Les particules élémentaires (3 page)

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Authors: Michel Houellebecq

BOOK: Les particules élémentaires
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Les années de l’immédiate après-guerre furent laborieuses et violentes ; l’indice de la production industrielle était au plus bas, et le rationnement alimentaire ne fut aboli qu’en 1948. Cependant, au sein d’unt frange huppée de la population apparaissaient déjà les premiers signes d’une consommation libidinale divertissante de masse, en provenance des États-Unis d’Amérique, qui devait s’étendre sur l’ensemble de la population au cours des décennies ultérieures. Etudiante à la faculté de médecine de Paris, Janine Ceccaldi put ainsi vivre d’assez près les années « existestialistes », et eut même l’occasion de danser un be-bop au Tabou avec Jean-Paul Sartre. Peu impressionnée par l’œuvre du philosophe, elle fut par contre frappée par la laideur de l’individu, aux confins du handicap, et l’incident n’eut pas de suite. Elle-même très belle, d’un type méditerranéen prononcé, elle eut de nombreuses aventures avant de rencontrer en 1952 Serge Clément, qui terminait alors sa spécialité de chirurgie.

« Vous voulez un portrait de mon père ? aimait à dire Bruno des années plus tard ; prenez un singe, équipez-le d’un téléphone portable, vous aurez une idée du bonhomme. » À l’époque, Serge Clément ne disposait évidemment d’aucun téléphone portable ; mais il était en effet assez velu. En somme, il n’était pas beau du tout ; mais il se dégageait de sa personne une virilité puissante et sans complications qui devait séduire la jeune interne. En outre, il avait des projets. Un voyage aux Etats-Unis l’avait convaincu que la chirurgie esthétique offrait des possibilités d’avenir considérables à un praticien ambitieux. L’extension progressive du marché de la séduction, l’éclatement concomitant du couple traditionnel, le probable décollage économique de l’Europe occidentale : tout concordait en effet pour promettre au secteur d’excellentes possibilités d’expansion, et Serge Clément eut le mérite d’être un des premiers en Europe – et certainement le premier en France – à le comprendre ; le problème est qu’il manquait des fonds nécessaires au démarrage de l’activité. Martin Ceccaldi, favorablement impressionné par l’esprit d’entreprise de son futur gendre, accepta de lui prêter de l’argent, et une première clinique put ouvrir en 1953 à Neuilly. Le succès, relayé par les pages d’information des magazines féminins alors en plein développement, fut en effet foudroyant, et une nouvelle clinique ouvrit en 1955 sur les hauteurs de Cannes.

Les deux époux formaient alors ce qu’on devait appeler par la suite un « couple moderne », et c’est plutôt par inadvertance que Janine tomba enceinte de son mari. Elle décida cependant de garder l’enfant ; la maternité, pensait-elle, était une de ces expériences qu’une femme doit vivre ; la grossesse fut d’ailleurs une période plutôt agréable, et Bruno naquit en mars 1956. Les soins fastidieux que réclame l’élevage d’un enfant jeune parurent vite au couple peu compatibles avec leur idéal de liberté personnelle, et c’est d’un commun accord que Bruno fut expédié en 1958 chez ses grands-parents maternels à Alger. À l’époque, Janine était de nouveau enceinte ; mais, cette fois, le père était Marc Djerzinski.

Poussé par une misère atroce, aux confins de la famine, Lucien Djerzinski quitta en 1919 le bassin minier de Katowice, où il était né vingt ans plus tôt, dans l’espoir de trouver un travail en France. Il entra comme ouvrier aux chemins de fer, d’abord à la construction, puis à l’entretien des voies, et épousa Marie Le Roux, une fille de journaliers d’origine bourguignonne, elle-même employée aux chemins de fer. Il lui donna quatre enfants avant de mourir en 1944 dans un bombardement allié.

Le troisième enfant, Marc, avait quatorze ans à la mort de son père. C’était un garçon intelligent, sérieux, un peu triste. Grâce à un voisin, il entra en 1946 comme apprenti électricien aux studios Pathé de Joinville. Il se révéla tout de suite très doué pour ce travail : à partir d’instructions sommaires, il préparait d’excellents fonds d’éclairage avant l’arrivée du chef opérateur. Henri Alekan l’estimait beaucoup, et voulait en faire son assistant, lorsqu’il décida en 1951 d’entrer à l’ORTF qui venait juste de commencer ses émissions.

Quand il rencontra Janine, début 1957, il réalisait un reportage pour la télévision sur les milieux tropéziens. Surtout centrée autour du personnage de Brigitte Bardot (Et Dieu créa la femme, sorti en 1956, constitua le véritable lancement du mythe Bardot), son enquête s’étendait aussi à certains milieux artistiques et littéraires, en particulier à ce qu’on a appelé par la suite « bande à Sagan ». Ce monde qui lui était interdit malgré son argent fascinait Janine, et elle semble être réellement tombée amoureuse de Marc. Elle s’était persuadée qu’il avait l’étoffe d’un grand cinéaste, ce qui était d’ailleurs probablement le cas. Travaillant dans les conditions du reportage, avec un matériel d’éclairage léger, il composait en déplaçant quelques objets des scènes troublantes, à la fois réalistes, tranquilles et parfaitement désespérées, qui pouvaient évoquer le travail d’Edward Hopper. Il promenait sur les célébrités qu’il côtoyait un regard indifférent, et filmait Bardot ou Sagan avec autant de considération que s’il s’était agi de calmars ou d’écrevisses. Il ne parlait à personne, ne sympathisait avec personne ; il était réellement fascinant.

Janine divorça de son mari en 1958, peu après avoir expédié Bruno chez ses parents. Ce fut un divorce à l’amiable, aux torts partagés. Généreux, Serge lui céda ses parts de la clinique cannoise, qui pouvait à elle seule lui assurer un revenu confortable. Après leur installation dans une villa de Sainte-Maxime, Marc ne changea en rien ses habitudes solitaires. Elle le pressait de s’occuper de sa carrière cinématographique ; il acquiesçait mais ne faisait rien, se contentait d’attendre le prochain sujet de reportage. Lorsqu’elle organisait un dîner il préférait le plus souvent manger seul, un peu avant, dans la cuisine ; puis il partait se promener sur le rivage. Il revenait juste avant le départ des invités, prétextant un montage à terminer. La naissance de son fils, en juin 1958, provoqua en lui un trouble évident. Il demeurait des minutes entières à regarder l’enfant, qui lui ressemblait de manière frappante : même visage aux traits aiguisés, aux pommettes saillantes ; mêmes grands yeux verts. Peu après, Janine commença à le tromper. Il en souffrit probablement, mais c’est difficile à dire, car il parlait réellement de moins en moins. Il construisait de petits autels avec des cailloux, des branchages, des carapaces de crustacés ; puis il les photographiait, sous une lumière rasante.

Son reportage sur Saint-Tropez connut un grand succès dans le milieu, mais il refusa de répondre à une interview des Cahiers du cinéma. Sa cote monta encore avec la diffusion d’un bref documentaire, très acide, qu’il tourna au printemps 1959 sur Salut les copains et la naissance du phénomène yéyé. Le cinéma de fiction ne l’intéressait décidément pas, et il refusa par deux fois de travailler avec Godard. À la même époque, Janine commença à fréquenter des Américains de passage sur la Côte. Aux États-Unis, en Californie, quelque chose de radicalement nouveau était en train de se produire. À Esalen, près de Big Sur, des communautés se créaient, basées sur la liberté sexuelle et l’utilisation des drogues psychédéliques, censées provoquer l’ouverture du champ de conscience. Elle devint la maîtresse de Francesco di Meola, un Américain d’origine italienne qui avait connu Ginsberg et Aldous Huxley, et faisait partie des fondateurs d’une des communautés d’Esalen.

En janvier 1960, Marc partit réaliser un reportage sur la société communiste d’un type nouveau qui était en train de se construire en Chine populaire. Il revint à Sainte-Maxime le 23 juin, en milieu d’après-midi. La maison semblait déserte. Cependant, une fille d’une quinzaine d’années, entièrement nue, était assise en tailleur sur le tapis du salon. « Gone to the beach… » fit-elle en réponse à ses questions avant de retomber dans l’apathie. Dans la chambre de Janine un grand barbu, visiblement ivre, ronflait en travers du lit. Marc tendit l’oreille ; il percevait des gémissements ou des râles.

Dans la chambre à l’étage régnait une puanteur épouvantable ; le soleil pénétrant par la baie vitrée éclairait violemment le carrelage noir et blanc. Son fils rampait maladroitement sur le dallage, glissant de temps en temps dans une flaque d’urine ou d’excréments. Il clignait des yeux et gémissait continuellement, percevant une présence humaine, il tenta de prendre la fuite. Marc le prit dans ses bras ; terrorisé, le petit être tremblait entre ses mains,

Marc ressortit ; dans une boutique proche, il acheta un siège pour bébé. Il rédigea un mot bref à l’intention de Janine, remonta dans sa voiture, assujettit l’enfant sur le siège et démarra en direction du Nord. À la hauteur de Valence, il bifurqua sur le Massif central. La nuit tombait. De temps en temps, entre deux virages, il jetait un regard à son fils qui s’assoupissait à l’arrière ; il se sentait envahi par une émotion étrange.

À dater de ce jour Michel fut élevé par sa grand-mère, qui avait pris sa retraite dans l’Yonne, sa région d’origine. Peu après sa mère partit en Californie, vivre dans la communauté de di Meola. Michel ne devait pas la revoir avant l’âge de quinze ans. Il ne devait d’ailleurs pas beaucoup revoir son père non plus. En 1964, celui-ci partit réaliser un reportage sur le Tibet, alors soumis à l’occupation militaire chinoise. Dans une lettre à sa mère il affirmait bien se porter, se déclarait passionné par les manifestations du bouddhisme tibétain, que la Chine tentait violemment d’éradiquer ; puis on n’eut plus de nouvelles. Une protestation de la France auprès du gouvernement chinois resta sans effet, et bien que son corps n’ait pas été retrouvé, un an plus tard, il fut déclaré officiellement disparu.

5

C’est l’été 1968, et Michel a dix ans. Depuis l’âge de deux ans, il vit seul avec sa grand-mère. Ils vivent à Charny, dans l’Yonne, près de la frontière du Loiret. Le matin se lève tôt, pour préparer le petit déjeuner de sa grand-mère ; il s’est fait une fiche spéciale où il a indiqué le temps d’infusion du thé, le nombre de tartines, et d’autres choses.

Souvent, jusqu’au repas de midi, il reste dans sa chambre. Il lit Jules Verne, Pif le Chien ou Le Club des Cinq ; mais le plus souvent il se plonge dans sa collection de Tout l’Univers. On y parle de la résistance des matériaux, de la forme des nuages, de la danse des abeilles. Il y est question du Taj Mahal, palais construit par un roi très ancien en hommage à sa reine morte ; de la mort de Socrate, ou de l’invention de la géométrie par Euclide, il y a trois mille ans.

L’après-midi, il est assis dans le jardin. Adossé au cerisier, en culottes courtes, il sent la masse élastique de l’herbe. Il sent la chaleur du soleil. Les laitues absorbent la chaleur du soleil ; elles absorbent également l’eau, il sait qu’il devra les arroser à la tombée du soir. Lui continue à lire Tout l’Univers, ou un livre de la collection Cent questions sur ; il absorbe des connaissances.

Souvent aussi, il part à vélo dans la campagne. Il pédale de toutes ses forces, emplissant ses poumons de la saveur de l’éternité. L’éternité de l’enfance est uni éternité brève, mais il ne le sait pas encore ; le paysage défile.

À Charny il ne reste qu’une épicerie ; mais la camionnette du boucher passe le mercredi, celle du poissonnier le vendredi ; souvent, le samedi midi, sa grand-mère fait de la morue à la crème. Michel est en train de vivre son dernier été à Charny, mais il ne le sait pas encore. En début d’année, sa grand-mère a eu une attaque. Ses deux filles, qui vivent en banlieue parisienne sont en train de lui chercher une maison pas trop loin de chez elles. Elle n’est plus en état de vivre seule toute l’année, de s’occuper de son jardin.

Michel joue rarement avec les garçons de son âge, mais il n’a pas de mauvais rapports avec eux. Il est considéré comme un peu à part ; il a d’excellents résitats à l’école, comprend tout sans effort apparent. Depuis toujours il est le premier dans toutes les matières ; naturellement, sa grand-mère en est fière. Mais il n’est ni haï, ni brutalisé par ses camarades ; il les laisse sans difficulté copier sur lui lors des devoirs sur table. Il attend que son voisin ait fini, puis il tourne la page. Malgré l’excellence de ses résultats, il est assis au dernier rang. Les conditions du royaume sont fragiles.

6

Une après-midi d’été, alors qu’il habitait encore dans l’Yonne, Michel avait couru dans les prés avec sa cousine Brigitte. Brigitte était une jolie fille de seize ans, d’une gentillesse extrême, qui devait quelques années plus tard épouser un connard épouvantable. C’était l’été 1967. Elle le prenait par les mains et le faisait tourner autour d’elle ; puis ils s’abattaient dans l’herbe fraîchement coupée. Il se blottissait contre sa poitrine chaude ; elle portait une jupe courte. Le lendemain ils étaient couverts de petits boutons rouges, leurs corps étaient parcourus de démangeaisons atroces. Le Thrombidium holosericum, appelé aussi aoûtat, est très commun dans les prairies en été. Son diamètre est d’environ deux millimètres. Son corps est épais, charnu, fortement bombé, d’un rouge vif. Il implante son rostre dans la peau des mammifères, causant des irritations insupportables. La Linguatulia rhinaria, ou linguatule, vit dans les fosses nasales et les sinus frontaux ou maxillaires du chien, parfois de l’homme. L’embryon est ovale, avec une queue en arrière ; sa bouche possède un appareil perforant. Deux paires d’appendices (ou moignons) portent de longues griffes. L’adulte est blanc, lancéolé, d’une longueur de 18 à 85 millimètres. Son corps est aplati, annelé, transparent, couvert de spicules chitineux.

En décembre 1968, sa grand-mère déménagea pour venir habiter en Seine-et-Marne, près de ses filles. La vie de Michel en fut peu modifiée, dans les premiers temps. Crécy-en-Brie n’est situé qu’à une cinquantaine de kilomètres de Paris, à l’époque c’est encore la campagne. Le village est joli, composé de maisons anciennes ; Corot y a peint quelques toiles. Un système de canaux dérive les eaux du Grand Morin, ce qui vaut à Crécy de se voir abusivement qualifié, dans certains-prospectus, de Venise de la Brie. Rares sont les habitants qui travaillent à Paris. La plupart sont employés dans de petites entreprises locales, ou le plus souvent à Meaux.

Deux mois plus tard, sa grand-mère acheta la télévision ; la publicité venait de faire son apparition sur première chaîne. Dans la nuit du 21 juillet 1969, il put suivre en direct les premiers pas de l’homme sur la Lune. Six cents millions de téléspectateurs disséminés à la surface de la planète assistaient, en même temps que lui, à ce spectacle. Les quelques heures que dura la retransmission furent probablement le point culminant de la première période du rêve technologique occidental.

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