Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (6 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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— Non, docteur, poursuivit la voix rassurée, il y a un malentendu. Le bébé vivant ne s’appelle pas Lyse-Rose… Il s’appelle Emilie.

Des sueurs perlaient sur le front du médecin, ça ne lui arrivait jamais, même pas au bloc opératoire.

— Monsieur, je suis désolé, c’est impossible. Le grand-père de l’enfant est là, dans l’hôpital, monsieur de Carville, en ce moment même. Il la regarde, il l’a reconnue, il affirme qu’elle se prénomme Lyse-Rose…

Il s’ensuivit un silence embarrassé de chaque côté de la ligne.

— Vous… vous habitez loin de Montbéliard ? tenta le médecin.

— Dieppe… En Haute-Normandie.

— Ah… Et… et je pense que le mieux… monsieur ?

Le médecin gagnait du temps, maladroitement.

— Monsieur Vitral. Pierre Vitral…

— Eh bien, monsieur Vitral, je pense que le plus simple est de téléphoner au commissariat de Montbéliard. Je pense qu’ils sont en train de vérifier l’identité des passagers. Je ne peux pas vous en dire davantage… Ils vous renseigneront sans doute. Ils vous fourniront toutes les réponses…

Sur le coup, le médecin s’en voulut de jouer ainsi les fonctionnaires renvoyant un pauvre type en détresse au guichet d’en face. Il sentait bien qu’à l’autre bout du fil, à Dieppe, une fois raccroché, l’autre allait s’effondrer, comme si on avait tué une deuxième fois sa petite-fille. Il se rassura rapidement. Il n’y était pour rien, après tout. Cette histoire était ridicule. Ce type devait se tromper.

Ils raccrochèrent.

Le médecin se demanda alors s’il devait parler de cet étrange appel à Léonce de Carville.

 

Pierre Vitral reposa lentement le combiné. Sa femme, Nicole, se tenait debout à ses côtés, inquiète :

— Alors, Emilie va bien ? Qu’est-ce qu’ils ont dit ?

Son mari la regarda avec une infinie tendresse, tel qu’il savait encore si bien le faire. Il parla doucement, comme si c’était de sa faute :

— Ils ont dit que le bébé qui a survécu s’appelle Lyse-Rose, pas Emilie…

Nicole et Pierre Vitral ne dirent rien pendant un long moment. La vie n’avait gâté ni l’un ni l’autre. Réunir deux malchances est parfois une équation positive, comme quand on ajoute deux signes moins. A deux, ils avaient fait front face au manque d’argent, aux coups du sort, aux maladies, au quotidien. Sans jamais se plaindre. C’est toujours la même chose, si l’on ne gueule pas, on n’obtient rien… Comme les Vitral n’avaient jamais manifesté contre cette vie, elle ne s’était pas gênée pour leur refiler son surplus de malheur. Pierre et Nicole Vitral s’étaient bousillé la santé, Pierre le dos et Nicole les poumons, pendant plus de vingt ans, à vendre des frites, des saucisses et autres grillades dans un Citroën de type H orange et rouge, spécialement aménagé, sur le front de mer de Dieppe et sur toutes les plages du Nord, selon les événements, les festivals, la météo… rarement clémente. Ils avaient pris le temps de faire deux enfants pour faire la nique à la vie, elle leur en avait repris un, Nicolas, en mobylette, à Criel-sur-Mer, un soir de pluie.

La malchance leur collait à la peau et pourtant, pour la première fois, il y avait tout juste deux mois de cela, ils avaient gagné quelque chose : un séjour de quinze jours à Bodrum-Gumbet.

Bodrum-Gumbet ? C’est où, ça, Bodrum-Gumbet ?

En Turquie, une péninsule qui s’avance dans la Méditerranée, bordée d’hôtels clubs quatre étoiles, les pieds du transat dans l’eau transparente. Tous frais payés. Un vrai palace ! Ils avaient gagné par hasard, lors d’un concours, par la grâce d’un simple bulletin déposé dans un bocal de verre de la galerie de Carrefour, pendant la quinzaine commerciale. C’est le billet de leur fils, Pascal, qui avait été tiré. Il n’y avait qu’une seule contrainte : il fallait partir avant la fin de l’année 1980. Sauf que cela ne les arrangeait pas vraiment… Pascal et Stéphanie, sa femme, étaient devenus parents depuis tout juste deux mois d’une adorable petite Emilie. Pour Marc, leur fils aîné, qui avait déjà deux ans, ce n’était pas un problème, il pouvait rester chez ses grands-parents le temps du voyage. Mais pour la petite Emilie, c’était plus compliqué, Stéphanie l’allaitait encore, et elle n’avait de toute façon aucune envie de s’éloigner quinze jours sans sa fille… Les billets étaient nominatifs, ne pouvaient pas s’échanger… C’était perdre le voyage ou partir avec la petite.

Ils partirent. Ils n’avaient jamais pris l’avion. Stéphanie était une jeune femme dont la fantaisie s’accrochait à des yeux rieurs, qui se figurait le monde telle une grosse pomme à croquer. Un fruit qu’elle croyait défendu, dans son petit paradis.

Ils pensaient qu’il ne faut pas tourner le dos à la chance lorsqu’elle sourit enfin. Ils auraient dû se méfier, il faut toujours se méfier des sourires. Pascal, Stéphanie et Emilie devaient se poser à Roissy le 23 décembre, puis rester une journée à Paris, pour admirer les vitrines de Noël. Encore une fantaisie de Stéphanie. Stéphanie était une orpheline, adorable et adorée de toute la famille Vitral. Stéphanie le leur rendait bien. Au fond, elle n’avait pas besoin de voyage en Turquie pour être heureuse. Son conte de fées, c’était Marc et Emilie, ses deux bouts de chou, avec leur papa et leurs grands-parents pour les dorloter.

 

Pierre et Nicole Vitral apprirent le drame ensemble, en écoutant le flash radio de France Inter de sept heures.

Comme tous les matins.

Face à face, de chaque côté de la petite table de cuisine encombrée. Longtemps, les deux bols de grès, de café pour Pierre et de thé pour Nicole, restèrent là, glacés, à peine entamés, sans une ride, stupides, figés par cette seconde qui empailla la vie dans cette petite maison de pêcheurs de la rue Pocholle, dans le quartier du Pollet, cet ancien quartier de pêcheurs posé comme une île au milieu du port de Dieppe.

 

— Pourquoi Lyse-Rose ? hurla soudain Nicole Vitral.

Toutes les maisons de la rue étaient mitoyennes. L’impasse se résumait à une dizaine de façades, toutes jumelles. Tout le monde y entendait tout. Le cri de Nicole traversa les murs.

— Pourquoi il s’appellerait Lyse-Rose, ce bébé ? Hein ? Qui leur a dit ? Le bébé, peut-être ? Il a dit son nom aux pompiers ! ? Un bébé de trois mois dans l’avion, une petite fille aux yeux bleus… C’est notre Emilie ! Elle est vivante. Qui peut dire le contraire ? Comment ils peuvent dire le contraire ? Ils manigancent parce que c’est la seule qui est vivante, ils veulent nous la voler parce qu’elle est la seule à avoir survécu…

Nicole avait les larmes aux yeux. Des voisins commençaient à sortir dans la rue, malgré le froid. Elle s’effondra dans les bras de son mari.

— Non, mon Pierre. Promets-le-moi… Non, mon Pierre, ils ne nous prendront pas notre petite-fille, elle ne s’est pas échappée de l’avion pour qu’ils nous la volent. Promets-le-moi.

 

Dans la petite chambre qui jouxtait le salon, réveillé en sursaut par le cri de sa grand-mère, le jeune Marc Vitral, du haut de ses deux ans, se mit à hurler. Il ne pouvait pourtant pas comprendre, et même il ne garderait aucune mémoire de cette matinée de malheur.

2 octobre 1998, 9 h 24

Marc releva les yeux du carnet de Grand-Duc. Emu aux larmes.

Non, bien entendu, il n’avait conservé aucun souvenir de cette matinée de malheur. Jusqu’à ce qu’il lise ce récit…

Découvrir ainsi chaque détail du drame de son enfance avait quelque chose d’étrange, d’irréel.

L’agitation autour de lui, au Lénine, lui tournait la tête. Les cinq types de l’association étudiante étaient sortis, toujours aussi hilares, claquant la porte de verre derrière eux. La main de Marc glissa sur son visage, essuyant avec discrétion les gouttes au coin de ses yeux. Il respira lentement, tout en se raisonnant. Après tout, il connaissait déjà presque tous les éléments de cette histoire. De son histoire.

Presque tous…

9 h 25, à la pendule Martini.

Et il n’en était qu’au début.

6

2 octobre 1998, 9 h 17

Malvina de Carville cogna la vitre avec le canon de son Mauser L100. Les libellules réagirent à peine. Seule la plus grande, celle avec le gros corps aux reflets rouges et les ailes gigantesques, essaya de se soulever, quelques centimètres, avant de retomber dans le fond du vivarium, empêtrée dans les corps des autres insectes déjà morts, par dizaines. Pas un instant Malvina de Carville n’eut l’envie de rebrancher l’oxygénation du vivarium ou de soulever le couvercle de verre pour laisser s’échapper les survivantes. Elle préférait observer l’agonie de ces bestioles. Après tout, cette hécatombe-là, elle n’y était pour rien.

Elle cogna à nouveau la vitre avec le canon de son revolver, plus violemment. Elle était fascinée par les efforts désespérés des insectes, à chaque secousse des parois du vivarium, pour agiter leurs ailes lourdes dans l’air privé d’oxygène.

Malvina resta ainsi de longues minutes. Elles pouvaient toutes crever, ces libellules ! Elle s’en fichait bien. Ce n’était pas pour elles qu’elle était là. Elle était là pour Lyse-Rose. Sa libellule à elle. Sa seule et unique. Malvina avança dans la pièce. Le miroir du salon la prit par surprise, lui renvoyant son image. Elle ne put s’empêcher d’observer son reflet. Un frisson de dégoût la parcourut. Elle détestait cette barrette blanche qui coupait en deux rangées, bien au milieu, ses cheveux raides et longs ; elle détestait son pull de laine bleu ciel à col en dentelle ; elle détestait son tronc sans seins, ses bras maigres, son corps de quarante kilos.

Dans la rue, les passants la prenaient pour une fille de quinze ans… De dos du moins. De face, elle connaissait cette surprise dans leurs yeux, lorsqu’ils se retrouvaient, stupéfaits, face à une vieille fille ; une vieille fille de vingt-quatre ans, habillée comme dans les années cinquante.

Elle s’en foutait.

Elle les emmerdait tous, tous ceux qui lui disaient la même chose depuis dix-huit ans, la dizaine de psys, les meilleurs, qu’elle avait épuisés les uns après les autres, les pédopsychiatres, les nutritionnistes, les spécialistes machin chose… Sa grand-mère aussi. Elle connaissait leur rengaine par cœur. Refus de croissance… Refus de grossir. Refus de vieillir. Refus de faire le deuil. Refus d’oublier Lyse-Rose.

Lyse-Rose.

Faire le deuil, l’oublier…

Autant le dire, la tuer…

 

Elle se retourna et marcha vers la cheminée. Elle dut enjamber le cadavre. Pour rien au monde elle n’aurait lâché le Mauser qu’elle tenait dans sa main droite. On ne sait jamais. Même si ce salopard de Grand-Duc n’était pas près de se relever. Une balle dans le cœur. La tête dans la cheminée.

Elle saisit le tisonnier de sa main gauche et fouilla maladroitement dans l’âtre.

Rien !

Ce fumier de Crédule Grand-Duc n’avait rien laissé !

Malvina agita la tige de fer, de plus en plus énervée, cognant le visage de Grand-Duc, soulevant un nuage de fumée noire. Il devait bien rester une trace, un morceau de papier non calciné, un indice quelconque…

Elle devait se rendre à l’évidence. Elle ne remuait que de minuscules confettis noircis.

Les boîtes archives gisaient étalées sur le parquet. Les dates étaient inscrites au marqueur rouge sur la tranche :
1980
,
1981
,
1982-1983
,
1984-1985
,
1986-1989
,
1990-1995
,
1996

Toutes vides, désespérément vides.

Une colère sourde, incontrôlable, comme elle s’en savait capable, hurlait en Malvina. Ainsi, ce salaud de Crédule Grand-Duc s’était bien foutu de leur gueule ! C’est pour cela que ses grands-parents l’avaient payé pendant dix-huit ans, qu’ils avaient remboursé toutes ses notes de frais, ses voyages, ses dépenses, année après année ?

Pour un tas de cendres !

Malvina laissa tomber le tisonnier sur le parquet ciré, marquant le bois d’une entaille noire. C’est avec leur fric que ce salaud s’était payé sa maison, cette maison de bourgeois au cœur même de la Butte-aux-Cailles… Avec leur fric ! Pour quoi, au final ? Pour brûler toutes les preuves avant de fermer sa gueule. Définitivement !

Elle serra le poing sur son Mauser.

Malvina de Carville n’éprouvait pas plus de compassion pour Grand-Duc que pour les libellules mortes dans le vivarium.

Plutôt moins, même.

Il n’avait eu que ce qu’il méritait, ce salaud, finir abattu chez lui, le nez, les yeux, la bouche dans les braises encore chaudes de ses mensonges. Il avait pris ses risques, il avait voulu jouer un double jeu. Il avait perdu. Elle n’allait pas pleurer sur son sort. La seule chose qu’elle regrettait, finalement, c’est que désormais il ne pourrait plus parler… Mais elle n’abandonnerait pas, encore moins maintenant. Elle ne laisserait pas sa petite sœur. Elle était là pour elle, comme toujours. Sa Lyse-Rose, sa libellule. Elle devait continuer à chercher. Elle devait trouver.

Ce carnet par exemple, ce carnet de notes prises par Crédule Grand-Duc, pendant toutes ces années, jour après jour. Un cahier à couverture vert pâle, d’après ce qu’elle avait appris. Où pouvait-il bien l’avoir fourré, ce carnet ? A qui avait-il pu le confier ?

Malvina avança jusqu’à la cuisine. Elle jeta un regard circulaire. Tout semblait propre et net. Un torchon bleu pendait à un clou. De toute façon, elle avait déjà fouillé chaque recoin, vainement. Tout était en ordre, dans la cuisine comme dans les autres pièces. Grand-Duc était un type méticuleux.

Merde !

Cette baraque était une impasse. Il fallait qu’elle réfléchisse.

Malvina repensa au coup de téléphone de Grand-Duc reçu par sa grand-mère la veille. Il prétendait avoir trouvé quelque chose. Enfin ! Après toutes ces années, le soir même de la majorité de Lyse-Rose. Mieux même. Quelques minutes avant minuit. Il avait parlé d’un vieux journal,
L’Est républicain
, d’une révélation qu’il aurait eue, dix-huit ans plus tard, simplement en l’ouvrant !

Tu parles !

Il bluffait, le salopard !

Sa grand-mère pouvait bien tomber dans le panneau, une fois de plus, si ça lui faisait plaisir de croire encore aux sornettes de ce détective. Mais pas elle…
L’Est républicain
. Tout juste dix-huit ans plus tard ? A minuit pile. Comme par hasard…

C’était pitoyable.

Il avait simplement cherché à gagner du temps. Son contrat s’arrêtait précisément le jour des dix-huit ans de Lyse-Rose, le fric allait arrêter de couler, il avait juste voulu se servir encore un peu au robinet, en inventant n’importe quoi. Sa grand-mère, avec ses bondieuseries, était prête à tout entendre, elle faisait trop confiance à ce Grand-Duc, il la tenait, depuis toutes ces années. Malvina observa la plaque de cuivre sur le bureau.
Crédule Grand-Duc, détective privé
.

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