Les particules élémentaires (7 page)

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Authors: Michel Houellebecq

BOOK: Les particules élémentaires
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En septembre 1972, Michel entra en seconde au lycée de Meaux. Annabelle entrait en troisième ; pour une année encore, elle resterait au collège. Il rentrait du lycée en train, il changeait à Esbly pour prendre l’autorail. En général, il arrivait à Crécy par le train de 18 h 33 ; Annabelle l’attendait à la gare. Ils marchaient ensemble le long des canaux de la petite ville. Parfois – assez rarement, en fait – ils allaient au café. Annabelle savait maintenant qu’un jour ou l’autre Michel aura envie de l’embrasser, de caresser ce corps dont elle sentait la métamorphose. Elle attendait ce moment sans impatience, sans trop de crainte non plus ; elle avait confiance.

Si les aspects fondamentaux du comportement sexuel sont innés, l’histoire des premières années de la vie tient une place importante dans les mécanismes de son déclenchement, notamment chez les oiseaux et les mammifères. Le contact tactile précoce avec les membres de l’espèce semble vital chez le chien, le chat, le rat, le cochon d’Inde et le rhésus macaque (Macaca mulutta). La privation du contact avec la mère pendant l’enfance produit de très graves perturbations du comportement sexuel chez le rat mâle, avec en particulier inhibition du comportement de cour. Sa vie en aurait-elle dépendu (et, dans une large mesure, elle en dépendait effectivement) que Michel aurait été incapable d’embrasser Annabelle. Souvent, le soir, elle était si heureuse de le voir sortir de l’autorail, son cartable à la main, qu’elle se jetait littéralement dans ses bras. Ils demeuraient alors enlacés quelques secondes, dans un état de paralysie heureuse ; ce n’est qu’ensuite qu’ils se parlaient.

Bruno était lui aussi en seconde au lycée de Meaux, dans une autre classe ; il savait que sa mère avait eu un deuxième fils d’un père différent ; il n’en savait pas plus. Il voyait très peu sa mère. Deux fois, il était parti en vacances dans la villa qu’elle occupait à Cassis. Elle recevait beaucoup de jeunes qui passaient, qui faisaient la route. Ces jeunes gens étaient ce que la presse populaire appelait des hippies. De fait, ils ne travaillaient pas ; lors de leur séjour ils étaient entretenus par Janine, qui avait changé de prénom pour se faire appeler Jane. Ils vivaient donc des revenus de la clinique de chirurgie esthétique fondée par son ex-mari – c’est-a-dire finalement du désir de certaines femmes aisées lutter contre la dégradation apportée par le temps, ou de corriger certaines imperfections naturelles. Ils se joignaient nus dans les calanques. Bruno refusait d’ôter son maillot de bain. Il se sentait blanchâtre, minuscule, répugnant, obèse. Parfois, sa mère recevait un des garçons dans son lit. Elle avait déjà quarante-cinq ans ; sa vulve était amaigrie, un peu pendante, mais ses traits restaient magnifiques. Bruno se branlait trois fois par jour. Les vulves des jeunes femmes étaient accessibles, elles se trouvaient parfois à moins d’un mètre ; mais Bruno comprenait parfaitement qu’elles lui restent fermées : les autres garçons étaient plus grands, plus bronzés et plus forts. Bien des années plus tard, Bruno devait s’en rendre compte : l’univers petit-bourgeois, l’univers des employés et des cadres moyens était plus tolérant, plus accueillant et plus ouvert que l’univers des jeunes marginaux, à l’époque représentés par les hippies. « Je peux me déguiser en cadre respectable, et être accepté par eux, aimait à dire Bruno. Il suffit pour cela que je m’achète un costume, une cravate et une chemise – le tout, 800 francs chez C & ; À en période de soldes, – il suffit en réalité pratiquement que j’apprenne à faire un nœud de cravate. Il y a, c’est vrai, le problème de la voiture – c’est au fond la seule difficulté dans la vie du cadre moyen ; mais on peut y arriver, on prend un crédit, on travaille quelques années et on y arrive. À l’opposé, il ne me servirait à rien de me déguiser en marginal : je ne suis ni assez jeune, ni assez beau, ni assez cool. Je perds mes cheveux, j’ai tendance à grossir ; et plus je vieillis plus je deviens angoissé et sensible, plus les signes de rejet et de mépris me font souffrir. En un mot je ne suis pas assez naturel, c’est à-dire pas assez animal – et il s’agit là d’une tare irrémédiable : quoi que je dise, quoi que je fasse, quoi que j’achète, je ne parviendrai jamais à surmonter ce handicap, car il a toute la violence d’un handicap naturel ». Dès son premier séjour chez sa mère, Bruno se rend » compte qu’il ne serait jamais accepté par les hippies : il n’était pas, il ne serait jamais un bel animal. La nuit il rêvait de vulves ouvertes. Vers la même époque, il commença à lire Kafka. La première fois il ressenti une sensation de froid, de gel insidieux ; quelques heures après avoir terminé Le Procès il se sentait encore engourdi, cotonneux. Il sut immédiatement que cet univers ralenti, marqué par la honte, où les êtres se croisent dans un vide sidéral, sans qu’aucun rapport entre eux n’apparaisse jamais possible, correspondait exactement à son univers mental. L’univers était lent et froid. Il y avait cependant une chose chaude, que les femmes avaient entre les jambes ; mais cette chose, il n’y avait pas accès.

Il devenait de plus en plus évident que Bruno allait mal, qu’il n’avait pas d’amis, qu’il était terrorisé par les filles, que son adolescence en général était un échec lamentable. Son père s’en rendait compte, et se sentait gagné par un sentiment de culpabilité croissant. Pour la Noël 1972 il exigea la présence de son ex-femme, afin d’en discuter. Au fil de la conversation il apparut que le demi-frère de Bruno était dans le même lycée, qu’il était également en seconde (quoique dans une autre classe) et qu’ils ne s’étaient jamais rencontrés ; ce fait le frappa vivement comme le symbole d’une dislocation familiale abjecte, dont ils étaient tous deux responsables. Faisant pour la première fois preuve d’autorité, il exigea que Janine reprenne contact avec son deuxième fils, afin de sauver ce qui pouvait encore l’être.

Janine nourrissait peu d’illusions sur les sentiments que la grand-mère de Michel pouvait éprouver à son égard ; ce fut quand même légèrement pire que ce qu elle avait imaginé. Au moment où elle garait sa Porsche devant le pavillon de Crécy-en-Brie la vieille femme sortit, son cabas à la main. « Je peux pas vous empêcher de le voir, c’est votre fils, dit-elle abruptement. Je pars faire des courses, je reviens dans deux heures ; je veux que vous soyez partie à ce moment-là. » Puis elle tourna les talons.

Michel était dans sa chambre ; elle poussa la porte et entra. Elle avait prévu de l’embrasser, mais lorsqu’elle amorça le geste il recula d’un bon mètre. En grandissant, il commençait à ressembler de manière frappante son père : mêmes cheveux blonds et fins, même visage aigu, aux pommettes saillantes. Elle avait amené en cadeau un tourne-disque et plusieurs albums des Rolling Stones. Il prit le tout sans un mot (il conserva l’appareil, mais devait détruire les disques quelques jours plus tard). Sa chambre était sobre, il n’y avait aucui affiche au mur. Un livre de mathématiques était ouve sur l’abattant du secrétaire. « Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle. – Des équations différentielles. » répondit-il avec réticence. Elle avait prévu de parler de sa vie, de l’inviter en vacances ; ce n’était manifestement pas possible. Elle se contenta de lui annoncer une prochaine visite de son frère ; il acquiesça. Elle était là depuis presque une heure, et les silences s’éternisaient quand la voix d’Annabelle retentit dans le jardin. Michi se précipita vers la fenêtre, lui cria d’entrer. Janine jeta un regard sur la jeune fille au moment où elle passait la porte du jardin. « Elle est jolie, ta copine… » fit-elle observer avec une légère torsion de la bouche. Michel reçut le mot de plein fouet, son visage s’altéra. En remontant dans sa Porsche Janine croisa Annabelle, regarda dans les yeux ; dans son regard, il y avait de la haine.

À l’égard de Bruno, la grand-mère de Michel ne nourrissait aucune aversion ; lui aussi avait été victime de cette mère dénaturée, telle était sa vision des choses – sommaire mais finalement exacte. Bruno prit donc l’habitude de rendre visite à Michel tous les jeudis après-midi. Il prenait l’autorail de Crécy-la-Chapelle. Chaque fois que c’était possible (et c’était presque toujours possible), il s’installait en face d’une jeune fille seule. La plupart avaient les jambes croisées, un chemisier transparent, ou autre chose. Il ne s’installait pas vraiment en face, plutôt en diagonale, mais souvent sur la même banquette, à moins de deux mètres. Il bandait déjà en apercevant les longs cheveux, blonds ou bruns ; en choisissant une place, en circulant entre les rangées, la douleur s’avivait dans son slip. Au moment de s’asseoir, il avait déjà sorti un mouchoir de sa poche. Il suffisait d’ouvrir un classeur, de le poser sur ses cuisses ; en quelques coups c’était fait. Parfois, quand la fille décroisait les jambes au moment où il sortait sa bite, il n’avait même pas besoin de se toucher ; il se libérait d’un jet en apercevant la petite culotte. Le mouchoir était une sécurité, en général il éjaculait plutôt sur les pages du classeur ; sur les équations du second degré, sur les schémas d’insectes, sur la production de charbon de l’URSS. La fille poursuivait la lecture de son magazine.

Bien des années plus tard, Bruno demeurait dans le doute. Ces choses s’étaient produites ; elles avaient un rapport direct avec un petit garçon craintif et obèse, dont il conservait des photographies. Ce petit garçon avait un rapport avec l’adulte dévoré par le désir qu’il était devenu. Son enfance avait été pénible, son adolescence atroce ; il avait maintenant quarante-deux ans, et objectivement il était encore loin de la mort. Que lui restait-il à vivre ? Peut-être quelques fellations pour lesquelles, il le savait, il accepterait de plus en plus facilement de payer. Une vie tendue vers un objectif laisse peu de place au souvenir. À mesure que ses érections devenaient plus difficiles et plus brèves, Bruno se laissait gagner par une détente attristée. L’objectif principal de sa vie avait été sexuel ; il n’était plus possible d’en changer, il le savait maintenant. En cela, Bruno était représentatif de son époque. Lors de son adolescence, la compétition économique féroce que connaissait la société française depuis deux siècles avait subi une certaine atténuation. Il était de plus en plus admis dans l’imaginaire social que les conditions économiques devaient normalement tendre vers une certaine égalité. Le modèle de la social-démocratie suédoise était fréquemment cité, tant par les hommes politiques que par les responsables d’entreprise. Bruno se voyait donc peu encouragé à surclasser ses contemporains par le biais de la réussite économique. Sur le plan professionnel, son seul objectif était – très raisonnablement – de se fondre dans cette « vaste classe moyenne aux contours peu tranchés » plus tard décrite par le président Giscard d’Estaing. Mais l’être humain est prompt à établir des hiérarchies, c’est avec vivacité qu’il aspire à se sentir supérieur à ses semblables. Le Danemark et la Suède, qui servaient de modèle aux démocraties européennes dans la voie de l’égalisation économique, donnèrent également l’exemple de la liberté sexuelle. De manière inattendue, au sein de cette classe moyenne à laquelle s’agrégeaient progressivement les ouvriers et les cadres – ou, plus précisément, parmi les enfants de cette classe moyenne – un nouveau champ s’ouvrit à la compétition narcissique. Lors d’un séjour linguistique qu’il effectua en juillet 1972 à Traunstein, une petite ville bavaroise proche de la frontière autrichienne, Patrick Castelli, un autre jeune Français de son groupe, parvint à sauter trente-sept nanas en l’espace de trois semaines. Dans le même temps, Bruno affichait un score de zéro. Il finit par montrer sa bite à une vendeuse de supermarché – qui, heureusement, éclata de rire et s’abstint de porter plainte. Comme lui, Patrick Castelli était d’une famille bourgeoise et réussissait bien à l’école ; leurs destins économiques promettaient d’être comparables. La plupart des souvenirs d’adolescents de Bruno étaient du même ordre.

Plus tard, la mondialisation de l’économie donna naissance à une compétition beaucoup plus dure, qui devait balayer les rêves d’intégration de l’ensemble de la population dans une classe moyenne généralisée au pouvoir d’achat régulièrement croissant ; des couches sociales de plus en plus étendues basculèrent dans la précarité et le chômage. L’âpreté de la compétition sexuelle ne diminua pas pour autant, bien au contraire

Cela faisait maintenant vingt-cinq ans que Bruno connaissait Michel. Durant cet intervalle de temps effrayant, il avait l’impression d’avoir à peine changé, l’hypothèse d’un noyau d’identité personnelle, d’un noyau inamovible dans ses caractéristiques majeures, lui apparaissait comme une évidence. Pourtant, de larges pans de sa propre histoire avaient sombré dans un oubli définitif. Des mois, des années entières lui apparaissaient comme s’il ne les avait nullement vécus. Tel n’était pas le cas de ces deux dernières années d’adolescence, si riches en souvenirs, en expériences formatrices. La mémoire d’une vie humaine, lui expliqua son demi-frère beaucoup plus tard, ressemble à une histoire consistante de Griffiths. Ils étaient dans l’appartement de Michel, ils buvaient du Campari, c’était un soir de mai. Ils évoquaient rarement le passé, le plus souvent leurs discussions portaient sur l’actualité politique ou sociale ; mais ce soir-là ils le firent. « Tu as des souvenirs de différents moments de ta vie, résuma Michel, ces souvenirs se présentent sous des aspects divers ; tu revois des pensées, des motivations ou des visages. Parfois tu te souviens simplement d’un nom, comme cette Patricia Hohweiller dont tu me parlais tout à l’heure, et que tu serais aujourd’hui incapable de reconnaître. Parfois tu revois un visage, sans même pouvoir lui associer de souvenir. Dans le cas de Caroline Yessayan, tout ce que tu sais d’elle s’est concentré dans ces quelques secondes d’une précision totale où ta main reposait sur sa cuisse. Les histoires consistantes de Griffiths ont été produites en 1984 pour relier les mesures quantiques dans des narrations vraisemblables. Une histoire de Griffiths est construite à partir d’une suite de mesures plus ou moins quelconques ayant lieu à des instants différents. Chaque mesure exprime le fait qu’une certaine quantité physique, éventuellement différente d’une mesure à l’autre, est comprise, à un instant donné, dans un certain domaine de valeurs. Par exemple, au temps t, un électron a une certaine vitesse, déterminée avec une approximation dépendant du mode de mesure ; au temps t2, il est situé dans un certain domaine de l’espace ; au temps t3, il a une certaine valeur de spin. À partir d’un sous-ensemble de mesures, on peut définir une histoire, logiquement consistante dont on ne peut cependant pas dire qu’elle soit vraie ; elle peut simplement être soutenue sans contradiction. Parmi les histoires du monde possibles dans un cadre expérimental donné, certaines peuvent être réécrites sous la forme normalisée de Griffiths ; elles sont alors appelées histoires consistantes de Griffiths, et tout sa passe comme si le monde était composé d’objets séparés, dotés de propriétés intrinsèques et stables. Cependant, le nombre d’histoires consistantes de Griffiths pouvant être réécrites à partir d’une série de mesures, est en général sensiblement supérieur à un. Tu as une conscience de ton moi ; cette conscience te permet de poser une hypothèse : l’histoire que tu es à même de reconstituer à partir de tes propres souvenirs est une histoire consistante, justifiable dans le principe d’une narration univoque. En tant qu’individu isolé, persévérant dans l’existence un certain laps de temps, soumis à une ontologie d’objets et de propriétés, tu n’as aucun doute sur ce point : on doit nécessairement pouvoir t’associer une histoire consistante de Griffiths. Cetta hypothèse a priori, tu la fais pour le domaine de la vie réelle ; tu ne la fais pas pour le domaine du rêve.

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