— Vous ne voulez pas me
raconter où vous en êtes de vos investigations ?
Elle secoua la tête.
— Mieux vaut que nous suivions
chacun notre voie. Ainsi, nous ne nous gênerons pas.
Méliès s’empara d’un de ses
chewing-gums. Quand il mâchait, il se sentait toujours plus à l’aise. Il
s’enquit :
— Qu’est-ce qu’il y a derrière
cette porte noire ?
Laetitia Wells eut un instant de
surprise devant cette question abrupte. Petite gêne rapidement camouflée.
Elle haussa les épaules.
— Mon bureau. Je ne vous le
fais pas visiter. C’est un vrai capharnaüm.
Là-dessus, elle sortit une
cigarette, l’emboîta sur un long fume-cigarette et l’alluma avec un briquet en
forme de corbeau.
Méliès revint à ses
préoccupations :
— Vous voulez garder le secret
sur votre enquête. Moi, je vais quand même vous dire où j’en suis.
Elle souffla un petit nuage de fumée
nacrée.
— Comme vous voudrez.
— Récapitulons. Nos quatre
victimes travaillaient à la CCG. On pourrait pencher pour quelque sombre mobile
de jalousie professionnelle. Les rivalités sont fréquentes dans les grandes
entreprises. Les gens s’y déchirent pour une promotion ou une augmentation et
dans le monde scientifique, on est souvent âpre au gain. L’hypothèse du
chimiste rival tient la route, reconnaissez-le. Il aurait empoisonné ses
collègues avec un produit à effet retard foudroyant. Cela colle parfaitement
avec les ulcères dans le système digestif relevés à l’autopsie.
— Vous vous emballez encore,
commissaire. Vous êtes obsédé par votre idée du poison et vous oubliez sans
cesse la peur. Un super-stress peut lui aussi provoquer des ulcères, et nos
quatre victimes ont toutes eu très peur. La peur, commissaire, la peur est le
nœud du problème et ni vous ni moi n’avons encore compris ce qui a suscité
cette terreur inscrite sur chacun de leurs visages.
Méliès protesta :
— Bien sûr que je me suis
interrogé sur cette peur et même sur tout ce qui peut faire peur aux
gens !
Elle souffla un nouveau nuage de
tabac.
— Et qu’est-ce qui vous fait
peur à vous, commissaire ?
Il fut pris de court car il comptait
justement lui poser cette question.
— C’est-à-dire… hum…
— Il y a bien quelque chose qui
vous terrifie plus que tout, non ?
— Je veux bien vous le confier,
mais, en échange vous me direz, avec la même sincérité, ce qui vous effraie,
vous.
Elle lui fit face.
— D’accord.
Il hésita puis bafouilla.
— J’ai… j’ai peur… j’ai peur
des loups.
— Des loups ?
Elle éclata de rire et répéta
« des loups », « des loups ». Elle se leva et lui resservit
une rasade d’hydromel.
— J’ai dit la vérité, à votre
tour maintenant.
Elle se leva et regarda par la
fenêtre. Elle semblait distinguer au loin des choses qui l’intéressaient.
— Hum… moi, j’ai… j’ai peur…
j’ai peur de vous.
— Arrêtez de vous moquer, vous
m’avez promis d’être sincère.
Elle se retourna et lâcha une
nouvelle volute. Ses yeux mauves brillaient comme des étoiles à travers la
fumée turquoise.
— Mais je suis sincère. J’ai
peur de vous, et à travers vous de toute l’humanité. J’ai peur des hommes, des
femmes, des vieux, des vieilles, des bébés. Nous nous comportons partout comme
des barbares. Je nous trouve physiquement hideux. Aucun d’entre nous n’égale la
beauté d’un calmar ou d’un moustique…
— Carrément !
Quelque chose s’était modifié dans
l’attitude de la jeune femme. Son regard si bien contrôlé semblait en proie à
une faiblesse de fabrication. Il y avait de la folie dans ces deux yeux. Un
fantôme avait possession de sa personne et elle se laissait aller, suavement, à
l’emprise de la démence. Partout, des barrages se rompaient. Il n’y avait plus
de censure. Elle avait oublié qu’elle discutait avec un commissaire de police
qu’elle connaissait à peine.
— Je nous trouve prétentieux,
arrogants, suffisants, fiers d’être des humains. J’ai peur des paysans, des
curés et des soldats, j’ai peur des docteurs et des malades, j’ai peur de ceux
qui me veulent du mal et de ceux qui me veulent du bien. Nous détruisons tout
ce que nous touchons. Nous salissons ce que nous n’arrivons pas à détruire.
Rien n’échappe à notre inconcevable capacité de souillure. Je suis sûre que si
les Martiens ne débarquent pas, c’est parce qu’on leur fout la trouille ;
ils sont timides, ils ont peur qu’on se comporte avec eux comme nous nous
comportons avec les animaux qui nous entourent et aussi avec nous-mêmes. Je ne
suis pas fière d’être une humaine. J’ai peur, j’ai très peur de mes semblables.
— Vous pensez vraiment ce que
vous dites ?
Elle haussa les épaules.
— Regardez le nombre de gens
qui ont été tués par des loups et le nombre de gens qui ont été tués par des
humains : vous ne trouvez pas que ma peur est, comment dire, plus
justifiée que la vôtre ?
— Vous avez peur des
humains ? Mais vous êtes un être humain !
— Je le sais bien et d’ailleurs
je me fais parfois peur… moi-même.
Il contemplait avec stupéfaction ses
traits soudain marqués par la haine. D’un coup, elle se détendit :
— Oh, pensons à autre
chose ! Nous aimons tous les deux les énigmes. Ça tombe bien, c’est
l’heure de notre émission nationale d’énigmes. Je vous offre le geste le plus
convivial de notre époque, un peu de ma télévision.
— Merci, dit-il.
Jouant avec sa télécommande, elle
chercha « Piège à réflexion ».
RAPPORT DE FORCES : Une
expérience a été effectuée sur des rats. Pour étudier leur aptitude à nager, un
chercheur du laboratoire de biologie comportementale de la faculté de Nancy,
Didier Desor, en a réuni six dans une cage, dont l’unique issue débouchait sur
une piscine qu’il leur fallait traverser pour atteindre une mangeoire
distribuant les aliments. On a rapidement constaté que les six rats n’allaient
pas chercher leur nourriture en nageant de concert. Des rôles sont apparus
qu’ils s’étaient ainsi répartis : deux nageurs exploités, deux non-nageurs
exploiteurs, un nageur autonome et un non-nageur souffre-douleur. Les deux
exploités allaient chercher la nourriture en nageant sous l’eau. Lorsqu’ils
revenaient à la cage, les deux exploiteurs les frappaient et leur enfonçaient
la tête sous l’eau jusqu’à ce qu’ils lâchent leur magot. Ce n’est qu’après
avoir nourri les deux exploiteurs que les deux exploités soumis pouvaient se
permettre de consommer leur propre croquette. Les exploiteurs ne nageaient
jamais, ils se contentaient de battre les nageurs pour être nourris. L’autonome
était un nageur assez robuste pour ne pas céder aux exploiteurs. Le
souffre-douleur, enfin, était incapable de nager et incapable d’effrayer les
nageurs, alors il ramassait les miettes tombées lors des combats. La même
structure – deux exploités, deux exploiteurs, un autonome et un souffre-douleur
– se retrouva dans les vingt cages où l’expérience fut reconduite.
Pour mieux comprendre ce
mécanisme de hiérarchie, on plaça six exploiteurs ensemble. Ils se battirent
toute la nuit Au matin, deux d’entre eux étaient de corvée, l’un nageait seul,
un autre subissait tout. On a procédé de même avec des rats au comportement
d’exploités soumis. Le lendemain à l’aube, deux d’entre eux jouaient les
pachas.
Mais là où l’expérience donne
vraiment à réfléchir, c’est que lorsqu’on ouvrit les crânes des rats pour
étudier leur cerveau, on s’aperçut que les plus stressés étaient les
exploiteurs. Ils avaient sûrement eu peur de ne plus être obéis par les
exploités.
Edmond Wells,
Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.
L’eau leur lèche le dos. 103 683
e
et ses compagnes creusent frénétiquement dans le plafond. Tous les corps sont
recouverts d’embruns quand, miracle ! elles débouchent enfin dans une
pièce sèche.
Sauvées.
Vite, elles calfeutrent l’issue. Le
muret de sable tiendra-t-il ? Oui, le torrent le contourne pour se
déverser dans des couloirs plus fragiles. Blotties les unes contre les autres
dans la petite salle, les fourmis du groupe se sentent mieux.
Les rebelles se comptent :
elles ne sont qu’une cinquantaine à avoir survécu. Une poignée de déistes
marmonnent toujours :
Nous n’avons pas assez nourri les
Doigts. Alors, ils ont entrouvert le ciel.
Dans la cosmogonie myrmécéenne, en
effet, la planète Terre est cubique et surmontée d’un plafond de nuages qui
retient l’« océan supérieur ». Chaque fois que le poids de l’océan
supérieur est trop important, le plafond se lézarde et laisse couler ce qui est
la pluie.
Les déistes soutiennent, pour leur
part, que ces fendillements du plafond de nuages sont dus aux coups de griffe
qu’y donneraient les Doigts. Quoi qu’il en soit et dans l’attente de jours
meilleurs, toutes s’entraident de leur mieux. Certaines, bouche à bouche, se
livrent à des trophallaxies. D’autres se frictionnent pour préserver leur
réserve de chaleur.
103 683
e
applique
ses palpes buccales contre la paroi, sent la cité trembler encore sous les assauts
aquatiques.
Bel-o-kan ne bouge plus,
complètement assommée par cet ennemi polymorphe qui projette dans n’importe
quel interstice ses pattes transparentes. Honnie soit la pluie, encore plus
souple, plus adaptable et plus humble que les fourmis. Des soldates naïves
pourfendent à coups de mandibule sabre les gouttes qui glissent vers elles. En
tuer une c’est en affronter quatre. Quand on donne un coup de patte dans la
pluie, la pluie garde la patte engluée. Quand on tire à l’acide sur la pluie,
la pluie devient corrosive. Quand on bouscule la pluie, la pluie vous accueille
et vous retient.
Les victimes de l’ondée ne se
comptent plus.
Tous les pores de la Cité sont
béants.
Bel-o-kan se noie.
Le visage troublé de M
me
Ramirez apparut sur l’écran. Depuis qu’elle pataugeait sur sa nouvelle énigme,
cette suite chiffrée, le taux d’audience de l’émission avait doublé. Plaisir
sadique de voir quelqu’un jusque-là infaillible soudain chanceler ? Ou
bien était-ce parce que le public, s’identifiant plus facilement à eux, préfère
souvent les perdants aux gagnants ?
Avec sa bonne humeur habituelle,
l’animateur interrogeait :
— Alors, madame Ramirez, cette
solution, vous l’avez trouvée ?
— Non. Toujours pas.
— Concentrez-vous, voyons,
madame Ramirez ! À quoi vous fait penser notre suite de chiffres ?
La caméra se braqua d’abord sur le
tableau puis sur M
me
Ramirez qui expliquait, songeuse :
— Plus j’observe cette suite,
plus je suis troublée. C’est fort, très fort. Il m’avait semblé quand même
repérer quelques rythmes… Le « un », toujours placé à la fin… Des
paquets de « deux » au milieu…
Elle s’approcha du tableau où
étaient inscrits les chiffres et commenta, à la manière d’une maîtresse
d’école :
— On pourrait croire à une
progression exponentielle. Ce n’en est pas vraiment une. J’ai cru à un ordre
entre les « un » et les « deux » et voilà ce chiffre
« trois » qui surgit et se répand lui aussi… J’ai pensé alors que
peut-être, il n’y avait pas d’ordre du tout. Nous avons affaire à un monde de
chaos, avec des chiffres disposés de manière aléatoire. Pourtant, mon instinct
de femme me souffle qu’il n’en est rien, qu’ils n’ont pas été placés au hasard.
— Et donc, à quoi ce tableau
vous fait-il penser, madame Ramirez ?
La physionomie de M
me
Ramirez s’éclaira.
— Je vais vous faire rire,
dit-elle.
La salle éclata en applaudissements.
— Laissez réfléchir M
me
Ramirez, intervint l’animateur. Elle pense à quelque chose. Et à quoi, madame
Ramirez ?
— À la naissance de l’univers,
dit-elle, le front plissé. Je pense à la naissance de l’univers.
« Un », c’est l’étincelle divine qui enfle puis se divise. Serait-ce
possible que vous me proposiez pour énigme l’équation mathématique qui régit
l’univers ? Ce qu’Einstein a cherché en vain toute sa vie ? Le Graal
de tous les physiciens du monde ?
Pour une fois, l’animateur adopta
une mine énigmatique tout à fait conforme au thème de son émission.
— Qui sait, madame
Ramirez ! « Piège à…
— … réflexion ! »
cria le public à l’unisson.
— … à réflexion »,
oui, ne connaît pas de limites. Alors, madame Ramirez, réponse ou joker ?
— Joker. J’ai besoin d’un
supplément d’information.
— Tableau ! réclama
l’animateur.
Il nota l’empilement connu :
1
11
21
1211
111221