogea sèchement :
— Tu veux que nous renoncions,
Arthur ? Tu veux que nous laissions tout tomber ?
— Oui, dit Arthur.
Elle supplia presque :
— Mais si nous abandonnons, qui
poursuivra notre tâche ? Il n’y a personne, personne…
L’homme à la barbe blanche se tordit
les Doigts.
— Si eux nous ont découverts, d’autres
en sont capables aussi. Alors, tuer, encore tuer ! De toute façon, nous
n’en aurons jamais fini avec notre mission. Dès qu’on en supprime un, il en
réapparaît dix. Je suis las de toute cette violence.
« Le Père Noël, je ne l’ai
jamais vu. Mais elle, elle…» Tout au tumulte qui agitait son cerveau, Laetitia
ne parvenait pas à suivre cette discussion où pourtant deux vies se jouaient.
Arthur s’essuya le front du revers
d’une main couverte de taches sombres. La conversation l’avait épuisé. Il
chercha quelque chose à quoi se raccrocher, ne trouva rien et s’effondra à
terre, évanoui.
La femme fixa silencieusement les
jeunes gens, puis les détacha. Machinalement, ils se frottèrent chevilles et
poignets.
— Autant que vous m’aidiez à le
transporter jusqu’à notre lit, fit-elle.
— Qu’est-ce qu’il a ?
s’enquit Laetitia.
— Un malaise. Ils deviennent de
plus en plus fréquents, ces temps-ci. Mon mari est malade, très malade. Il n’en
a plus pour longtemps à vivre. C’est parce qu’il sent que sa mort approche
qu’il s’est lancé à corps perdu dans cette aventure.
— J’ai été médecin, dit
Laetitia. Voulez-vous que je l’ausculte ? Je pourrai peut-être le
soulager.
La femme eut une moue triste.
— Inutile. Je sais parfaitement
de quoi il souffre. Cancer généralisé.
Avec précaution, ils déposèrent
Arthur sur le couvre-lit. L’épouse du malade s’empara d’une seringue contenant
un cocktail de sédatifs et de morphine.
— Laissons-le se reposer,
maintenant. Il a besoin de sommeil pour récupérer quelques forces.
Jacques Méliès la considéra
longuement.
— Ça y est, je vous reconnais.
Au même moment, un même signal se
déclencha dans le cerveau de Laetitia Wells. Évidemment, elle aussi la
reconnaissait, cette femme !
SYNCHRONICITÉ : Une
expérience scientifique réalisée simultanément en 1901 dans plusieurs pays
démontra que par rapport à une série de tests d’intelligence donnés, les souris
méritaient une note de 6 sur 20.
Reprise en 1965, dans les mêmes
pays et avec exactement les mêmes tests, l’expérience accorda aux souris une
moyenne de 8 sur 20. Les zones géographiques n’avaient rien à voir avec ce
phénomène. Les souris européennes n’étaient ni plus ni moins intelligentes que
les souris américaines, africaines, australiennes ou asiatiques. Sur tous les
continents, toutes les souris de 1965 avaient obtenu une meilleure note que
leurs aïeules de 1901. Sur toute la Terre, elles avaient progressé. C’était
comme s’il existait une intelligence « souris » planétaire qui se
serait améliorée au fil des ans.
Chez les humains, on a constaté
que certaines inventions avaient été mises au point simultanément en Chine, aux
Indes et en Europe : le feu, la poudre, le tissage, par exemple. De nos
jours encore, des découvertes s’effectuent au même moment sur plusieurs points
du globe et dans des périodes restreintes.
Tout laisse à penser que
certaines idées flottent dans l’air, au-delà de l’atmosphère, et que ceux dotés
de la capacité de les saisir contribuent à améliorer le niveau de savoir global
de l’espèce.
Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.
La croisade progresse en varappe le
long de pierres abruptes. De l’autre côté du pont, de hautes structures
cubiques s’élancent vers le ciel. Elles ne semblent pas dotées de racines. Les
fourmis s’immobilisent et observent ces chaînes de montagnes aux formes
parfaites, hautes et raides : est-ce que ce sont des nids de Doigts ?
Elles sont dans le pays par-delà le
bord du monde. Le territoire des Doigts !
Une sensation plus intense que
celles, pourtant si nombreuses et si fortes, qu’elles ont connues jusqu’ici les
submerge.
Ils sont là, les nids des
Doigts ! Colossaux, titanesques, mille fois plus épais et plus élevés que
les plus vieux arbres de la forêt ! Leurs ombres fraîches s’étendent sur
plusieurs milliers de pas. Les Doigts se construisent des nids démesurés. La
nature seule n’en fournit pas de semblables.
103
e
se fige. Cette fois,
elle a puisé en elle le courage de poursuivre, de traverser le bord du monde,
d’aller au-delà du possible. Elle est maintenant dans cet ailleurs qui, depuis
si longtemps la hante : hors de toute civilisation.
Derrière elle, d’autres insectes
remuent dubitativement l’extrémité de leurs antennes.
Les croisées restent un long moment
silencieuses, immobiles, médusées par tant de puissance. Les déistes se
prosternent. Les autres s’interrogent sur ce monde si différent, aux lignes
droites et aux volumes infinis.
Les soldates se regroupent et se
recomptent. Elles sont huit cents en pays ennemi, mais comment tuer les Doigts
qui se cachent dans de telles citadelles ? Il faut attaquer ce nid !
Les légions volantes de scarabées et
d’abeilles seront des forces d’appoint, n’intervenant qu’en cas de problème.
Tout le monde est d’accord et, au signal, l’armée croisée fonce vers l’entrée
de l’édifice.
Un étrange oiseau tombe du ciel,
c’est une plaque noire. Elle écrase quatre soldats termites. Des plaques noires
tombent maintenant de partout et fracassent les cuirasses des artilleuses.
Est-ce cela les Doigts ?
Lors de cette première charge, plus
de soixante-dix soldates décèdent.
Mais les croisées ne désespèrent
pas. Elles font retraite avant de lancer une deuxième charge.
En avant, tuons-les tous !
Cette fois, l’armée myrmécéenne se
dispose en pointe. Les légions se précipitent.
Il est 11 heures et beaucoup de
personnes viennent porter leur courrier à la poste. Peu distinguent les petites
flaques noires qui glissent imperceptiblement sur le sol. Les roues des
poussettes, les mocassins et les chaussures de sport aplatissent les petites
silhouettes sombres.
Lorsque quelques-uns de ces points
noirs arrivent à escalader un pantalon, ils s’en font rapidement chasser d’un
revers de main.
Ils nous ont repérées et ils nous
attaquent de partout, vocifère une soldate avant de se faire écraser.
On sonne la phéromone de la
retraite. Encore soixante morts.
Conciliabules d’antennes.
Il nous faut prendre ce nid de
Doigts quel qu’en soit le prix.
9
e
suggère qu’on dispose
encore différemment les légions. Il faut tenter un mouvement tournant. Ordre
est donné d’escalader n’importe quelle semelle.
Chargez !
Les artilleuses placées en première
ligne pulvérisent leur poison sur le caoutchouc d’une chaussure de basket.
Certaines tailladent la pellicule de plastique qui fait briller une paire
d’escarpins féminins.
Retraite. On se recompte. Encore
vingt morts.
Les dieux sont invulnérables,
émet triomphalement le groupe de fourmis déistes qui, depuis le début,
se tient en retrait des combats en priant.
103
e
ne sait que faire.
Elle serre toujours son cocon de la mission Mercure et n’ose participer à ces
charges périlleuses.
La grande peur des Doigts revient
doucement et l’envahit. C’est vrai, ils ont l’air invincibles.
Mais 9
e
ne renonce pas.
Elle se décide à charger avec les légions volantes. Toute l’armée se regroupe
dans le platane qui fait face à la poste. 9
e
monte sur un scarabée
et place les abeilles sur les deux flancs de sa ligne d’attaque.
Elle voit l’orifice béant du nid de
Doigts et hurle des phéromones d’excitation guerrière.
Les scarabées rhinocéros baissent la
tête pour que leur corne soit bien dans la ligne de mire.
Sus aux Doigts !
Une préposée de la poste ferme la
porte de verre. Il y a trop de courants d’air, dit-elle.
Les croisées ne voient rien. Elles
sont lancées à pleine vitesse lorsque apparaît la paroi transparente. Elles
n’ont pas le temps de freiner.
Les scarabées éclatent et
dégoulinent. Les artilleuses placées sur leur dos s’engluent dans leurs
cadavres.
— Il grêle ? demande une
cliente de la poste.
— Non, je crois que ça doit
être les enfants de M
me
Letiphue qui jouent avec des graviers. Ils
aiment bien ça.
— Mais ils risquent de casser
la vitre de la porte, non ?
— Ne vous en faites pas. Elle
est épaisse.
On ramène les insectes blessés qui
peuvent être soignés. Durant cette charge, la croisade a perdu encore
quatre-vingts soldates.
Les Doigts sont plus coriaces que
nous ne le pensions, émet une fourmi.
9
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ne veut pas renoncer.
Les termites non plus. Ils ne sont pas venus de si loin, ils n’ont pas surmonté
autant d’obstacles pour se faire arrêter par des plaques noires et des murs
transparents !
On bivouaque sous le platane pour la
nuit.
Toutes gardent confiance. Demain est
un autre jour.
Les fourmis savent mettre le prix,
le temps et les moyens. Et elles finissent toujours par réussir. C’est bien connu.
Une éclaireuse repère une fente sur
le fronton du nid qu’elles ont attaqué la veille. Une fente bien rectangulaire.
Elle se dit que peut-être il s’agit là d’une entrée détournée. Sans en parler
aux autres, elle part en repérage. Elle pénètre dans la fente où sont gravés
des symboles qui, dans une autre dimension espace-temps, signifient
« courrier par avion longue distance », et tombe sous plusieurs
plaques plates et blanches. Elle décide de se faufiler dans l’une d’elles pour
examiner ce qu’il y a à l’intérieur. Quand elle essaie d’en ressortir, elle est
compressée par une paroi blanche. Alors elle reste là et elle attend.
Et c’est ainsi que, trois ans plus
tard, on découvrit avec surprise qu’une colonie de fourmis rousses typiquement
françaises s’était installée au Népal, en plein milieu des chaînes
himalayennes. Bien plus tard, des entomologistes se demandèrent comment ces
fourmis avaient pu voyager si loin. Finalement, ils conclurent qu’il devait
s’agir d’une espèce parallèle ressemblant à la fourmi française par pure
coïncidence.
— Vous me reconnaissez ?