Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (9 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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— Oh, moi, je ne remets rien en cause. Je n’ai aucune compétence pour cela. Je peux juste vous dire que la théorie Le Tallandier, à Polytechnique, fait beaucoup rire ses collègues que j’ai rencontrés…

Le juge soupira. Dehors, la tour Eiffel avait entièrement disparu dans le brouillard et des centaines de touristes avaient sans doute attendu des heures sous la pluie pour rien.

 

Je pourrais encore vous inonder pendant des pages de détails techniques. Des enregistrements d’heures de réunions. Je ne vais pas vous fatiguer avec ça, pas tout de suite du moins.

Les semaines passèrent et l’affaire piétinait dans un marasme judiciaire et scientifique qui progressivement n’intéressait plus personne en dehors des familles concernées.

Les flics insistaient.

Les journalistes, eux, s’emmerdaient.

Le public, qui s’était passionné pour l’affaire dans les jours qui avaient suivi « le miracle », se lassa rapidement, faute de certitudes… Les querelles d’experts ennuyaient tout le monde. L’énigme semblait insoluble. Aussitôt l’agitation retombée, les flics tentèrent de travailler le plus discrètement possible. De leur côté, les avocats de Carville pesèrent de tout leur poids pour éviter que l’instruction ne s’étale trop sur la place publique. Si cette affaire n’était gérée qu’entre hauts fonctionnaires, il ne faisait aucun doute qu’elle tournerait en leur faveur. Le juge Le Drian était un homme raisonnable.

 

L’Est républicain
, à l’origine de tout, fut le dernier journal à tenir une chronique quotidienne des avancées de « l’affaire de la miraculée du mont Terrible » ; une chronique de plus en plus brève. La journaliste chargée de couvrir l’enquête, Lucile Moraud, qui suivait déjà depuis des décennies les affaires les plus sordides dans l’est de la France, et elles ne manquaient pas, se trouva rapidement face à un dilemme : comment baptiser la miraculée ? Impossible, en restant neutre, de la prénommer Emilie ou Lyse-Rose… Les périphrases telles que « la miraculée du mont Terrible », « l’orpheline des neiges », « le bébé sauvé du brasier », alourdissaient sacrément son style, qu’elle voulait pourtant simple et direct pour captiver son lectorat populaire. Elle trouva l’inspiration vers la fin janvier 1981. A cette époque, vous vous en souvenez sûrement, une chanson de Charlélie Couture passait en boucle sur les radios, une chanson sinistrement de circonstance : « Comme un avion sans aile »…

Excédée par la lenteur de la procédure et la frilosité du juge Le Drian, Lucile Moraud fit afficher, le 29 janvier, à la une de
L’Est républicain
, une photographie en pleine page de « la miraculée », dans sa cage de verre au service pédiatrie de l’hôpital, où elle patientait depuis plus d’un mois dans l’indifférence générale, et sous-titra, en gras, trois lignes de la chanson :

 

Oh, libellule,
Toi, t’as les ailes fragiles,
Moi, moi, j’ai la carlingue froissée…

 

L’expérimentée journaliste fit mouche. Plus personne ne put entendre le tube de Charlélie Couture sans penser à la petite miraculée, à ses ailes fragiles, à la carlingue froissée. Pour la France, l’orpheline des neiges devenait « Libellule ». Le surnom demeura. Même ses proches l’adoptèrent. Même moi.

Quel con !

Libellule !

J’ai même poussé le zèle jusqu’à m’intéresser à ces insectes difformes ; à dépenser des fortunes pour les collectionner… Quand j’y repense, maintenant… Tout ce cirque à cause d’une journaliste maligne qui a su surfer sur le sentimentalisme populaire…

Les flics, eux, étaient moins romantiques. Pour évoquer le bébé, lorsqu’ils ne voulaient pas parler explicitement de l’une des deux familles, ils inventèrent un acronyme neutre qui associait le début du premier prénom et la fin du second. Le croisement de Lyse-Rose et d’Emilie devint Lylie…

Lylie…

Ce fut le commissaire Vatelier qui l’employa le premier, devant les journalistes.

Pas mal trouvé, indéniablement. Si, finalement, les flics pouvaient se montrer romantiques. Tout comme Libellule, le prénom Lylie demeura. Un peu comme un diminutif affectueux.

Ni Lyse-Rose ni Emilie.

Lylie…

Une chimère, un être étrange composé de deux corps.

Un monstre.

A propos de monstre, c’est le moment, il faut que je vous parle du rôle joué par Malvina de Carville… Je sais, Malvina de Carville n’aurait pas aimé la transition… Vous me la pardonnerez. Vous allez comprendre, cela fait partie des dommages collatéraux du drame. Si l’on veut.

Léonce de Carville était un homme volontaire, déterminé, habitué à obtenir ce qu’il voulait. Pourtant, aucune des preuves, aucune des pièces du dossier ne penchait franchement en sa faveur. Il commit alors deux erreurs. Deux très lourdes erreurs. En voulant aller trop vite.

La première concernait sa propre petite-fille, Malvina. Elle n’avait que six ans, c’était une enfant pleine de vie, élevée comme une reine dans un cocon privilégié. Bien entendu, le décès accidentel de ses parents, de sa petite sœur peut-être, allait être difficile à surmonter pour elle. Mais bien entourée d’une armée de psys, de sa famille, elle s’en serait remise, elle se serait reconstruite.

Comme tout le monde.

Sauf qu’elle était le seul témoin oculaire… Le seul être encore vivant à avoir côtoyé Lyse-Rose en Turquie, pendant les deux premiers mois de sa vie. Peut-être les deux seuls…

Une enfant de six ans est-elle capable de reconnaître un nourrisson ? De le reconnaître avec certitude ? De le différencier d’un autre ?

La question mérite d’être posée…

Face aux affirmations des grands-parents Vitral, Malvina était l’unique atout côté Carville, la seule capable d’identifier Lyse-Rose. Léonce de Carville aurait dû la protéger, ne pas la faire témoigner, foutre les flics dehors, il en avait les moyens, ne rien lui demander, la laisser tranquille, la mettre au vert, l’envoyer loin de la tourmente dans une pension pour gosses de riches avec des puéricultrices attentionnées, d’autres enfants joyeux, un grand parc avec toutes sortes d’animaux… Au lieu de cela, il exposa Malvina, il la fit témoigner, dix fois, cent fois, devant des dizaines de juges, d’avocats, de flics, d’experts… Pendant des semaines, elle passa de cabinets en auditoires, de salles d’attente en salles d’audience, encadrée en permanence par des types sinistres en costume-cravate et des gorilles, pour la protéger des journalistes, tout de même.

Malvina, systématiquement, devant toutes les grandes personnes qu’on lui présentait, répétait la même chose :

« Oui, ce bébé est ma petite sœur. »

« Je la reconnais, c’est bien Lyse-Rose. »

Son grand-père n’avait même plus besoin de la forcer. Elle en était certaine, elle n’avait plus de doutes, elle ne pouvait pas se tromper.

C’étaient ses habits qu’on lui montrait, son visage qu’elle reconnaissait, ses pleurs qu’elle entendait. Elle était prête à le jurer, devant le juge, sur la Bible, sur sa poupée. Du haut de ses six ans, elle pouvait même tenir tête aux grands-parents Vitral !

Depuis, j’ai vu grandir Malvina, enfin, grandir est un bien grand mot… disons que j’ai vu vieillir Malvina, jusqu’à devenir adolescente, adulte. J’ai vu progressivement s’immiscer en elle la folie, une folie furieuse.

Elle me colle la frousse, c’est vrai ; je pense que sa juste place serait dans un hôpital psychiatrique, surveillée de très près ; mais je suis bien obligé de reconnaître une chose : elle n’est pour rien dans ce qui lui est arrivé. Son grand-père, Léonce de Carville, est le seul responsable. Il savait ce qu’il faisait. Il a délibérément instrumentalisé sa petite-fille. Il a consciemment sacrifié sa santé mentale, au mépris de tous les conseils des médecins, des supplications de sa propre femme.

Le pire est que cela ne lui a servi à rien, strictement à rien !

Car Léonce de Carville commit une autre erreur, peut-être encore plus grossière que la première.

9

2 octobre 1998, 9 h 43

Lylie n’avait pas bougé depuis une demi-heure. Elle était assise sur la rambarde de marbre de l’esplanade des Invalides. La fraîcheur de la pierre remontait le long de ses jambes, mais cela ne la dérangeait pas plus que cela. Il faisait un temps sec. Face à elle, le dôme des Invalides se distinguait à peine du ciel blanc, presque monochrome.

Indifférents à la morsure de l’air, une dizaine de types sur des rollers s’entraînaient, juste devant elle. Ils en rajoutaient, même.

Le spot des Invalides, s’il est connu des habitués, n’est pas le plus populaire de Paris. Les touristes se massent plutôt au Trocadéro, devant le Palais-Royal, place de l’Hôtel-de-Ville, place de la Bastille… Les spectateurs étaient plus rares, ici… Et ce n’est pas tous les jours que parmi les spectateurs se glissait une fille aussi jolie que Lylie. Une fille aussi jolie, qui restait aussi longtemps à les admirer. Bravant le climat, le froid du marbre sur ses fesses.

Qu’est-ce qu’elle cherchait ? Un plan cul ?

Dans le doute, les rollers donnaient le meilleur d’eux-mêmes. L’esplanade des Invalides est surtout fréquentée pour pratiquer vitesse, slalom, saut. Ils avaient installé des petits plots orange en plastique, sur deux lignes, et enchaînaient les duels, sur cent mètres. Comme dans une version moderne des tournois médiévaux, où le plus rapide, le dernier debout, gagnerait pour trophée le cœur de la belle.

 

Lylie aimait la vitesse des rollers, les cris, les rires. L’agitation l’aidait à maintenir le calme en elle. Ce n’était pas facile. Tout se bousculait. Elle repensait au carnet de Grand-Duc. Avait-elle bien fait de le confier à Marc ? Le lirait-il ? Oui, bien entendu… Mais le comprendrait-il ? Marc avait un rapport compliqué avec Crédule Grand-Duc, pas comme un père de substitution, non, rien à voir, mais il avait tout de même été toutes ces années l’une des rares présences masculines dans sa vie. Marc possédait ses certitudes aussi, son instinct, comme il disait. Ses convictions. Etait-il prêt à assumer une vérité… une vérité différente ?

Elle ressassait ces questions depuis de si longues minutes. C’était sans issue.

Face à elle, un slalomeur plus vieux que les autres, âgé d’une quarantaine d’années peut-être, déjà presque grisonnant, ne la lâchait plus du regard. Il avait systématiquement remporté tous ses slaloms contre les autres concurrents, haut la main. Il avait fait tomber sa veste de cuir et ne ratait pas une occasion de faire rouler son torse musculeux sous son tee-shirt. Il promenait son regard noir et perçant sur l’ensemble de l’esplanade, tel un rapace, pour systématiquement finir par le poser sur les yeux bleus de Lylie. Tout en lui rappelait un oiseau de proie, de son élégance à danser autour des plots de plastique à son visage, fin et coupant.

Lylie ne l’avait même pas remarqué, distingué des autres rollers. Elle pensait maintenant à ce cadeau pour Marc, cette mise en scène macabre.

Etait-elle utile ?

Des larmes commençaient à pointer au coin de ses yeux. Elle n’avait pas le choix, il lui fallait à tout prix éloigner Marc, pour quelques heures, pour quelques jours, le laisser en dehors de tout cela, le protéger. Ensuite, quand tout serait terminé, peut-être aurait-elle le courage de tout lui avouer. Marc tenait tant à elle. A elle… A qui, au juste ?

Elle sourit.

Sa Lylie, sa libellule… Mon Dieu, elle aurait tout donné pour porter un prénom normal, banal. Un seul prénom !

 

Le roller argenté frôla Lylie. Elle sursauta, sortant brusquement de sa torpeur. Elle ne put réfréner un sourire. L’homme-rapace, malgré le climat, il devait faire moins de dix degrés, avait fait sauter son tee-shirt. Il dansait devant elle, sur ses jambes trop grandes, moulé dans son jean. Torse nu.

Un corps parfait. Epilé. Musclé.

Il dévisageait maintenant sans aucune retenue le corps de Lylie, comme pour en soupeser les qualités et les défauts. Il semblait définitivement être redevenu oiseau. Sa parade nuptiale, parfaitement maîtrisée, se déployait sans ambiguïté. Combien de fois l’avait-il pratiquée ? Combien de jeunes filles étaient tombées dans ses griffes ?

Toutes ?

Lylie soutint son regard quelques instants, détailla, elle aussi, l’anatomie du séducteur. Presque indifférente. Elle était habituée, son joli corps de liane ne laissait pas les hommes indifférents. Elle s’étonnait pourtant qu’on puisse la regarder, qu’on puisse la désirer. Elle se sentait transparente…

Elle bascula à nouveau dans ses pensées. Elle ne devait pas s’apitoyer sur son sort. Dans l’immédiat, l’important n’était pas son nom ou son surnom. Il lui fallait agir, rapidement, seule.

Elle était déterminée. Maintenant qu’elle avait appris la vérité, la terrible vérité, elle n’avait plus le choix, elle devait assumer.

C’était si récent. Hier. Sa vie avait basculé depuis la veille. Tout s’était accéléré, mais c’était avant qu’elle avait commis l’irréparable. Depuis, elle était prise dans un engrenage, elle n’avait plus le choix, continuer ou être broyée…

 

Le prédateur n’abandonnait pas. Il décrivait de larges cercles avec les compas qui lui servaient de membres inférieurs, sans jamais bouger d’un centimètre sa tête, orientée définitivement vers Lylie.

Les yeux de Lylie se perdaient dans le vague. Elle repensait à Marc. Coincé dans ce bar.

Piégé par elle. Encore quinze petites minutes. Ensuite, c’est certain, il allait essayer de l’appeler. Elle attrapa son sac à main, coupa son téléphone portable. Elle devait rester invisible, injoignable, pour l’instant au moins. Marc s’opposerait à son projet. Il chercherait à la protéger, il ne verrait que les risques, le danger.

Elle le connaissait bien, il appellerait cela un meurtre.

Un meurtre…

 

Comme un vol d’hirondelles dans l’instant qui suit une détonation, la dizaine de rollers s’éloigna soudain vers les Invalides, obéissant aux ordres du chef aux tempes argentées, lassé ou vexé de l’échec de sa parade. Les plots en plastique orange, les vestes, les tee-shirts, tout disparut en un courant d’air, ne laissant en arrière que l’asphalte gris et vierge.

 

Un meurtre…

Lylie sourit nerveusement.

Après tout, oui, on pouvait bien appeler cela comme ça. Un meurtre.

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