Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (11 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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Il referma le cahier vert, le fourra au milieu de ses classeurs, dans son Eastpack. Il avança vers le comptoir du Lénine avec un sourire satisfait. Mariam lui tournait le dos, occupée à rincer des verres. Marc posa son doigt sur le zinc, comme s’il appuyait sur une sonnette.

— Driiiing, fit-il d’une voix stridente. C’est l’heure !

Mariam se retourna, prit le temps de s’essuyer les mains à un torchon, le reposa, bien plié.

— C’est l’heure ! insista Marc.

— C’est bon…

Mariam leva les yeux vers la pendule.

— Eh bien, tu ne perds pas de temps… Tu ne devais pas être du genre à dormir pendant la nuit de Noël, toi…

— Non, pas vraiment… Allez, dépêche-toi, Mariam… Tu as entendu Lylie, tout à l’heure. J’ai cours…

La pupille de Mariam brilla.

— A d’autres, pas à moi… Bon, le voilà, ton cadeau !

Elle ouvrit un tiroir, attrapa le minuscule paquet et le tendit à Marc. Il s’en saisit d’une main avide et commença à se tourner vers la porte du Lénine.

— Tu ne l’ouvres pas maintenant ?

— Non… Imagine, si c’est intime… Un sex-toy… Une petite culotte…

— Je ne plaisante pas, Marc.

— Alors, pourquoi veux-tu que je l’ouvre devant toi ?

— Parce que je devine ce qu’il y a dans ce paquet, mon grand malin. Pour pouvoir te ramasser quand tu tomberas !

Marc dévisagea Mariam, médusé.

— Tu sais ce qu’il y a dans le paquet ? !

— Oui… En gros oui. Il y a toujours la même chose. Quand…

Un client, visiblement pressé, piaffait derrière Marc, scrutant avec impatience la rangée de Marlboro.

— Quand quoi ?

Mariam soupira.

— … quand une fille se tire avec une heure d’avance, petit con. Une heure d’avance sur le mec qu’elle laisse seul sur une chaise dans mon bar !

Marc encaissa. Il pensa fugitivement à la bague de saphir au doigt de Lylie. A la croix touarègue qu’elle n’avait pas enfilée à son cou. Il parvint à hausser les épaules, l’air détaché.

— A demain, Mariam. Même heure, même table. Près de la vitre. Deux places, hein ?

Il attrapa le paquet d’une main qu’il se força à maîtriser et sortit.

 

Tout en tendant trois paquets de cigarettes à son client, Mariam regarda Marc s’éloigner. Elle en avait trop dit, sur ce coup-là. Elle n’était pas aussi sûre d’elle… Marc et Emilie formaient un couple curieux, étrange, ne ressemblant à aucun autre, mais ce dont elle était persuadée, c’est que dans les heures qui allaient suivre Marc allait jouer son destin, à pas grand-chose, un bon ou un mauvais choix…

Marc disparut à son tour sur le parvis de Paris VIII, comme si son manteau gris avait fondu dans le goudron. Mariam se laissa un instant distraire par la vague ininterrompue des passants.

Marc, c’est certain, s’enfuyait, pétri de ses certitudes. Pourtant, pensait Mariam, un seul détail, un grain de sable, pouvait tout faire basculer, pouvait bousculer ses plus intimes convictions ; sa vie entière.

Le battement d’ailes d’une libellule.

 

Marc s’éloigna rapidement du Lénine, remontant l’avenue de Stalingrad, un peu au hasard, vers le stade Delaune. Le flux des salariés matinaux pressés s’éclaircissait. On croisait désormais sur le trottoir davantage de personnes âgées et de mères de famille encerclées d’enfants et de sacs plastique accrochés à leur poussette. Il progressa encore dans l’avenue sur une cinquantaine de mètres, pour se retrouver presque seul. Les mains tremblantes, il déchira le papier cadeau argenté, enfonça négligemment l’emballage dans la poche de son jean. Il découvrit une petite boîte cartonnée. Le carton céda sous ses doigts nerveux.

L’objet tomba dans le creux de sa main.

Marc tituba.

Ses jambes refusèrent quelques instants de le porter. Il recula, tel un pantin désarticulé, sur deux mètres. Son dos heurta le métal froid d’un réverbère. Il souffla, lentement, pour rétablir son équilibre et sa respiration.

Ne pas paniquer, prendre le temps, rétablir le contrôle.

La portion de rue restait déserte, mais il n’avait qu’à crier, on l’entendrait, on viendrait. Non. Il devait se raisonner.

Malgré lui, son souffle s’accélérait, sa gorge se serrait… Toujours les mêmes symptômes, depuis ses deux ans, son agoraphobie.

Respirer, doucement, reprendre son calme.

L’agoraphobie, contrairement à ce qu’on croit souvent, n’est pas la peur des grands espaces ou de la foule… Elle est simplement la peur de ne pas pouvoir être secouru… La peur d’avoir peur, en quelque sorte… Logiquement, une telle panique se manifeste dans des lieux où l’on se sent isolé, un désert, une forêt, une montagne, l’océan… Mais également au milieu d’une foule, d’un amphi, d’un stade ; dans une rue noire de monde aussi bien que dans une rue déserte…

Marc était habitué, depuis le temps, il savait faire front lorsque la crise n’était pas trop intense. Les alertes étaient rares, maintenant. Il parvenait à suivre des cours dans des salles de classe bondées, à prendre le métro, à aller au concert…

Il souffla.

Petit à petit, sa respiration reprenait un rythme normal. Il conserva son appui sur le réverbère, même si le tube d’acier lui torturait le dos.

Mac baissa les yeux vers sa paume.

Il tenait dans les mains un jouet miniature.

Un avion.

Un modèle réduit. La réplique exacte d’un Airbus A300, en fer, assez lourd, d’un blanc laiteux, à l’exception de la queue de l’avion, bleu-blanc-rouge. Un petit jouet Majorette, comme on en trouve des milliers sur les étagères des chambres des petits garçons. La main de Marc tremblait, elle se referma sur la carlingue froide.

Qu’est-ce que cela signifiait ?

Une plaisanterie ?

Un cadeau morbide pour accompagner la lecture du cahier de Grand-Duc ?

Ridicule…

Marc devait réfléchir. N’y avait-il rien d’autre que ce jouet ?

Marc fouilla la poche de son jean, défroissa l’emballage de l’avion. Il pesta contre lui-même : mêlée au papier qu’il avait déchiré avec précipitation, il découvrit une petite feuille blanche, manuscrite. Marc reconnut immédiatement l’écriture de Lylie. Il enfonça plus profondément encore son dos dans le tube du réverbère et lut :

 

Marc,
Je dois partir. Ne m’en veux pas, je me le suis toujours promis. Partir, dès mes dix-huit ans. Partir loin, ailleurs… en Inde, en Afrique, dans les Andes… ou en Turquie, pourquoi pas ? Ne sois pas inquiet, ne crains rien, je suis habituée à l’avion, n’est-ce pas ? Je suis forte.
Je survivrai. Encore une fois.
Si je t’en avais parlé, tu n’aurais pas été d’accord. Mais si tu prends le temps de réfléchir, alors oui, comme moi, tu le seras. Nous ne pouvons pas continuer ainsi, dans le doute. Pour cela, Marc, je dois m’éloigner. De toi. Je dois faire le point. Couper les branches mortes, aussi…
Marc, ne cherche pas à me retrouver, à m’appeler, rien. Il me faut de la distance, il me faut du temps.
Je le crois.
Un jour, nous saurons qui nous sommes, l’un et l’autre ; l’un pour l’autre.
Prends soin de toi.
Emilie

 

Marc sentit sa respiration à nouveau s’accélérer. Il s’efforça de repousser les pensées qui se bousculaient dans son crâne.

Faire. Agir.

Il avança d’un pas, ouvrit son Eastpack, y enfonça l’avion miniature, la lettre et le papier. Il souffla un instant, puis attrapa son téléphone portable. Travailler pour France Telecom lui avait permis d’obtenir des modèles performants, pour lui et pour Lylie, dernier cri, avec enregistrement automatique de numéros.

Sans réfléchir, il fit défiler les noms, s’arrêta sur Lylie, appuya sur la touche verte. L’écran s’éclaira, la sonnerie lui parut interminable.

Il était très fréquent qu’il téléphone à Lylie sans qu’elle décroche. Le répondeur se déclenchait exactement après la septième sonnerie. Il compta dans sa tête. Après la quatrième il n’avait déjà plus d’espoir.

« Bonjour, c’est Emilie. Laissez-moi un message, je vous rappelle aussitôt que je peux. A bientôt. Kiss. »

Marc déglutit. La voix de Lylie lui fit monter des larmes aux yeux.

— Lylie. C’est Marc. Appelle-moi, je t’en prie. Où que tu sois. S’il te plaît, rappelle-moi. Je t’embrasse. Je tiens à toi. Plus que tout. Appelle-moi. Reviens-moi.

Marc raccrocha. Il marcha, lentement, sur le trottoir du boulevard de Stalingrad, ressassant les mots de Lylie.

« Partir loin »…

« Faire le point »…

« Couper les branches mortes »…

Qu’est-ce que cela voulait dire ?

Marc n’était pas stupide, les dix-huit ans de Lylie n’étaient qu’un prétexte, toute cette mise en scène était liée à ce cahier de Grand-Duc, ce carnet que Lylie avait lu toute la nuit. Qu’est-ce qu’elle y avait trouvé ? Qu’est-ce qu’elle y avait deviné ?

« Savoir qui nous sommes, l’un et l’autre ; l’un pour l’autre »…

Non ! Marc ne partageait pas les doutes de Lylie. Rien au monde n’aurait pu entamer son intime conviction.

Marc parvint place du Général-Leclerc. Les bus se croisaient en rangs serrés de part et d’autre de la rue Gabriel-Péri et de l’avenue du Colonel-Fabien.

Que pouvait-il faire ? Comment retrouver Lylie ? Suivre le même chemin qu’elle ? Lire le carnet de Grand-Duc, jusqu’à la dernière page, deviner ce que Lylie avait deviné ?

Marc pesta. Il demeura immobile devant le va-et-vient des bus sur la place. Il lui semblait impossible de rester assis à lire cette centaine de pages dans l’hypothétique espoir d’y découvrir une piste. Il attrapa à nouveau son téléphone portable, fit glisser les noms, s’arrêta au « B ».

Boulot.

Marc s’éloigna un peu de la place où le bruit de la circulation était assourdissant.

— Allô ? Jennifer ?… Super, c’est Marc. Excuse-moi, je suis super pressé. J’ai besoin d’un renseignement, perso, le numéro de téléphone et l’adresse d’un type à Paris… Tu notes son nom ?… Grand-Duc. Crédule Grand-Duc… Oui, je sais, c’est pas banal comme prénom. Comme ça, il n’y en aura pas deux…

Jennifer, sa collègue chez France Telecom, avait le même âge que lui, étudiait en lettres étrangères appliquées et Marc se doutait que sans trop se forcer elle serait tombée amoureuse de lui. L’écouteur toujours collé à l’oreille, il leva les yeux, observa quelques instants dans le ciel blanc les trois cloches du sommet de la basilique Saint-Denis, au-dessus des immeubles, quelques rues plus bas.

— Oui ?… C’est vrai, tu les as ? Génial !

Marc griffonna le numéro et l’adresse de Grand-Duc. Il lança à Jennifer un « Merci » précipité avant de raccrocher et composa aussitôt le numéro de téléphone du détective privé. La sonnerie retentit longtemps, dans le vide, avant que ne se déclenche à nouveau un répondeur. Marc pesta en lui-même. Tant pis, il devait jouer franc jeu, ne pas perdre de temps :

— Grand-Duc ? C’est Marc Vitral. Il faut à tout prix que je vous joigne, ou, mieux, que je vous rencontre. Le plus rapidement possible. Cela concerne Lylie. Votre cahier aussi, celui que vous avez écrit pour elle. Je l’ai entre les mains, elle me l’a confié, je suis en train de le lire. Ecoutez, si vous avez ce message, rappelez-moi, sur mon portable. Je fonce chez vous, j’y serai dans trois quarts d’heure au maximum…

Marc rangea le téléphone dans sa poche, déterminé à présent. Il rebroussa chemin et remonta à grands pas le boulevard de Stalingrad, direction le terminus de la ligne 13. Grand-Duc habitait 21 rue de la Butte-aux-Cailles. Marc déclina dans sa tête les lignes principales du plan de métro. Depuis deux ans qu’il se promenait seul dans les rues de Paris, il avait appris à se repérer, sans même avoir désormais recours aux plans des stations. La ligne 13, direction Châtillon-Montrouge, le ramènerait dans le centre, par Saint-Lazare, les Champs-Elysées, Invalides, Montparnasse… La Butte-aux-Cailles devait se trouver sur la ligne 6, direction Nation, entre Glacière et Place-d’Italie. A priori, il fallait changer à Montparnasse. Au total une vingtaine de stations, peut-être un peu plus.

Quelques minutes plus tard, Marc se trouvait à nouveau devant l’université de Paris VIII, rue Lénine. Il jeta un coup d’œil au bar de Mariam, de loin, puis s’engouffra dans le métro. Dans le couloir, juste après le premier tournant, un peu protégé du vent, un type dormait sur un drap sale, à côté de son chien, un bâtard maigre et jaune. L’homme ne mendiait même pas. Marc déposa deux francs sur la couverture, presque sans ralentir sa marche. Le chien tourna la tête et le regarda partir d’un air étonné. Depuis deux ans que Marc errait dans le métro parisien, il continuait de glisser une pièce presque à chaque fois qu’il croisait un paumé, il avait gardé cette habitude de Dieppe, où sa grand-mère donnait toujours aux types dans la rue, elle lui avait appris, expliqué, année après année, le socle des valeurs, la solidarité, dépasser la peur des pauvres, surmonter la honte de donner ; cela faisait partie de sa morale maintenant, à Dieppe comme à Paris ou dans n’importe quelle autre ville du monde où il irait. Cela lui coûtait une fortune ! Lylie se moquait de lui, gentiment. Aucun Parisien ne faisait ça ! C’est qu’il n’était pas parisien, alors.

 

Il n’y avait presque personne sur le quai dans le sens Saint-Denis-Paris. Une chance, pensa Marc. Trois quarts d’heure de métro, vingt stations… il aurait le temps de continuer de lire le cahier de Grand-Duc, d’essayer de comprendre, à son tour.

De marcher dans les pas de Lylie.

Quatre mots hantaient Marc.

« Couper les branches mortes »…

Que voulait dire Lylie ?

Couper les branches mortes ?

Le métro entra dans la station. Marc monta dans la voiture, sortit le cahier vert.

Une idée folle, persistante, s’incrustait dans son esprit. Et si cet avion n’était qu’un leurre, une mise en scène, pour l’impressionner ? Lylie ne lui avait pas tout dit. Cette bague, par exemple. Ce saphir qu’elle portait, d’où sortait-il ? Il y avait trop de parts d’ombre.

Et si Lylie n’avait jamais eu l’occasion de partir, loin, ailleurs ? Et si Lylie était restée là, proche, son but étant tout autre…

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