Les particules élémentaires (6 page)

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Authors: Michel Houellebecq

BOOK: Les particules élémentaires
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C’était un garçon curieux ; il ne connaissait rien ai football, ni aux chanteurs de variétés. Il n’était pas impopulaire dans sa classe, il parlait à plusieurs personnes ; mais ces contacts restaient limités. Avant Annabelle, aucun camarade de classe n’était venu chez lui. Il s’était habitué à des réflexions et des rêveries solitaires ; peu à peu il s’habitua à la présence d’une amie. Souvent ils partaient en vélo, montaient la côte de Voulangis ; puis ils marchaient à travers les prairies et les bois, jusqu’à une butte d’où l’on dominait la vallée du Grand Morin. Ils marchaient entre les herbes, apprenant à se connaître.

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Tout est la faute de Caroline Yessayan

À partir de cette même rentrée 1970, la situation de Bruno à l’internat s’améliora légèrement ; il rentrait en quatrième, il commençait à faire partie des grands. De la quatrième à la terminale les élèves couchaient dans les dortoirs de l’autre aile, avec des boxes de quatre lits. Pour les garçons les plus violents il était déjà complètement maté, humilié ; ils se tournèrent peu à peu vers de nouvelles victimes. Cette même année, Bruno commença à s’intéresser aux filles. De temps en temps, rarement, il y avait des sorties communes aux deux internats. Les jeudis après-midi où il faisait beau, ils allaient jusqu’à une sorte de plage aménagée sur les bords de la Marne, dans les faubourgs de Meaux. Il y avait un café plein de baby-foot et de flippers – dont l’attraction principale, cependant, était constituée par un python dans une cage de verre. Les garçons s’amusaient à le provoquer, cognaient du doigt contre le corps de l’animal ; les vibrations le rendaient fou furieux, il se jetait sur les parois de toutes ses forces, jusqu’à tomber assommé. Une après-midi d’octobre, Bruno parla avec Patricia Hohweiller ; elle était orpheline et ne quittait 1’internat qu’aux vacances pour aller chez un oncle en Alsace. Elle était blonde et mince, parlait très vite, son visage changeant s’immobilisait parfois dans un sourire étrange. La semaine suivante il eut un choc atroce en la voyant assise sur les genoux de Brasseur, les jambes écartées ; il la tenait par la taille et l’embrassait à pleine bouche. Cependant, Bruno n’en tira pas de conclusion générale. Si les brutes qui l’avaient terrorisé pendant des années avaient du succès auprès des filles, c’est simplement parce qu’ils étaient les seuls à oser les draguer. Il remarqua d’ailleurs que Pelé, Wilmart, même Brasseur s’abstenaient de frapper ou d’humilier les petits dès qu’une fille était dans les parages.

À partir de la quatrième, les élèves pouvaient s’inscrire au ciné-club. Les séances avaient lieu le jeudi soir, dans la salle des fêtes de l’internat de garçons ; c’étaient des séances mixtes. Un soir de décembre, Bruno s’assit à côté de Caroline Yessayan avant la projection de Nosferatu le vampire. Vers la fin du film, après y avoir pensé pendant plus d’une heure, il posa très doucement la main gauche sur la cuisse de sa voisine. Pendant quelques secondes merveilleuses (cinq ? sept ? sûrement pas plus de dix), il ne se passa rien. Elle ne bougeait pas. Une immense chaleur envahissait Bruno, il était au bord de l’évanouissement. Puis, sans dire un mot, sans violence, elle écarta sa main. Bien plus tard, très souvent même, en se faisant sucer par telle ou telle petite pute, Bruno devait repenser à ces quelques secondes de bonheur effroyable ; il devait repenser, aussi, à ce moment où Caroline Yessayan avait doucement écarté sa main. Il y avait eu chez ce petit garçon quelque chose de très pur et de très doux, d’antérieur à toute sexualité, à toute consommation erotique. Il y avait eu un désir simple de toucher un corps aimant, de se serrer entre des bras aimants. La tendresse est antérieure à la séduction, c’est pourquoi il est si difficile de désespérer.

Pourquoi Bruno ce soir-là avait-il touché la cuisse de Caroline Yessayan, plutôt que son bras (ce qu’elle aurait très probablement accepté, et qui aurait peut-être constitué le début d’une belle histoire entre eux ; car c’est tout à fait volontairement qu’elle lui avait parlé juste avant, dans la file d’attente, pour qu’il ait le temps de s’asseoir à côté d’elle, et qu’elle avait posé son bras sur l’accoudoir séparant leurs deux sièges ; et de fait elle avait depuis longtemps remarqué Bruno, et il lui plaisait beaucoup, et elle espérait vivement, ce soir-là qu’il lui prendrait la main) ? Probablement parce que la cuisse de Caroline Yessayan était dénudée, et qu’il n’imaginait pas, dans la simplicité de son âme, qu’elle ait pu l’être en vain. À mesure que Bruno, avançant en âge, replongeait avec dégoût dans les sentiments de son enfance, le noyau de sa destinée s’épurait, tout apparaissait dans la lumière d’une évidence irrémédiable et froide. Ce soir de décembre 1970, il était sans doute au pouvoir de Caroline Yessayan d’effacer les humiliations et la tristesse de sa première enfance ; après ce premier échec (car jamais plus il n’osa, après qu’elle eut doucement retiré sa main, lui adresser de nouveau la parole), tout devenait beaucoup plus difficile. Pourtant Caroline Yessayan, dans sa globalité humaine, n’était nullement en cause. Tout au contraire Caroline Yessayan, petite Arménienne au doux regard d’agnelle, aux longs cheveux bouclés et noirs, échouée à la suite de complications familiales inextricables dans les bâtiments sinistres de l’internat de filles du lycée de Meaux, Caroline Yessayan constituait à elle seule une raison d’espérer en l’humanité. Si tout avait basculé dans un vide navrant, c’était en raison d’un détail minime et presque grotesque. Trente ans plus tard, Bruno en était persuadé : donnant aux éléments anecdotiques de la situation l’importance qu’ils avaient réellement eue, on pouvait résumer la situation en ces termes : tout était de la faute de la minijupe de Caroline Yessayan.

En posant la main sur la cuisse de Caroline Yessayan, Bruno la demandait en fait pratiquement en mariage. Il vivait le début de son adolescence dans une période de transition. Mis à part quelques précurseurs – dont ses parents représentaient d’ailleurs un pénible exemple – la génération précédente avait établi un lien d’une force exceptionnelle entre mariage, sexualité et amour. L’extension progressive du salariat, le développement économique rapide des années cinquante devaient en effet – hormis dans les classes de plus en plus restreintes où la notion de patrimoine gardait une importance – conduire au déclin du mariage de raison. L’Église catholique, qui avait toujours regardé avec réticence la sexualité hors mariage, accueillit avec enthousiasme cette évolution vers le mariage d’amour, plus conforme à ses théories (« Homme et femme Il les créa »), plus propre à constituer un premier pas vers cette civilisation de la paix, de la fidélité et de l’amour qui constituait son but naturel. Le Parti communiste, seule force spirituelle susceptible d’être mise en regard de l’Église catholique pendant ces années, combattait pour des objectifs presque identiques. C’est donc avec une impatience unanime que les jeunes gens des années cinquante attendaient de tomber amoureux, d’autant que la désertification rurale, la disparition concomitante des communautés villageoises permettaient au choix du futur conjoint de s’effectuer dans un rayon presque illimité, en même temps qu’elles lui donnaient une importance extrême (c’est en septembre 1955 que fut lancée à Sarcelles la politique dite des « grands ensembles », traduction visuelle évidente d’une socialité réduite au cadre du noyau familial). C’est donc sans arbitraire que l’on peut caractériser les années cinquante, le début des années soixante comme un véritablé âge d’or du sentiment amoureux – dont les chansons de Jean Ferrât, celles de Françoise Hardy dans sa première période peuvent encore aujourd’hui nous restituer l’image.

Cependant, dans le même temps, la consommation libidinale de masse d’origine nord-américaine (chansons d’Elvis Presley, films de Marilyn Monroe) se répandait en Europe occidentale. Parallèlement aux réfrigérateurs et aux machines à laver, accompagnement matériel du bonheur du couple, se répandaient le transistor et le pick-up, qui devaient mettre en avant le modèle comportemental du flirt adolescent. Le conflit idéologique, latent tout au long des années soixante, éclata au début des années soixante-dix dans Mademoiselle Age tendre et dans 20 Ans, se cristallisant autour de la question à l’époque centrale : « Jusqu’où peut-aller avant le mariage ? » Ces mêmes années, l’option hédoniste-libidinale d’origine nord-américaine reçut un appui puissant de la part d’organes de presse d’inspiration libertaire (le premier numéro d’Actuel parut en octobre 1970, celui de Charlie Hebdo en novembre). S’ils se situaient en principe dans une perspective politique de contestation du capitalisme, ces périodiques s’accordaient avec l’industrie du divertissement sur l’essentiel : destruction des valeurs morales judéo-chrétiennes, apologie de la jeunesse et de la liberté individuelle. Tiraillés entre des pressions contradictoires, les magazines pour jeunes filles mirent au point dans l’urgence un accommodement, que l’on peut résumer dans la narration de vie suivante. Dans un premier temps (disons, entre douze et dix-huit ans), la jeune fille sort avec de nombreux garçons (l’ambiguïté sémantique du terme sortir étant d’ailleurs le reflet d’une ambiguïté comportementale réelle : que voulait dire, exactement, sortir avec un garçon ? S’agissait-il de s’embrasser sur la bouche, des joies plus profondes du petting et du deep-petting, des relations sexuelles proprement dites ? Fallait-il permettre au garçon de vous toucher les seins ? Devait-on enlever sa culotte ? Et que faire de ses organes, à lui ?) Pour Patricia Hohweiller, pour Caroline Yessayan, c’était loin d’être simple ; leurs magazines favoris donnaient des réponses floues, contradictoires. Dans un deuxième temps (en fait, peu après le bac), la même jeune fille éprouvait le besoin d’une histoire sérieuse (plus tard caractérisée par les magazines allemands sous les termes de « big love »), la question pertinente étant alors : « Dois-je m’installer avec Jérémie ? » ; c’était un deuxième temps, dans le principe détinitif. L’extrême fragilité de l’accommodement ainsi proposé par les magazines pour jeunes filles – il s’agissait en fait de juxtaposer, en les plaquant arbitrairement sur deux segments de vie consécutifs, des modèles comportementaux antagonistes – ne devait apparaître que quelques années plus tard, au moment où l’on prit conscience de la généralisation du divorce. Il n’en reste pas moins que ce schéma improbable put constituer quelques années, pour des jeunes filles de toute façon assez naïves et assez étourdies par la rapidité des transformations qui se déroulaient autour d’elles, un modèle de vie crédible, auquel elles tentèrent raisonnablement d’adhérer.

Pour Annabelle, les choses étaient bien différentes. Elle pensait à Michel le soir avant de s’endormir ; elle se réjouissait de le retrouver au réveil. Lorsqu’en cours il lui arrivait quelque chose d’amusant ou d’intéressant elle pensait tout de suite au moment où elle allait le lui raconter. Les journées où, pour une raison quelconque, ils n’avaient pas pu se voir, elle se sentait inquiète et triste. Pendant les vacances d’été (ses parents avaient une maison en Gironde), elle lui écrivait tous les jours. Même si elle ne se l’avouait pas franchement, même si ses lettres n’avaient rien d’enflammé et ressemblaient plutôt à celles qu’elle aurait pu écrire à un frère de son âge, même si ce sentiment qui enveloppait sa vie évoquait un halo de douceur plus qu’une passion dévorante, la réalité qui se faisait progressivement jour dans son esprit était la suivante : du premier coup, sans l’avoir cherché, sans même l’avoir réellement désiré, elle se trouvait en présence du grand amour. Le premier était le bon, il n’y en aurait pas d’autre, et la question n’aurait même pas lieu de se poser. Selon Mademoiselle Âge tendre, le cas était possible : il ne fallait pas se monter la tête, cela n’arrivait presque jamais ; pourtant dans certains cas, extrêmement rares, presque miraculeux – mais cependant indiscutablement attestés -, cela pouvait arriver. Et c’était la chose la plus heureuse qui puisse vous arriver sur la Terre.

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De cette période Michel conservait une photographie, prise dans le jardin des parents d’Annabelle, aux vacances de Pâques 1971 ; son père avait dissimulé des œufs en chocolat dans les bosquets et les massifs de fleurs. Sur la photo Annabelle était au milieu d’un massif de forsythias ; elle écartait les branchages, toute à sa quête, avec la gravité de l’enfance. Son visage commençait à s’affiner, on pouvait déjà deviner qu’elle serait exceptionnellement belle. Sa poitrine se dessinait légèrement sous le pull-over. Ce fut la dernière fois qu’il y eut des œufs en chocolat le jour de Pâques, l’année suivante, ils étaient déjà trop âgés pour ces jeux.

À partir de l’âge de treize ans, sous l’influence de la progestérone et de l’œstradiol sécrétés par les ovaires, des coussinets graisseux se déposent chez la jeune fille à la hauteur des seins et des fesses. Ces organes acquièrent dans le meilleur des cas un aspect plein, harmonieux et rond ; leur contemplation produit alors chez 1’homme un violent désir. Comme sa mère au même âge, Annabelle avait un très joli corps. Mais le visage de sa mère avait été avenant, agréable sans plus. Rien ne pouvait laisser présager le choc douloureux de la beauté d’Annabelle, et sa mère commença à prendre peur. C’est certainement de son père, de la branche hollandaise de la famille, qu’Annabelle tenait ses grands yeux bleus et la masse éblouissante de ses cheveux blond clair ; mais seul un hasard morphogénétique inouï avait pu produire la déchirante pureté de son visage. Sans beauté la jeune fille est malheureuse, car elle perd toute chance d’être aimée. Personne à vrai dire ne s’en moque, ni ne la traite avec cruauté ; mais elle est comme transparente, aucun regard n’accompagne ses pas. Chacun se sent gêné en sa présence, et préfère l’ignorer. À l’inverse une extrême beauté, une beauté qui dépasse de trop loin l’habituelle et séduisanté fraîcheur des adolescentes, produit un effet surnaturel, et semble invariablement présager un destin tragique. À l’âge de quinze ans Annabelle faisait partie de ces très rares jeunes filles sur lesquelles tous les hommes s’arrêtent, sans distinction d’âge ni d’état ; de ces jeunes filles dont le simple passage, le long de la rue commerçante d’une ville d’importance moyenne, accélère le rythme cardiaque des jeunes gens et des hommes d’âge mûr, fait pousser des grognements de regret aux vieillards. Elle prit rapidement conscience de ce silence qui accompagnait chacune de ses apparitions, dans un café ou dans une salle de cours, mais il lui fallut des années pour en comprendre pleinement la raison. Au CEG de Crécy-en-Brie, il était communément admis qu’elle « était avec » Michel ; mais même sans cela, à vrai dire, aucun garçon n’aurait osé tenter quoi que ce soit avec elle. Tel est l’un des principaux inconvénients de l’extrême beauté chez les jeunes filles : seuls les dragueurs expérimentés, cyniques et sans scrupule se sentent à la hauteur ; ce sont donc en général les êtres les plus vils qui obtiennent le trésor de leur virginité, et ceci constitue pour elles le premier stade d’une irrémédiable déchéance.

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