Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (5 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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Car c’était bien un miracle !

La plupart des journaux nationaux bouclèrent en édition spéciale sur la catastrophe, tard dans la nuit, mais ne purent attendre le verdict des secours. Un seul quotidien,
L’Est républicain
, prit le risque de patienter davantage, de retarder les rotatives, de faire veiller tout le personnel, de mettre en place un dispositif d’alerte exceptionnel. Sans doute le flair d’un rédacteur en chef.
L’Est républicain
disposait d’une armée de pigistes dans chaque coin du Jura, faisant le pied de grue derrière les gyrophares, devant les hôpitaux… La nouvelle du miracle tomba vers deux heures du matin.
L’Est républicain
put titrer, dans son édition du 23 décembre 1980 : « La miraculée du mont Terrible ». L’expression demeura. Les journalistes poussèrent l’exploit jusqu’à publier, à côté d’un cliché de la carlingue calcinée dans la clairière, une photographie du nouveau-né porté par un pompier devant l’hôpital de Belfort-Montbéliard, en couleurs, où l’on avait renforcé un peu artificiellement le bleu de son visage, de ses membres et de ses yeux. Le bref commentaire était explicite : « Crash dramatique de l’Airbus 5403 Istanbul-Paris, sur les flancs du mont Terrible, à la frontière franco-suisse, dans la nuit du 22 au 23 décembre 1980. Cent soixante-huit des cent soixante-neuf passagers et membres d’équipage ont été tués sur le coup ou ont péri piégés dans les flammes. Seul miraculeux rescapé, un bébé de trois mois, éjecté lors de la collision, avant que la carlingue ne prenne feu. »

La France se réveilla aux accents de cette tragédie. L’orpheline des neiges fit pleurer dans tous les foyers. Pendant la matinée, le scoop de
L’Est républicain
fut repris par les revues de presse de toutes les radios et télévisions. Vous vous souvenez peut-être, maintenant ? Cette écume de larmes chaudes qui submergea le deuil hivernal national…

Restait un détail. Le quotidien de l’Est était parvenu à publier un cliché de la miraculée, mais pas son nom… C’était compliqué, à deux heures du matin : il fallait joindre Air France à Istanbul. C’est ce qu’avait dû se dire le rédacteur en chef. Le nom de la miraculée, après tout, n’était pas si important. C’est certain, afficher le prénom de l’orpheline aux yeux bleus, sous le cliché, à la une du journal, aurait permis d’en rajouter dans le registre émotionnel ; mais « la miraculée du mont Terrible », ce n’était pas mal non plus… Cela conservait une petite part de mystère jusqu’à l’identification du bébé, annoncée pour le lendemain matin.

Au plus tard…

Ben voyons…

Ce nom, ce prénom… Dix-huit ans que je les cherche !

5

2 octobre 1998, 9 h 10

L’éclat de rire hystérique d’une tablée de cinq étudiants entassés autour d’un guéridon, à dix mètres de lui, déconcentra Marc. Les garçons semblaient faire circuler des photos sur la table, sans doute celles de leur dernière soirée étudiante, le genre de clichés qu’ils conserveraient toute leur vie, presque en cachette, mi-glorieux, mi-honteux. Marc les connaissait vaguement, ils faisaient tous partie de l’une des principales associations qui pilotaient la vie extra-universitaire. Coopérative, annales d’examens et photocopies de cours pour financer les soirées et sorties.

Marc leva les yeux.

9 h 11, à en croire la pendule Martini.

Mariam, sans même un regard vers lui, conversait au comptoir avec une fille habillée en noir de la tête aux pieds, jusqu’au string assorti qui dépassait de sa jupe sombre et molle de Morticia Addams des amphis.

Marc soupira et se replongea dans la lecture. Résigné.

Journal de Crédule Grand-Duc

Voilà… C’est exactement à ce moment-là que débute l’énigme du mont Terrible. Quelques bribes de souvenirs vous reviennent peut-être, maintenant ? Tout semblait pourtant suivre un déroulement normal… Le nourrisson orphelin découvert par le jeune pompier était pris en charge par le service pédiatrie du centre hospitalier de Belfort-Montbéliard, surveillé par une armée de médecins.

J’ai reconstitué la suite des événements avec une précision de métronome, mais je vous épargne les heures d’enregistrements de témoins. Un résumé suffira, je le crois suffisamment édifiant.

Léonce de Carville apprit la double nouvelle, le crash et le bébé miraculé, par le flash radio de six heures du matin. Léonce de Carville se levait toujours aux aurores. Il vida d’un seul coup de téléphone son emploi du temps de la journée, pourtant chargé à la minute près, et partit dans l’instant pour Montbéliard par avion privé. Léonce de Carville, cinquante-cinq ans à l’époque, appartenait au cercle des cent capitaines d’industrie les plus en vue de France. Ingénieur de formation, il avait fait fortune dans la pose de pipelines sur tous les continents. L’entreprise de Carville sous-traitait avec les plus grandes multinationales pétrolières et gazières. Ce n’était pas vraiment l’innovation technologique dans les oléoducs ou gazoducs qui avait fait la réussite des Carville, mais leur capacité à faire passer des tuyaux dans les coins les plus dangereux ou les plus compliqués de la planète, sous l’eau, sous les montagnes, dans des zones sismiques… L’entreprise décolla vraiment dans les années soixante, lorsqu’elle inventa une technologie révolutionnaire pour stabiliser des oléoducs dans les pergélisols, ces sols gelés presque toute l’année… et qu’elle commença à l’exporter, en pleine guerre froide, aussi bien en Sibérie qu’en Alaska…

 

Léonce de Carville, dans le dédale blanc de l’hôpital Belfort-Montbéliard, garda sur lui ce masque de dignité qui impressionna tout le personnel affairé et pourchassé par les journalistes.

— Suivez-nous, indiqua une infirmière empressée.

— Où est-elle ?

— A la pouponnière. Rassurez-vous. Elle va bien…

— Qui la suit ?

L’infirmière hésita, un peu surprise. Elle bafouilla sa réponse :

— Le… le docteur Morange. C’est lui qui était de garde, cette nuit…

Le regard de Léonce de Carville se fit inquisiteur, il n’eut pas besoin de prononcer un seul mot pour que l’infirmière précise :

— Vous avez eu de la chance, monsieur de Carville. C’est l’un de nos spécialistes les plus réputés. Il est encore là. Vous pourrez tout lui demander…

Léonce de Carville se fendit d’un léger rictus, pouvant tout aussi bien signifier la satisfaction que la vigilance. Il continua de marcher d’un pas décidé, sans une hésitation. On veilla à dégager devant lui les couloirs encombrés.

 

La nuit précédente, l’industriel avait perdu dans la tragédie du mont Terrible son fils unique et sa belle-fille. C’est lui, le capitaine d’industrie avisé, qui avait poussé son fils, deux ans auparavant, à prendre la direction de la filiale turque de l’entreprise de Carville. C’était un secret de polichinelle, le jeune Alexandre de Carville était programmé pour prendre la tête de la multinationale à la suite de son père. La succession devait s’opérer en douceur. Alexandre de Carville se faisait la main avec brio en Turquie, où, outre sa solide formation à Polytechnique, il faisait valoir son diplôme de Sciences-Po. Il devait alternativement traiter, selon les changements de régime, avec la Turquie militaire et la Turquie démocratique… L’objectif final était l’enjeu le plus important de toute l’entreprise de Carville, le contrat décisif pour les décennies à venir : Alexandre de Carville s’était exilé avec sa famille en Turquie pour négocier en direct l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan, le deuxième plus long du monde, sur près de deux mille kilomètres, de la mer Caspienne à la Méditerranée, dont plus de mille en Turquie jusqu’au petit port de Ceyhan, au sud-est de la côte méditerranéenne turque, presque à la frontière de la Syrie, où la famille d’Alexandre de Carville avait installé ses quartiers d’été. Une négociation de longue haleine : depuis deux ans, l’affaire piétinait. Alexandre de Carville vivait la majorité de l’année en Turquie, avec sa femme Véronique, leur fille Malvina, qui avait six ans à l’époque, dont deux passés en Turquie. Depuis que Véronique était tombée enceinte, elle n’était pas retournée en France : sa santé fragile rendait sa grossesse compliquée, les déplacements lui étaient déconseillés, l’avion tout simplement interdit… L’accouchement s’était pourtant parfaitement déroulé, à Bakirkoy, la plus grande maternité privée d’Istanbul, et la petite Malvina put serrer dans ses bras avec dévotion sa petite sœur, Lyse-Rose… Léonce de Carville et sa femme Mathilde, restés en France, reçurent un joli faire-part et une photographie un peu floue de leur petite-fille. Rien ne pressait. Les retrouvailles de la famille étaient prévues pour Noël 1980. Malvina de Carville s’envola pour la France, comme tous les ans, au début des vacances de Noël, une semaine avant ses parents. Le reste de la famille, Alexandre, Véronique et la petite Lyse-Rose, devait les rejoindre quelques jours plus tard, par le vol Istanbul-Paris du soir, le 23 décembre… La fête était déjà programmée chez les Carville, dans l’immense résidence familiale de Coupvray, sur les bords de Marne. En l’honneur de sa petite sœur, Malvina, une adorable petite boule brune de six ans, espiègle et irrésistible, qui commandait tel un général, en Turquie comme en France, à une armée de domestiques, avait fait décorer de pompons roses et blancs tout le chemin du hall d’entrée jusqu’à la chambre de Lyse-Rose, y compris le grand escalier en merisier.

Malvina de Carville…

Laissez-moi m’écarter pendant quelques lignes de la longue marche de Léonce de Carville dans les couloirs de l’hôpital de Montbéliard et vous présenter Malvina. C’est important. Vous allez comprendre.

Malvina de Carville, donc.

En voilà une, je crois, qui ne m’a jamais aimé… C’est le moins que je puisse dire. Curieusement, c’est réciproque. J’ai beau me persuader qu’elle n’est pour rien dans sa folie, que sans toute cette tragédie elle serait sans aucun doute devenue une femme brillante et désirable, une grande bourgeoise bien née puis bien mariée… Il n’empêche, cette gamine, au fil des ans, avec ses obsessions grandissantes, m’a toujours fichu une frousse du diable… A l’inverse de sa grand-mère, elle ne m’a jamais fait confiance ; elle devait bien sentir que je la considérais comme une sorte de monstre. Oui, de monstre ! C’est bien ce que cette adorable gamine de six ans est devenue, avec le temps. Une créature laide, aigrie et incontrôlable… Mais passons. Là encore, ce n’est pas le moment d’en parler… Avec un peu de malchance, ce carnet de notes pourrait parvenir entre les mains de cette furie, et qui sait alors quelle réaction la lecture de ces lignes pourrait entraîner chez elle !

Revenons plutôt à ce qui l’a rendue folle. Le miracle. Le simulacre de miracle, pour être précis.

 

Dans le centre hospitalier de Belfort-Montbéliard, Léonce de Carville conserva cette espèce de distance que pour une fois personne autour de lui ne prit pour de la froideur, mais pour de la pudeur. Il demeura stoïque, même lorsqu’on lui présenta pour la première fois sa petite-fille, derrière une vitre qui empêchait d’entendre ses pleurs.

— C’est elle, fit l’infirmière. Le premier berceau, juste devant vous.

— Merci.

Le ton était sobre, calme, maîtrisé. L’infirmière s’éloigna de trois pas. Elle l’avait appris, Lyse-Rose était tout ce qui restait à Léonce de Carville…

A cet instant, la foi du brillant capitaine d’industrie dut bien être ébranlée. Ebréchée, au moins… Bien sûr, Léonce n’était pas un catholique aussi fervent que sa femme Mathilde. Il n’était croyant que par conversion, par sociabilité, afin que le scientifique rationnel ne fasse pas trop désordre parmi sa belle-famille et l’influente société des bonnes œuvres confessionnelles de Coupvray. Mais dans de tels instants il avait dû être difficile, même pour le plus rationnel des hommes, de ne pas penser à l’au-delà. De ne pas être tiraillé entre la colère contre un Dieu cruel qui vous enlève votre fils unique et la reconnaissance, le pardon, envers un Dieu mesquin qui par remords, par compensation peut-être, accepte de sauver votre petite-fille. Juste elle…

Lyse-Rose pleurait silencieusement dans sa cage de verre.

— C’est un miracle, glissa dans son dos le docteur Morange, un médecin en blouse blanche à sourire de prêtre.

Il avait le même lorsque je l’ai rencontré et qu’il m’a tout raconté, des années plus tard.

— Elle va miraculeusement bien. Elle n’a absolument aucune séquelle. On la garde simplement un peu en observation, par sécurité, mais elle a déjà parfaitement récupéré. Je vous assure, cela tient du prodige…

Merci à toi, là-haut, dut tout de même penser Léonce de Carville.

C’est à ce moment-là qu’une infirmière vint demander le chef de service de garde. Un coup de téléphone pour lui. Oui, urgent. Urgent et très étrange. Le docteur Morange laissa Léonce de Carville devant la cage de verre où s’ébattait sa petite-fille.

Seul, il pourra enfin verser sa larme, se dit le médecin, qui comme tout le monde aimait les tragédies qui se terminent bien, ou du moins qui se terminent mieux qu’elles n’ont commencé. Encore ému, il saisit le combiné que lui tendait l’infirmière.

La voix dans l’appareil semblait venir du bout du monde, un mélange de gravité et d’empressement.

— Bonjour, docteur, je suis le grand-père du petit bébé de l’avion. Vous savez, la catastrophe, dans le Jura, cette nuit. C’est le standard qui m’a dirigé vers vous… Comment va-t-elle ?

— Bien… Très bien, rassurez-vous, tout va pour le mieux. Je pense même qu’elle pourra sortir d’ici quelques jours. D’ailleurs, son grand-père paternel est déjà arrivé. Si vous voulez que je vous le passe…

Il y eut un silence. Le médecin sentit dès cet instant que quelque chose dérapait.

— Docteur… Je suis désolé, vous devez vous tromper… Je
suis
le grand-père paternel du bébé. Et ma petite-fille n’a pas de grand-père maternel, ma belle-fille était orpheline…

Un picotement nerveux agita les doigts du docteur Morange. Le médecin imaginait à toute vitesse des explications dans son cerveau en ébullition. Un canular ? La ruse d’un journaliste avide de renseignements ? Il lui fallait davantage de précisions.

— Vous me parlez bien de la catastrophe du vol Istanbul-Paris, cette nuit ? De la miraculée ? De la petite Lyse-Rose ?

— Non, docteur…

Le médecin sentit à la voix de son correspondant que celui-ci poussait un immense soupir de soulagement.

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