Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (35 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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— Tu as deviné, murmura Lylie en se penchant vers l’oreille de Judith. Mais il ne faut le dire à personne. Tu t’appelles comment ?

— Judith. Judith Potier. Je suis en grande section maternelle. Et toi, tu t’appelles comment ?

— Je ne sais pas…

Judith se pinça les lèvres, comme si elle venait de poser une question trop indiscrète. Elle demeura un instant pensive. C’était sans doute la première fois qu’elle croisait quelqu’un qui ne portait pas de nom. Elle tenta de sourire à l’inconnue, comme lorsqu’elle essayait de réconcilier deux copines qui se disputaient.

— C’est pour ça que tu es triste, alors ?

39

2 octobre 1998, 16 h 39

Le Corail s’arrêta à Vernon. Marc regarda disparaître les voyageurs qui venaient de descendre. Pas de retrouvailles sur les quais, d’embrassades émouvantes, pas de cris de joie, juste quelques dizaines de travailleurs pressés de rentrer chez eux. Lorsque le train redémarra, le quai était déjà désert et les voitures garées sur le petit parking de l’autre côté des rails bouchonnaient à la sortie.

Le soleil n’avait pas encore complètement disparu derrière les coteaux de la Seine. Pour éviter le contre-jour et lire confortablement le cahier de Grand-Duc posé sur la tablette grise, Marc tira vers lui le rideau. Le détective allait passer le cap des dix ans d’enquête… Désormais, les souvenirs de Marc ne se limitaient plus à de vagues impressions, un écho lointain, mais formaient une version précise des événements. Une version personnelle des faits, à confronter avec celle de Grand-Duc.

Journal de Crédule Grand-Duc

A la rentrée scolaire 1991, Emilie Vitral s’apprêtait à entrer au collège. Je ne vous ai pas beaucoup parlé d’Emilie, jusqu’à présent. C’est important pourtant de vous faire comprendre comment Emilie a grandi, toutes ces années, jusqu’à ce que Nicole Vitral cède, jusqu’à ce que Mathilde de Carville triomphe. A sa façon.

Emilie allait avoir onze ans, donc…

 

Emilie m’a toujours bien aimé, je crois. C’était réciproque. Ça devait être mon côté un peu bourru, solitaire. Les gosses aiment bien écouter les adultes qui parlent peu. Ils doivent partager avec eux la même pudeur.

Pour elle, j’étais Crédule-la-Bascule.

Je crois que je fascinais Marc, aussi. Pas seulement à cause de mes inépuisables connaissances footballistiques. Surtout, je crois, parce que détective privé, devant un gamin, ça en jette. Comme un type sorti tout droit de la télé. Un MacGyver, un Mike Hammer… Un Magnum, sans les dobermans, avec la BM à la place de la Ferrari… J’en rajoutais un peu. J’aimais bien. Ça faisait rire Nicole Vitral, mes histoires inventées. Et du coin de l’œil je regardais Emilie grandir…

 

Secrètement, j’espérais une ressemblance. Qu’un matin elle bascule définitivement, d’un côté ou de l’autre. Physiquement. Vitral ou Carville. Qu’elle prenne le sourire de Marc, les tics du grand-père Carville. Que sais-je ? Une certitude, n’importe laquelle.

Rien. Elle continuait de pencher du côté Vitral. Les yeux, surtout. Sans plus…

Et pour le reste, tout se corsait. Nicole Vitral fit tout pour le cacher, au moins au début, mais c’était tellement flagrant. Dans la rue Pocholle, Emilie semblait tombée d’une soucoupe volante plus que d’un Airbus. Emilie adorait l’école. Première dans toutes ses classes, du CP au CM2, pendant que Marc s’en tirait honnêtement, sans plus, travaillant avec conscience, sagement, sans goût particulier. Emilie aimait la musique. Emilie aimait les arts. Emilie aimait les livres. Emilie dévorait tout. Chez les Vitral, il y avait des disques, des livres, des tableaux, en quantité raisonnable, presque par nécessité, pas par besoin. Comme on a dans son garage un vélo ou des boules de pétanque. Au cas où…

Emilie, elle, grandissait différente, cela crevait les yeux. Elle demeurait adorable, adorante et adorée, mais elle étouffait. Elle écumait le bibliobus qui s’arrêtait sur le parking de la gare de Dieppe tous les mardis soir. Elle harcelait de questions sa grand-mère, troublée. Les
Contes du chat perché
dès le CP et le reste ensuite. Roald Dahl. Igor Stravinski. Rudyard Kipling. Serge Prokofiev. Autant de noms compliqués dont Nicole n’avait jamais entendu parler.

 

Une telle exception, dans une famille, cela arrive. C’est ce que je me disais, pour me convaincre. La fleur qui pousse au milieu des ronces. L’autodidacte de l’école républicaine. Le rêve américain version hexagonale, le jeune surdoué qui gravit seul tous les échelons, sans appuis, sans filet, du certificat d’études à Normale Sup ; qui tire sa force, sa hargne, de ses origines modestes. Parti de loin, de si bas, fier à jamais de ses origines. Cette prison domestique originelle est pour toujours sa différence parmi les « fils de… », les bien-nés des premiers arrondissements parisiens, les clones du lycée Henri-IV, sa sève qui l’a fait pousser plus haut. Son étendard. Il devient cela, le porte-étendard des siens. Des siens qui sont plus fiers encore. Le petit qui a réussi. Est-ce pour cela qu’ils font tant d’enfants, les pauvres ? Pour multiplier les chances de tomber sur le numéro gagnant ?

Bon, j’arrête là mon couplet à deux balles sur le déterminisme social. Je voulais simplement vous expliquer comment Emilie fleurissait dans le quartier du Pollet. La petite qui irait loin… Protégée des siens. Protégée par Nicole aussi, bien entendu. Sauf qu’il faut vous imaginer le doute lancinant qui fissurait son admiration.

Nicole avait-elle le droit d’être fière de sa petite-fille ? La sienne ? Sept ans, dix ans plus tard, l’ombre du drame planait toujours. Si la petite était Emilie Vitral, sa petite-fille, sa chair et son sang, alors oui, quelle chance, quelle gloire, quel miracle, cette enfant au destin tout tracé ! Mais si la petite était Lyse-Rose de Carville… Mise par erreur en pension, loin de chez elle, égarée dans un autre monde… Bridée.

Objectivement, en regardant Emilie évoluer dans son quartier de pêcheurs dieppois, je ne pouvais m’empêcher de penser qu’elle ressemblait à un E.T. tombé aux Etats-Unis, à un Tarzan oublié dans la jungle, à un Gulliver chez les Lilliputiens.

« C’est normal, me glissait parfois Nicole. Une enfant élevée par sa grand-mère. Seule. Il y a forcément un décalage. »

Elle avait raison. En partie.

 

A onze ans, à la fin de l’école primaire, Emilie exigea. Enfin, non, Emilie n’exigeait rien. Emilie déclara vouloir aller voir plus loin que le bout de son vélo. Passer de l’autre côté des falaises. Découvrir d’autres lieux. D’autres loisirs, aussi. La musique, surtout. Continuer le piano. Pas seulement parce qu’elle était douée ou parce que ses professeurs la poussaient. Non. Simplement parce qu’elle en avait envie. Plus qu’envie, même. Besoin.

L’enjeu était simple. Emilie ne pouvait continuer à progresser que si elle possédait un piano chez elle. Pour jouer, tous les jours, plusieurs heures. Emilie était persuasive à sa façon. Elle avait pris les mesures dans le salon. Un piano droit entrait, en poussant un peu la télé dans le coin, le canapé sur le côté. Il entrait, il faisait joli, on pouvait mettre le vase dessus, même, et le cendrier en cristal de la vallée de la Bresle.

Restait le prix.

Trente mille francs premier prix. Mettons vingt mille, d’occasion.

 

Nicole Vitral s’entendit dire :

— Un piano ! Ma pauvre petite, j’ai déjà du mal à t’habiller. J’ai dû travailler tous les dimanches de mai et de juin pour qu’on parte une semaine à Saint-Quay et j’ignore encore comment je vais payer tes affaires pour le collège. Déjà, il y a tes cours de musique. Ils ne sont plus gratuits depuis tes dix ans. Alors, ma pauvre petite, un piano…

 

Emilie ne protesta pas. Elle comprenait. A onze ans, elle possédait déjà une sorte de maturité presque incongrue. Elle paraissait comprendre, du moins. Elle se réfugia dans sa chambre. Sa chambre, qui était aussi celle de Marc. Nicole entendit à travers la cloison un air de flûte. Son seul instrument. Une flûte en plastique, celle de Marc, pour le collège. Nicole reconnut le tube du moment, la chanson de Goldman,
Leidenstadt
.

Le cœur fendu en deux.

Quand Marc rentra du stade, il trouva sa grand-mère en pleurs, effondrée sur le canapé. Marc avait treize ans. Il ignorait comment réagir. Il entendait juste Emilie jouer de sa flûte. C’était joli. Triste, aussi.

Nicole invita Marc sur le canapé, le prit dans ses bras, le serra fort.

— Il ne faudra pas être jaloux d’Emilie. Tu comprends. Jamais.

Evidemment, pensa Marc. Comment aurait-il pu en être autrement ?

— Il faudra que tu continues à vivre avec elle comme avant, qu’Emilie reste toujours ta petite sœur…

Bien sûr. Où voulait-elle en venir ?

— Même si je fais des différences. Tu es un grand garçon maintenant, Marc. Tu peux comprendre.

Des différences. Quelles différences ?

Nicole se leva, doucement. Marc aussi. Le sourire était revenu. Un faux sourire, au moins. Elle fit signe à Marc d’attraper l’autre côté du canapé.

— Aide-moi à le pousser, Marc. J’en suis pas sûre, moi, qu’on puisse caser un piano ici !

 

L’achat du piano, neuf, comptant, un Hartmann-Milonga, dans le plus grand magasin spécialisé de Rouen, entama à peine l’argent placé sur le compte en banque d’Emilie.

Emilie avait raison, il rentrait entre le canapé et la télé. En tassant bien.

Tout s’enchaîna, ensuite. Les stages à Paris, tout d’abord. Quelques jours. Les séjours, ensuite. Mi-stage, mi-concert, mi-tournée, à l’étranger. Londres. Amsterdam. Prague… Puis les achats de disques. Les livres aussi. Pourquoi priver Emilie de livres ? Puis les habits. Pourquoi priver Emilie de mode ? C’est humain. Emilie avait le droit au meilleur. Elle le méritait. Nicole ne se sentait plus le droit de négliger le moindre détail pour son avenir ; de ne pas tout miser. Au cas où…

 

Vous comprenez maintenant la stratégie de Mathilde de Carville. Dès le départ, elle avait conscience de ce qu’elle faisait. Le compte en banque ouvert pour Emilie, c’était un œuf de serpent déposé dans un coffre, qui avait éclos, grossi, petit à petit, pendant des années sous la maison des Vitral, pour sortir enfin, prêt à les étouffer.

Entre Emilie et Marc, le fossé se creusait. Le fossé matériel, j’entends. Pour le reste, j’y viendrai plus tard… Emilie pouvait désormais demander tout ce qu’elle voulait, du plus futile de ses caprices au plus coûteux de ses vœux. Rien n’était trop cher pour elle. Marc, lui, devait se contenter d’ersatz. Les habits du voisin. Le vélo de son grand-père. Les chaussures de rugby de copains plus vieux.

Au début, Emilie avait insisté, elle voulait payer pour Marc aussi. Après tout, on le lui avait expliqué, c’était son argent ! Nicole Vitral n’avait pas cédé. C’était pour elle une question d’honneur, un engagement moral avec Mathilde de Carville.

Une ligne rouge impossible à franchir.

Pas un centime des Carville pour son petit-fils.

Cela peut paraître étrange, je vous le concède. Mais qui peut deviner comment il aurait réagi à la place de Nicole Vitral ? Oui, je vous le répète, Mathilde de Carville savait ce qu’elle faisait, ce soir de mai 1981, en venant offrir ce serpent endormi à Nicole Vitral.

La bague de saphir clair en gage.

 

Contre toute attente, il y a une morale à cette histoire. Autant que je pus le constater, l’œuvre du serpent avorta. Marc n’était pas jaloux. Ne le fut jamais. Pas même pour obéir à sa grand-mère. Naturellement. Il se réjouissait simplement du bonheur d’Emilie. J’y reviendrai… En détail, je vous le promets.

Autre miracle, plus curieux encore peut-être, à travers toute cette fontaine de guimauve, de cadeaux sucrés et de vie dorée, Emilie ne se transforma pas en bonbon rose gluant… En une sorte de Nelly Olson regardant d’un air dégoûté la vie simple des Ingalls. Elle demeura tout aussi vive, simple, sans mépris pour le salon tassé, les maisons collées de la rue Pocholle, la mer grise et les galets trop durs sous ses pieds nus.

Emilie grandissait. Elle possédait toujours les yeux bleus des Vitral et les goûts raffinés des Carville. La gentillesse des Vitral… et le fric des Carville.

Allez vous y retrouver.

 

*

* *

 

Marc releva la tête. Emu aux larmes.

Le Corail lancé à toute vitesse traversait les étangs de Poses. Des péniches chargées de sable remontaient la Seine en sens inverse. Marc revoyait tout. La flûte. Le canapé. Le piano. Emilie devant, jouant Chopin, Berlioz, Debussy. Il n’y connaissait rien mais il trouvait cela émouvant. Emilie, les cheveux noués, assise, le dos droit, les mains, les doigts sans cesse en mouvement. Le piano était muet maintenant. Poussiéreux. Toujours dans le salon à Dieppe. Marc se souvenait des tenues de Lylie, aussi. Comment les oublier ? Ses robes, ses jupes. De plus en plus belles, au fil des ans. Achetées pour lui, rien que pour lui.

Comment aurait-il pu être jaloux ?

Personne n’avait compris. Ni Grand-Duc, ni Nicole, ni aucun autre adulte. Encore moins Mathilde de Carville.

Le train s’arrêta à Val-de-Reuil, la gare dans les champs que la ville nouvelle n’avait jamais rejointe. Marc hésita. Il restait à peine quinze minutes avant Rouen. Il sortit son téléphone portable, il pouvait essayer de téléphoner à quelques nouvelles cliniques. Pour la forme… Il composa trois numéros. Sans succès. Personne au nom d’Emilie Vitral n’avait été pris en charge dans ces établissements. Tant pis. Marc n’y mettait plus trop de conviction. Il avait surtout envie de finir la lecture du cahier de Grand-Duc.

Son adolescence racontée par le détective.

Quelque chose comme votre journal intime rédigé par un étranger.

40

2 octobre 1998, 16 h 48

Nicole Vitral marcha lentement vers la criée, tout au bout du port de pêche de Dieppe. Elle s’approcha près de l’étal.

— Gilbert, t’as quoi, aujourd’hui ? Pas trop cher ?

Le poissonnier répondit sans hésiter :

— Des soles. Direct du bateau de cette nuit. Je t’en mets une ?

— Deux !

L’œil de Gilbert, de profil, s’arrondit comme celui d’un de ses poissons morts.

— Deux ? T’as quelqu’un pour le dîner ? C’est Emilie ? C’est Marc ? Ou c’est un amoureux ?

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